mardi 25 décembre 2012

L'incarnation (1/3) : Jn 1, 1-18



Jn 1, 1-18 / L’incarnation (1/3) : La Parole de Dieu incarnée… et nous

Lectures bibliques : Jn 3, 16 ; Jn 1, 1-18
Thématique : l’incarnation pour nous… pour nous permettre de « devenir enfants de Dieu »

Prédication = voir plus bas, après les lectures


- Introduction, avant la lecture :

Je vous propose d’entendre aujourd’hui deux passages de l’évangile selon Jean.

Pour se mettre à l’écoute de ces textes, je vous rappelle juste un présupposé 
qui pourra peut-être nous éclairer. 

La conviction du Judaïsme, c’est que personne n’a jamais vu Dieu (cf. Jn 1, 18 ; 1Jn 4, 12).
Moïse voit un buisson ardent et le dos de Dieu. 
Eli entend le murmure… le bruissement d’un souffle ténu et la voix de Dieu. 
Mais ils n’ont pas vu directement la face de Dieu. 
Le livre de l’Exode dit que l’homme ne peut voir Dieu et rester en vie (cf. Ex 33, 20).
Cette impossibilité de voir Dieu, n’est pas seulement le fait d’un manque 
du côté de l’homme, mais c’est une affirmation au sujet de Dieu.
Dieu n’est pas un objet que l’on peut expérimenter dans le monde, 
sinon il cesserait d’être Dieu.
Dieu se caractérise par sa radicale altérité, sa transcendance, sa différence, 
il ne peut pas être saisi.
Pour être connu de l’homme, Dieu doit se révéler. 
La révélation est le seul chemin ouvrant à la connaissance de Dieu. 
Elle relève de l’initiative de Dieu et… pour être 
révélation…  elle doit être reçue dans la foi par l’homme.
Ce que l’évangile de Jean affirme, c’est que Dieu – le Dieu invisible – s’est fait connaître 
par son Logos divin, sa Parole créatrice.
Par l’incarnation de cette Parole en la personne de Jésus, Dieu s’est révélé à l’humanité.

L’intention fondamentale de l’évangéliste Jean est de susciter la foi… 
de raconter Jésus… de dire qui il est… ce qu’il a dit et fait… 
afin qu’en plaçant notre confiance en lui, nous accédions à la vie en plénitude (cf. Jn 20, 30-31).

- Lectures : Jn 3, 16 - Nous écoutons Jean au chapitre 3, le verset 16 :

« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui 
(ne soit pas perdu) ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle ».

- Extrait de Jn 1,1-18 – Ensuite, nous écoutons le prologue de l’évangile selon Jean. 
C’est un hymne qui nous rappelle qu’on peut rencontrer la Parole de Dieu (le Logos divin) 
en allant vers un homme concret : Jésus de Nazareth.

« 1. Au commencement était [le Logos] la Parole,
et la Parole était tournée vers Dieu
et la Parole était Dieu.
2. Elle était au commencement tournée vers Dieu.
3. Tout fut par elle et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle.

4. En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes.
5. Et la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point reçue. […]
9. Elle était la vraie lumière qui, venant dans le monde, brille pour tous les hommes.
10. Elle était dans le monde et le monde a été fait par elle et le monde ne l’a pas connue.
11. Elle est venue dans son propre bien et les siens ne l’ont pas accueillie.
12. Mais à ceux qui l’ont reçue elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux
qui croient en son nom,
13. eux qui ne sont nés, ni du sang ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l’homme, 
mais de Dieu.

14. Et la Parole a été chair* et elle a habité parmi nous** et nous avons contemplé sa gloire, 
une gloire comme celle que tient du Père  le Fils unique (l'Engendré), pleine de grâce et de vérité. […]
16. De sa plénitude, tous, nous avons tous reçu, et grâce sur grâce.
17. La Loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus Christ.
18. Dieu, nul ne l’a jamais vu. Fils unique Dieu (l'Engendré divin), celui qui est tourné
vers le sein du Père, celui-là nous l’a fait connaître [il nous l’a présenté] ! »

notes : 
* litt. "a été chair", "est arrivé chair", a pris chair.
** litt. "parmi nous" ou "en nous" : il y a ici une ambiguïté signifiante. Cela peut aussi
signifier que la Parole Créatrice s'est incarnée "en nous" ("dans notre humanité" en Jésus 
Christ et "dans notre coeur").



Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 25/12/12

* Le calendrier des lectures bibliques pour le jour de Noël nous offre habituellement le choix entre trois textes : le récit de la nativité dans l’évangile de Mt (avec des mages et une étoile – cf. Mt 2) ou celui de Luc (avec des bergers et des anges – cf. Lc 2) ou l’hymne, le poème du prologue de l’évangile de Jean (cf. Jn 1, 1-18).

C’est ce dernier que nous venons d’entendre.
Pour le jour de Noël, cela peut nous paraître un peu frustrant, car il n’y a pas d’histoire de crèche, ni d’enfant.
En réalité, l’évangile de Jean se situe avant cela, avant la naissance de Jésus. Il part d’un autre point de vue… de la préexistence du Logos, du Verbe de Dieu et de sa manifestation : son incarnation.

* Le mot « incarnation » est un gros mot de la théologie…. un mot qui n’est pas dans la Bible.
C’est sans doute un des mots qui a suscité le plus de débats, de conflits et d’exclusions dans l’histoire du christianisme.
Alors, ce matin, je ne vais pas ajouter ma pierre à cet édifice, ni me livrer à une grande étude sur la signification de ce terme… mais j’aimerais que nous essayons de cerner ce qu’il peut bien vouloir dire, pour nous, dans notre existence aujourd’hui.

Avant cela… il faut quand même accepter de commencer par faire cinq minutes de théologie.

* Vous savez comme moi que la dogmatique de l’Eglise utilise le mot « trinité » pour parler de Dieu : un seul Dieu en 3 personnes. Ce n’est pas un concept biblique, et c’est un concept qui - dans ses développements - est postérieur à la rédaction des évangiles[1], mais il peut néanmoins nous aider à comprendre ce que l’évangéliste Jean veut dire lorsqu’il nous dit que « la Parole a été chair… qu’elle a dressé sa tente parmi nous » (cf. Jn 1, 14).

Pour dire Dieu, l’Eglise parle de Dieu en tant que Père, Fils, et saint Esprit.
Que veut dire ce langage obscur pour beaucoup de nos contemporains ?
- Dieu le Père, c’est Dieu en soi, Dieu qui est en tant que fondement et puissance d’être. C’est l’Eternel, Dieu dans le mystère de sa profondeur : le Dieu inaccessible que nous ne pouvons pas connaître. C’est Dieu dans son fondement, dans sa potentialité d’être.
- Dieu le Fils, c’est Dieu tel qu’il se communique. C’est le Logos divin, le Verbe de Dieu, sa Parole créatrice. C’est Dieu en tant que Parole et Acte ; Dieu qui se révèle, qui se manifeste, qui se rend présent. C’est Dieu qui se dévoile ; Dieu dans son actualité.[2]
- Enfin, Dieu l’Esprit, c’est à la fois ce qui caractérise Dieu – Dieu est Esprit – et le moyen par lequel Dieu se donne et s’incarne. C’est le souffle vivifiant de Dieu, c’est Dieu qui se donne, qui éclaire, qui transforme, en insufflant son souffle dans sa création et ses créatures.[3]

Ce que nous dit l’évangile de Jean – ce que nous fêtons à Noël, à travers la naissance de Jésus – c’est l’incarnation, c’est la manifestation de Dieu le Fils, de la Parole de Dieu, dans notre humanité, dans un homme en particulier : Jésus.[4]

* Pour exprimer cette incarnation – cette révélation de Dieu le Fils en Jésus – l’Eglise a utilisé, pendant longtemps, la fameuse phrase d’un théologien du 4ème siècle, Athanase d’Alexandrie, qui dit la chose suivante : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu ».[5]

A mon avis, cette affirmation est tout à fait contestable et source de profonds malentendus :

