dimanche 4 septembre 2011

Mt 20, 1-16

Mt 20, 1-16

Lectures bibliques : (Ps 146, 5-10) ; Dt 24, 14-15 ; Mt 19,30 - 20,16
Thématique : La justice du Royaume est inséparable de la bonté et de l’amour. Dieu nous embauche pour être ses ouvriers.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 04/09/11
(Largement inspiré d’une prédication de Jean Pierre Nizet)


« Le Royaume des cieux est semblable à un maître de maison… »

Le propre d’une parabole est de dérouter, de déconcerter. Elle organise une rencontre, elle crée un choc du langage, elle opère des retournements.

Le mot « Parabole » vient de l’hébreu mashal qui signifie : comparaison, similitude.
Ce mot a été traduit en grec par parabolè.
Dans la littérature rabbinique, la comparaison sert la trame d’un récit, dont on pourra tirer une morale.

Cette forme d’enseignement typiquement juive consiste à établir une comparaison à l’aide d’une histoire banale, d’une chronique de la vie ordinaire, empruntée à la vie des champs ou aux habitudes de la ville.

Mais voilà qu’au milieu de l’histoire, l’inattendu survient, créant la surprise : quelqu’un ne réagit pas comme on aurait pu s’y attendre ; l’histoire ne se termine pas comme elle aurait dû.

C’est précisément dans cet inattendu que se cache l’enseignement, le sel de l’histoire. Alors, chercher la surprise, c’est trouver le sens de la parabole.

Jésus hérite de cette forme de langage et comme les rabbis en Israël, il sera conteur de paraboles. On dénombre 43 paraboles différentes dans les évangiles synoptiques. Cette forme d’enseignement est un trait spécifique de la prédication de Jésus, qui est le seul à parler en parabole dans tout le Nouveau Testament.

Alors, si on s’interroge sur l’effet produit par ce type de discours, on comprend pourquoi cette forme de communication indirecte a été choisie par Jésus.
En effet, la parabole n’est pas un discours dogmatique, elle n’assène pas de vérités. Elle nous permet plutôt de cheminer : elle ouvre sur une écoute créatrice, elle invite à creuser un questionnement qu’elle suscite en nous, afin de nous proposer une nouvelle compréhension de Dieu, de nous-mêmes, de notre rapport au monde et aux autres.

En cheminant dans ce récit, soyons donc attentifs à tous les détails et ne perdons pas de vue ce maître de maison.
C’est vers lui que nous porterons particulièrement notre attention, car c’est en lui que se dit la comparaison avec le royaume des cieux.

(Verset 1) « Le royaume des cieux est comparable à un maître de maison ». Ce maître sort de bon matin, et dès cet instant, son mode d’existence consiste à être en mouvement et à mettre chacun en mouvement.
Il se lève, il sort, il envoie des ouvriers. Puis, il sort à nouveau et dit à d’autres ouvriers : « allez vous aussi dans la vigne ». Enfin, il sort encore à trois reprises et trouve d’autres ouvriers. Il leur dit encore : « vous aussi allez dans la vigne ».
Il cherche, il va, il vient, et trouve du personnel.
Le début de la parabole nous montre que le royaume n’est pas celui du repos ou de l’inertie, mais qu’il est, au contraire, une dynamique, un travail, une marche vers autrui.

(Verset 2) Précisément, si l’homme sort de la maison, ce n’est pas sans raison, mais c’est pour répondre à un projet : celui de rencontrer des ouvriers et d’embaucher du personnel.
Lorsqu’il rencontre les premiers ouvriers, il se met d’accord avec eux sur le montant du salaire journalier. Le prix n’est pas imposé, mais négocié d’un commun accord. Il correspond d’après les commentateurs à une bonne paye en ce temps-là.
Et cela mérite d’être souligné, car le pays, du temps de Jésus, traversait une grave crise économique. Le peuple des ouvriers de campagne s’était multiplié. Il s’agissait la plupart du temps d’anciens petits propriétaires ruinés, des déracinés que les malheurs de ce temps avaient jetés sur les chemins. Des hommes qu’il aurait été finalement facile d’exploiter.

(Versets  3 et 4) A la troisième heure – c’est-à-dire à 9h00 du matin –
l’homme voit d’autres ouvriers inactifs se tenant là sur la place. Le vocabulaire grec laisse entendre que ces inactifs ne sont pas oisifs à cause de leur négligence. Ce ne sont pas des mous, des nonchalants, mais des privés d’emploi [ce que dit le mot grec argous], qui se tiennent là sur la place, comme amputés par le fait de ne pas travailler.
À ceux-là, l’homme ne promet rien de précis, mais « ce qui est juste ». Ici, pas de nouvelle négociation, mais une promesse qui ouvre sur une relation de confiance.