- D’abord, l’homme n’est pas appelé à être Dieu : ça c’est le discours trompeur du serpent au jardin d’Eden qui veut inciter l’homme à occuper la place de Dieu (cf. Gn 3, 5).
L’homme est plutôt appelé à être véritablement « humain ». Car quand on voit ce qui se passe dans notre monde, l’indifférence, la violence et la cruauté des hommes… on peut dire que l’humanité relève d’une éducation, d’un apprentissage. L’homme est appelé à ne pas se comporter en animal, mais à être pleinement humain, un humain en relation avec Dieu.[6]
Et pour voir ce qu’est un homme… un homme qui a réalisé et concrétisé ce qu’est véritablement l’humanité de l’homme… il faut justement regarder en direction de Jésus, le « nouveau Adam » (comme l’appelle Paul), l’homme en communion avec Dieu.[7] 

- Ensuite, l’incarnation ne veut pas dire que « Dieu s’est fait homme », mais que le Logos divin, Dieu le Fils – la deuxième personne de la trinité – s’est révélé dans une vie personnelle, dans notre histoire humaine, dans notre espace-temps… qu’il s’est rendu présent et agissant dans la personne de Jésus (v.14). Et donc que Jésus le présente, le représente, qu’il nous le fait connaître (v.18).

C’est précisément ce que dit Jean, tout au long de son évangile, à savoir que Jésus est l’envoyé de Dieu, son représentant, son mandataire, son révélateur, son lieu-tenant.[8]

Alors… dire que Dieu « se fait » homme… ou « devient » homme – comme on l’entend souvent – suscite une méprise et révèle un problème de langage qui rend la notion d’incarnation totalement incompréhensible.

En français, le mot « devenir » signifie : quitter un état pour un autre état.

Ainsi – excusez moi pour la comparaison un peu triviale – lorsque vous faites bouillir de l’eau très longtemps dans une casserole : l’eau devient de la vapeur d’eau, ou lorsque vous la placez dans votre congélateur, elle devient de la glace.
Avec le mot « devenir » c’est soit l’un soit l’autre. Quand l’eau est devenue un glaçon à l’état solide, elle n’est pas en même temps à l’état liquide ou gazeux.

C’est la raison pour laquelle le mot « devenir » – « passer d’un état à un autre » tel qu’on le comprend habituellement – ne peut pas convenir pour parler du Logos comme on le fait souvent dans nos traductions du prologue de Jean. Car pendant que Dieu le Fils se manifeste concrètement en Jésus, il reste Dieu le Fils, il continue (par ailleurs) à être créateur et à soutenir l’univers.

L’incarnation ne signifie donc pas une transformation de Dieu en homme.
Dieu reste Dieu pendant qu’il se dévoile en Jésus, pendant qu’il se fait connaître à travers la personne de Jésus.
« L’incarnation du Logos n’est pas une métamorphose, mais sa totale manifestation dans une personne vivante » (cf. Tillich).

En d’autres termes, Dieu reste Dieu, et Jésus est un homme, mais ce que nous propose le prologue de Jean, c’est d’identifier Dieu le Fils, le Logos, la Parole de Dieu… à la personne de Jésus.
Il nous dit – et c’est un fait proprement inouï – que c’est dans cet homme, en Jésus, que Dieu se donne à voir, que Dieu se manifeste et révèle sa présence au cœur de notre humanité.[9]

Il faut donc bien entendre le sens du mot « incarnation ». Et l’étymologie nous le rappelle très bien : in-carnation (in-carnatus) veut dire : « dans - la chair », dans l’humanité.
Il ne s’agit donc pas d’une transformation de Dieu, mais de sa manifestation – de son épiphanie – à travers un homme, qui nous révèle son amour pour le monde. Et c’est cela qui constitue un scandale pour notre raison.

* Car le vrai scandale du christianisme… ce n’est pas seulement la crucifixion de Jésus, ni même sa résurrection – en effet, si Dieu est créateur, pourquoi ne pourrait-il pas faire œuvre de création par-delà la mort, en suscitant et en accueillant  notre vie (notre corps spirituel ou notre âme) dans son éternité – … mais ce qui est proprement scandaleux pour beaucoup, c’est son incarnation, c’est cette automanifestation de Dieu dans un homme : Jésus.

Pour nous en rendre compte… quittons un instant notre sphère quotidienne et terrestre… et projetons nous dans un voyage imaginaire... en regardant vers les étoiles et l’univers :
Imaginez-vous la terre....
Les humains peuplent la terre, une petite planète de notre système solaire.
La voie lactée – la galaxie dans laquelle se trouve notre système solaire – compte quelques centaines de milliards d’étoiles.
On estime que l’univers dans lequel se trouve la voie lactée (notre galaxie) compte quelques centaines de milliards de galaxies.
Mais, nous les hommes, on ne connaît que 5 % de la matière de l’univers. Le reste – les 95 % – se compose de 25 % de matière noire[10] et de 70 % d’énergie noire dont nous ne savons rien.
Certains scientifiques pensent même qu’il n’y a pas un seul univers, mais un nombre infini. Il y aurait potentiellement des milliards d’univers : des multivers.
Alors qu’est-ce que l’homme… qu’est-ce qu’un homme… dans cette immensité infinie créée par Dieu et inconnue de nous à ce jour ?

Si Dieu est créateur – car c’est cela notre foi : mettre notre confiance dans l’Eternel, le Dieu de la Vie, le Dieu créateur – si Dieu est à l’origine du big-bang, de l’univers ou des multivers, comment penser que Dieu le Fils, le Logos créateur « devient » un homme ?

L’incarnation… ne veut tout simplement pas dire que Dieu « devient » une créature… qu’il « se transforme » en homme… mais qu’il se révèle, qu’il se manifeste dans sa création, dans une galaxie, sur une petite planète habitée du système solaire, dans un homme : Jésus,… et cela… tout en restant Dieu le créateur, tout en continuant (par ailleurs) à soutenir l’univers.

Autrement dit, l’incarnation soutient l’idée que l’infini peut se révéler dans le fini… même si le fini ne peut pas l’enclore… même si cet infini transcende infiniment le fini.[11]

Avec l’incarnation… c’est justement l’infini qui se dévoile… c’est l’éternité qui fait irruption dans l’« ici et le maintenant », dans notre temps.
C’est Dieu qui se rend présent au cœur de notre humanité… qui vient habiter en Jésus, en plaçant en lui son Esprit et sa Parole… afin de nous révéler son projet d’amour pour l’humanité… afin de nous appeler à l’accueillir.[12]

Alors, à la place de la fameuse phrase d’Athanase (source de tant de malentendus), je vous propose l’affirmation suivante :
« Dieu le Fils s’est révélé en l’homme Jésus, pour que les hommes deviennent enfants de Dieu ».

L’incarnation : ce n’est pas Dieu qui se transforme, mais c’est nous qui avons à nous transformer… pour l’accueillir… pour le laisser agir en nous… pour nous laisser transformer par lui.

* Avant de voir, maintenant, ce que signifie l’incarnation pour nous, je vous invite à chanter : Pause - Cantique

* Alors… face à cette affirmation de l’incarnation… les questions qui peuvent se poser à notre raison sont nombreuses. J’en retiendrai une seule : qu’est-ce que l’homme pour que Dieu pense à lui (cf. Ps 8, 5) ?… qu’est-ce que l’homme pour que Dieu choisisse de se révéler… de se rendre présent au cœur de l’humanité ?

La Bible nous donne une réponse précise à cette question. C’est parce que Dieu est amour (cf. 1Jn 4, 8)… parce qu’il nous aime… parce que cela appartient à son projet pour l’humanité… à sa promesse d’alliance.
« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle » (cf. Jn 3, 16 ; voir aussi 1Jn 4,9).

Parce que Dieu a créé l’homme à son image… parce qu’il a déjà placé cette image en l’homme… il a voulu se révéler pleinement dans cette humanité. Et il a pu le faire parce qu’un jour un homme dans sa liberté lui a dit « oui », lui a laissé suffisamment de place dans sa vie – toute la place – pour que l’Esprit de Dieu puisse y habiter, pour que Logos de Dieu s’y manifeste.
Alors, en cet homme, l’impossible est advenu : la liberté de Dieu a rencontré la liberté de l’homme, et le Logos de Dieu, sa Parole créatrice a pu se dévoiler et retentir pleinement dans l’humanité pour la 1ère fois.