Un petit détail peut déjà éveiller notre attention : Le maître n’envoie plus de nouveaux ouvriers dans sa vigne, mais dans la vigne. Ce léger glissement nous fait entendre que la vigne – à partir du moment où des ouvriers la travaillent – devient un bien collectif ; elle ne peut plus être le bien d’un seul. Et cela est dit dans la bouche même de celui qui possédait la vigne.

(Versets 5-7) Autour de la sixième heure – vers midi – et la neuvième heure – vers 15h00 – l’homme sort à nouveau et fait ce qu’il fait depuis l’aube : il embauche encore des ouvriers. À de telles heures de la journée, les embauches paraissent déjà inhabituelles, et même anormales. Mais voilà qu’autour de la onzième heure – vers 17h00 – il trouve d’autres ouvriers.
« Pourquoi êtes-vous restés là inactifs tout ce jour ? » demande-il. « Parce que personne ne nous a embauchés ». « Personne ne nous a demandés, ni cherchés ». Autrement dit, « Personne n’a besoin de nous ».
À ces laissés pour compte, ces hommes négligés [c’est un autre sens du mot grec argoi], l’homme répond « allez vous aussi dans la vigne ».

C’est là – je crois – la 1ère surprise de cette parabole : le maître de maison embauche encore à la fin de la journée. Il est finalement plus attentif aux ouvriers qu’à la vigne.
Quelle que soit l’heure, il n’est jamais trop tard : chacun est appelé au service.

Face à l’attente, à l’inactivité de ces laissés pour compte, le maître est dans une logique de la surabondance.
Contrairement à un bon chef d’entreprise, rationaliste et économe, il ne remet pas l’embauche au lendemain. Il dit pas, dans une optique de rentabilité : « venez demain matin, vous travaillerez toute la journée ! »
Mais, de façon surprenante, il appelle dans le présent tous ceux qu’il rencontre et il les embauche à toute heure de la journée, jusqu’à la dernière heure, quel que soit le temps qui reste à travailler dans la vigne.
Un tel maître, qui a le souci des hommes et de leur vie, ne ressemble évidemment à aucun autre : C’est au Royaume des cieux qu’il ressemble – nous dit Jésus. 

(Versets 8-9-10) Puis, le soir arrive. Moment singulier où le maître de maison devient, dans le texte, le Seigneur [kurios] de la vigne et où apparaît un autre personnage : l’intendant, chargé d’exécuter les décisions.
Le retour du Seigneur de la vigne signale le temps de l’eschaton, des choses dernières, où l’on remet le salaire [mistos] à chacun.
La parabole a ici une visée apocalyptique, au sens où les choses se dévoilent. C’est la signification du mot « apocalypse » qui veut dire « révélation ».

Le soir est venu : temps paradoxal où l’on commence à rebours, des derniers jusqu’aux premiers ; et tous reçoivent un denier.

C’est là la 2nde surprise que nous offre la parabole : Derniers ou premiers, tous sont payés de même.

(Versets 11-12) Alors, les premiers, qui avaient imaginé recevoir davantage, murmurent contre le maître de maison.
« Le geste du patron est ressenti comme une anomalie scandaleuse, un acte contraire aux usages, que rien ne laissait prévoir »[1] : c’est un geste qui brise la proportionnalité entre récompense et œuvre accomplie.

La parabole nous fait ainsi entendre que les premiers ouvriers ne reconnaissent pas en l’homme [le kurios] le Seigneur.
Ils murmurent… Ces murmures sont bien connus de l’évangile, c’est à chaque fois la protestation instinctive de l’homme privilégié, de l’homme prétendu juste (Luc 5,30), contre la grâce accordée à ceux qui n’ont rien.

Les hommes de la lignée de Caïn – épris de jalousie – sont dans l’impossibilité de se décentrer, de se réjouir pour l’autre.
Mais pourquoi le regard favorable que Dieu porte sur le frère est-il morsure pour moi ?
La grâce de Dieu n’est-elle pas assez abondante pour tous ?
Pourquoi me faut-il réagir comme le frère aîné du fils prodigue, bloqué par mon orgueil et mon mérite, sans pouvoir me réjouir du bonheur de l’autre, de la grâce accordée à mon frère ?