* Je crois que c’est cela que nous redit, en ce jour de Noël, le mot « incarnation » :

- D’abord, il nous rappelle l’amour de Dieu pour l’humanité :

Dieu a un projet pour nous, un projet d’amour. Il veut être « Dieu avec nous », Emmanuel (cf. Mt 1, 23 ; voir Es 7, 14).
Il nous offre son amour et sa confiance. Il veut faire alliance avec chacun d’entre nous. Il nous offre de vivre en relation avec lui.

A bien y regarder, tout cela le mot « parole » nous le dit très bien. Car, « la parole », c’est justement ce qui permet reconnaître l’autre… d’établir une relation… de sceller un pacte, une alliance… de dire une confiance.
La parole est fondatrice d’un lien qui nous introduit dans une promesse et une fidélité.
« Donner sa parole a quelqu’un » ce n’est pas rien, c’est s’engager en faveur de l’autre.
C’est appeler sa confiance et lui signifier la sienne. C’est ce que Dieu fait pour nous.

La parole, c’est aussi l’attestation d’une présence.
En nous donnant sa Parole, Dieu se rend présent au milieu de nous.
C’est un peu comme quand on reçoit une lettre d’amitié de la part de quelqu’un qu’on aime. Cet ami n’est pas physiquement présent à nos côtés, mais pourtant, par sa parole, par le message qu’il envoie, par les mots qu’il nous écrit, il vient signifier l’offre d’une présence.
Sa parole nous réconforte et nous accompagne.

C’est le sens que peut prendre l’incarnation pour chacun de nous :
Par Jésus, Dieu nous envoie une lettre d’amour, il s’approche de nous, il nous permet de le rencontrer personnellement et humainement… en Jésus, notre frère.

- Ensuite, l’incarnation nous donne une direction sur notre chemin. Elle nous inscrit dans un mouvement… une dynamique de vie et de changement :

Grâce à Jésus – Parole de Dieu incarnée – nous savons maintenant où regarder lorsque nous nous sentons perdus… nous savons où regarder pour découvrir le visage de Dieu, pour suivre sa volonté, pour choisir la vie : il suffit de regarder Jésus, d’écouter sa parole et de la mettre en pratique.

Grâce à Jésus, nous savons où se trouve la vraie lumière qui vient illuminer tout homme : il suffit de suivre Jésus… puisqu’il est celui qui incarne cette lumière divine (cf. Jn 1, 4-9 ; Jn 8, 12)

Grâce à l’incarnation, la Parole de Dieu n’est plus simplement une Loi comme dans l’ancienne alliance (avec Moïse)… mais elle se rencontre dans une personne concrète, Jésus, en tant que Christ.[13]
Et cela change tout. Là où la Loi qui nous disait ce qu’il faut faire…la Parole manifestée en Jésus Christ fait mieux : elle nous dit ce à quoi nous sommes appelés, et ce n’est jamais réductible à la Loi.[14]

- En ce sens, l’incarnation résonne aussi pour nous comme un appel : un appel à laisser naître le Christ en nous… à vivre en enfants de Dieu.

Puisque Jésus n’est pas un demi-dieu, un être surhumain, mais simplement un homme… un homme libre en qui (et par qui) Dieu le Fils s’est révélé… cela veut dire que Dieu sollicite aussi notre liberté d’être humain… et notre responsabilité personnelle et collective.
Dieu nous appelle à faire de la place en nous-mêmes, à nous laisser transformer par son Esprit, pour que sa Parole d’amour puisse raisonner dans notre monde : Par Jésus d’abord, en le faisant connaître, en témoignant de son Evangile… mais aussi en nous et par nous…. Car sans la foi, sans notre réponse et notre participation à l’œuvre du Christ, la Parole de Dieu resterait lettre morte pour notre monde.

L’incarnation de la Parole de Dieu en Jésus nous appelle à être des relais, des témoins… à être des « petits christs » pour nos frères, comme le disait Luther.
Deux mille ans après la venue de cette Parole dans notre monde, c’est à nous aujourd’hui de la recevoir et d’en vivre, pour la concrétiser et la mettre en pratique.
C’est désormais à nous de rendre présente et agissante cette parole d’amour de Dieu pour l’humanité… c’est à nous de l’incarner pour changer notre monde.

Pour le dire autrement… la Parole de Dieu que Jésus a incarnée… en faisant briller la lumière dans notre monde… en nous donnant à voir Dieu le Fils… nous appelle aujourd’hui, à notre tour, à devenir « enfants de Dieu », à vivre en « enfants de lumière » (cf. Ep 5, 8 ; 1Th 5, 5 ; Jn 12, 36 ; Mt 5, 14).
Cela veut dire que Dieu nous fait confiance : qu’il nous appelle à répondre… et à répandre sa Parole d’amour pour l’humanité.
Il nous fait confiance pour user de notre liberté et de notre créativité, pour trouver les bons leviers, les bonnes manières de mettre sa Parole en pratique dans notre monde.
Il nous redit à Noël que nous sommes « enfants de Dieu ».

Je crois que c’est ce point qui est véritablement au centre du prologue de Jean :
« A ceux qui ont reçu [cette Parole], à ceux qui croient en son nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu.
Ceux-là ne sont pas nés du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu » (cf. Jn 1, 12-13).

Noël – célébration de la naissance de Jésus – annonce fondamentalement cette ouverture et cette nouveauté : l’advenue de la Parole de Dieu, dans le monde, en Jésus Christ.
Cette nouveauté nous concerne dans la mesure où nous la laissons aussi advenir dans notre vie.

C’est là le message que nous pouvons entendre en ce jour de Noël :
A travers la naissance de Jésus, Dieu nous fait un cadeau extraordinaire, un don inouï : il se fait proche de nous, il vient nous redire sa Parole d’amour et nous offrir sa lumière, pour les placer au creux de notre humanité. Il nous donne de naître d’en haut, pour devenir enfants de Dieu.

Comme dans le dialogue entre Jésus et Nicodème (un peu plus loin dans l’évangile de Jean), c’est à une nouvelle naissance que Dieu nous appelle – une naissance dans l’Esprit saint – pour qu’à la suite de Jésus, nous devenions « enfants de Dieu ».

Ainsi, Noël, ce n’est pas seulement la naissance de Jésus (le Christ de Dieu)… ce peut être aussi la nôtre. C’est l’offre d’une nouvelle naissance pour chacun de nous : une naissance d’en haut, offerte gratuitement par Dieu.

Pour cela, il suffit de vivre en relation avec Dieu, de s’ouvrir à son Esprit et de placer tout notre confiance en sa Parole (révélée en Jésus Christ)… en cette Parole qui a le pouvoir de transformer notre vie et notre monde… pour peu que nous l’écoutions et que nous la mettions en pratique (cf. Jn 13, 17).

Toute la visée de l’évangile de Jean est là : il annonce la nécessité de mettre sa foi en Jésus Christ… de croire en lui… afin de vivre en plénitude… de recevoir la vie éternelle (cf. Jn 3, 16)… afin « de devenir enfants de Dieu » (cf. Jn 1, 12).[15]
Amen.