À bien y regarder, quel est le problème des premiers ? d’où vient leur malaise ?
Le vrai malaise des premiers ouvriers ne tient pas au montant de la rémunération, mais il est psychologique. Ce n’est pas la disproportion du salaire, mais l’égalité du traitement qui en est la cause.
Ils ne veulent pas renoncer à être les premiers ; ils n’admettent pas que les autres puissent être traités de la même manière, et devenir ainsi leurs égaux :
« Tu les as fait égaux à nous – disent-ils – nous qui avons porté le poids du jour et la chaleur » (v.12). 

Mais les autres, n’ont-ils pas porté, eux aussi, à leur manière, le poids du jour ? 
En effet, la parabole ne nous dit pas que ces derniers sont restés chez eux à ne rien faire, mais elle nous fait entendre qu’ils sont restés là, sur la place, à attendre le jour entier, sans doute figés dans la peur de ne pas être en mesure de pouvoir nourrir les leurs.

Dans la balance de notre petite justice et de nos intérêts personnels, nous avons vite fait de mettre en avant notre propre mérite, et de retirer le poids autrement porté par les autres, comme si le sort de ceux qui ont vécu dans l’attente et le désespoir était finalement plus enviable que la situation de ceux qui ont travaillé tout le jour.

Or l’enjeu de cette parabole est de nous faire regarder en direction des derniers ouvriers : ici, pas de provocation brutale, mais un renversement et une invitation à penser ce renversement.

Au moment de recevoir leur salaire, les ouvriers découvrent qu’aux yeux du Seigneur de la vigne, leur valeur ne dépend pas uniquement de ce qu’ils font, mais, avant tout, de ce qu’ils sont.
Chacun est reconnu et apprécié inconditionnellement, par grâce, bien au-delà de son seul rendement.

Alors que le comportement du Seigneur de la vigne interroge la correspondance habituelle mérite-salaire, alors qu’il remet en cause la règle du « donnant-donnant », l’idée d’une justice rétributive : trop limitée, trop comparative, trop humaine, il nous invite à changer nos représentations pour nous ouvrir à la générosité et à la bonté du maître de maison.

Ici, la justice du Seigneur doit être relue à la lumière de sa bonté : elle n’est pas une justice comptable, une justice bien méritée.
Le maître a besoin d’ouvriers pour sa récolte ; chacun est appelé au service ; et ce qui est offert à l’un, n’enlève rien à l’autre.

(Versets 13-14) « Ami – répond le maître – je n’ai pas été injuste envers toi » : je ne te fais aucun tort. « Ne t’es-tu pas accordé avec moi pour un denier ? » : n’as-tu pas reçu ton dû, comme convenu ?

L’homme répond par une question, il le fait en s’adressant à l’un deux. Il s’adresse à un individu dans une relation personnelle. C’est la liberté de chacun qui est alors en jeu.
« Ami, si tu veux rester dans ta logique, tes calculs – qui ne sont pas les miens – emporte ton denier et va ».
Contrairement à ce qu’écrivent nos traductions, il n’est pas dit dans le texte grec « va-t-en », « éloigne-toi de moi », mais « va », qui est à entendre ici comme un « lève-toi et marche ».
Le propre du maître de maison est de mettre en mouvement, de déplacer les êtres et d’ouvrir les consciences :

(Versets 15-16) Si tu te tiens dans une logique de rétribution où tu considères avoir plus de droits que d’autres… si tu te tiens dans une logique de calculs de ce qui est à moi, de ce qui est à lui… si tu réduis le monde à ta propre personne, « ne m’est-il pas permis à moi de faire ce que je veux de mes biens ? »
« Ou alors ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? »

Le mauvais œil est une expression biblique connue, elle apparaît souvent dans les Proverbes et le Siracide pour désigner le mouvement de colère et de jalousie de l’homme tout entier.

Si ton œil est mauvais parce que je suis bon – dit le maître – alors, ainsi, de cette façon [outos] – n’oublions pas ici l’adverbe grec :
si tel est le cas, alors, les derniers seront les premiers et les premiers les derniers.
Comprenons ici : les derniers seront les premiers à goûter à la bonté infinie du Seigneur de la vigne.

Le dialogue final s’achève donc par une question laissée en suspens… une question qui s’adresse à chacun de nous :
pourquoi ne pas vivre dans la logique du royaume, dans la logique du don et non du mérite ? Pourquoi n’acceptez-vous pas ma miséricorde gratuite qui s’offre à tous ? N’est-elle pas la seule voie d’une justice qui reconnaît chacun ?

Par cette parabole, Jésus nous rappelle qu’une justice stricte, une justice bien respectée, ne peut finalement pas conduire au bonheur de tous, à une société fraternelle, parce qu’elle délaisse ceux qui ne sont pas en état de mériter ce dont ils ont besoin.
C’est en réalité la bonté, la compassion, la miséricorde qui s’en soucient, qui se préoccupent du nécessaire dont chacun a besoin ; et qui ne raisonnent pas uniquement en fonction du mérite.

Jésus bouscule, ici comme ailleurs, les principes de justice de son époque. Pour lui, il n’y a pas de loi, pas de justice, qui ne doivent être dépassées, heurtées, par l’humanité que nous devons à ceux qui ne trouvent personne pour les faire travailler dans la vigne.

Dans notre société, qui développe une culture de la rentabilité, du mérite et de l’évaluation, cette parabole du royaume ne peut que nous interroger.

Alors, frères et sœurs, le royaume des cieux est-il injuste ? Oui, profondément injuste si on se place sous l’angle de la rétribution, de la production, du mérite et de la rentabilité, si on se place sous l’angle de l’ancienneté.
Rappelons-nous d’ailleurs que, dans l’antiquité, l’ancienneté représente ce qui a de la valeur. Faut-il entendre ici la nécessité d’accueillir le royaume dans la Nouveauté ?

Dans le royaume de ce monde, qui est le nôtre, nous vivons une vie compartimentée : nous vivons en sous-ensemble, nous pensons par fragments et relations, nous ne thésaurisons que nos biens, nous ne recensons que nos proches.
Plutôt que de développer une vision d’ensemble, plutôt que d’envisager un corps social plus large, plus vaste, on classe, on découpe, on catégorise, on rationalise, et on finit par opposer ceux qui se lèvent tôt, aux autres, les inactifs, les resquilleurs, les profiteurs, les inutiles. Dans le royaume de ce monde, on opère des renversements tout aussi étonnants, où de victimes d’une situation collective, les chômeurs se retrouvent institués en coupables.

Dans le royaume des cieux, celui qui se lève tôt est un maître de justice. Il incarne la volonté de porter secours à tous, sans oublier le peuple des déclassés, des laissés pour compte, des derniers.
Ici, plus d’avantage, plus de prérogative, mais un accueil infini.
Ici, la pratique de l’amour peut scandaliser nos principes et nos règles de justice, mais la bonté et l’amour du prochain sont le fondement de la justice.

Alors, le royaume de ce monde pourra-t-il devenir un jour le royaume des cieux ? Beaucoup en doutent.
Demeure pour nous, qui désirons suivre le Christ, une parabole, une question :
qui aidera à porter le poids du jour de celles et ceux qui désespèrent de trouver un travail digne de ce nom, de celles et ceux qu’on licencie si facilement en ces temps de violence sociale, de celles et ceux qui hantent les places de nos villes, de celles et ceux qui attendent un signe de reconnaissance, un signe qui leur fera relever la tête et qui donnera sens à leur vie, en donnant vie à un sens ?            

Frères et sœurs, …ce matin comme tous les jours… Dieu nous embauche et nous appelle à sa vigne. Nous sommes ses ouvriers.
La grâce qui nous est offerte, ne se situe pas dans une récompense à venir, puisque le Dieu juste et bon ne tient pas compte de nos petits mérites personnels pour nous offrir ses dons.
La véritable grâce est celle de l’appel et de l’embauche : c’est qu’il ne nous abandonne pas à notre solitude et notre désespoir au bord du chemin ou sur la place publique, mais qu’il nous offre un contrat, une alliance, sa confiance.
La véritable grâce est celle de pouvoir œuvrer et travailler pour lui, pour son royaume.

Alors… Qu’il nous soit donné – à notre mesure – et avec la force de l’Esprit, le souffle de Dieu qui nous anime – d’être, autour de nous, les précurseurs de ce royaume où la justice est inséparable de l’amour.

Et dans les modestes parcelles de cette vaste vigne dont nous sommes appelés à être les ouvriers, là où nous sommes… Qu’il nous soit donné, à l’image de ce maître de maison, d’avoir le souci de chacun, de prendre des initiatives, de bousculer les habitudes, de dépasser les vieux principes, pour aller chercher ceux qui font du sur-place et patinent sous le poids du jour. 

Amen.  

P.L.



[1] D. MARGUERAT, « La récompense promise », p.454. (Le jugement dans l’évangile de Mathieu, 1981)

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