[1] Selon qu’on fasse référence à la trinité « économique » (les acteurs du salut : Père, fils et St Esprit) ou à la trinité « immanente » (comme dans le symbole de Nicée Constantinople). Le mot «  trinité » n’appartient pas au vocabulaire du Nouveau Testament. On trouve le mot grec « trias », qui signifie « trois » (pour parler de foi « triadique » ou « ternaire »), pour la première fois (vers 180) dans les écrits de deux apologistes du IIe siècle : Théophile d’Antioche et Justin. Ceux-ci mettent en avant des formulations de foi qui sous-entendent une « trinité économique », vraisemblablement déjà présente dans la vie des communautés, par exemple, à travers la liturgie du baptême (cf. aussi Mt 28, 19). La foi « trinitaire » (relevant de la « trinité immanente ») ne recevra une formulation dogmatique qu’avec les Conciles du IVe siècle (Cf. Nicée- Constantinople).
[2] Le mot Logos désignait chez les grecs à la fois la Parole et la Raison. Depuis Héraclite, le Logos était compris comme l’intelligence qui organise le monde et le rend compréhensible aux hommes qui s’en donnent les moyens. Le philosophe juif hellénistique Philon d’Alexandrie (qui a marqué le judaïsme contemporain et le christianisme primitif) a posé une équivalence entre la Sagesse juive (cf. Pr 8, 22ss ; Sg 7, 22ss) et le Logos des grecs. Celui-ci se trouve ainsi pourvu du double rôle de créateur et sauveur. Le judaïsme rabbinique (qui ne semble pas ignorer ces idées) a préféré parler de la Loi (la Torah), à la place de la Sagesse / Logos.
[3] Autrement dit, l’Esprit, c’est ce qui permet le passage de la potentialité à l’actualité.
Pour ceux que la notion de « trinité » rend perplexe, on peut tenter de l’exprimer très schématiquement à l’aide d’une seule phrase : « Dieu le Père se révèle par le Fils (le Verbe) dans l’Esprit » ou plus simplement encore, dans un exercice de grammaire chrétienne : « Dieu nous donne son Esprit d’amour ». Dans cette phrase, le sujet, c’est « Dieu » (Dieu le Père) / le complément d’objet indirect qui indique le destinataire, c’est « nous » / le Verbe par lequel Dieu agit, c’est « donner », c’est ce que fait Dieu en créant, ce qu’il fait aussi en Jésus Christ, son Fils / le complément d’objet direct (l’objet du don), c’est l’Esprit, « l’Esprit d’amour » : c’est le cadeau que Dieu nous fait ; il nous donne son souffle vivifiant. On peut aussi tenter de présenter la « trinité » en termes d’images : on peut dire que Dieu le Père est « au-dessus » de moi, que Jésus, en tant que Fils et frère, est « à côté » de moi, et que l’Esprit de Dieu (et de Jésus Christ) est « en » moi.
[4] Cela ne veut pas dire que Jésus soit Dieu (Père, Fils et St Esprit = au sens de la totalité de Dieu) – Ce serait un raccourci théologique – mais plutôt qu’il est son porteur, son révélateur : En Jésus, par cet homme, Dieu le Fils se révèle et se fait connaître à nous.
Autrement dit, ce que nous connaissons – par Jésus – ce n’est pas le tout de Dieu, mais sa Parole, son Logos.
En effet, si Jésus est le révélateur de Dieu, Dieu ne s’épuise pas dans le visage de Jésus. Il demeure le transcendant dont personne ne peut disposer.
Pour le réformateur Calvin, par exemple, Dieu s’incarne pleinement en Jésus. Mais il n’en conclut pas que Dieu n’agit, ne se manifeste et ne parle que dans la personne humaine de Jésus. Si Jésus (en tant que Christ) est totalement Dieu (totus Deus), il n’est pas la totalité de Dieu (totum Dei). C’est ce que les spécialistes appellent l’extra calvinisticum. Il y a une présence et une révélation de Dieu en dehors de (extra) Jésus, même si Jésus est présence et révélation parfaites de Dieu.
Par ailleurs, le sens de l’incarnation dépasse largement le cadre de Noël, de la naissance de Jésus. Elle qualifie la totalité de l’histoire du Christ de sa naissance à sa mort.
[5] Cette citation est d’Athanase d’Alexandrie et non d’Irénée de Lyon. Il semble qu’Athanase ait largement amplifié – et du coup modifié –  le sens de la pensée d’Irénée (on passe de « fils de Dieu » à « Dieu ») : « Car telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu » (Irénée, hær. 3, 19, 1). « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu » (Athanase, inc. 54, 3 : PG 25, 192B). « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes dieux » (Thomas d’A., opusc. 57 in festo Corp. Chr. 1).
[6] Notre problème aujourd’hui, c’est l’humanisation de l’homme, plutôt que sa divinisation. Il ne faut pas confondre la « vocation » de l’homme qui est appelé à la foi, à la « participation » au Christ (ou « régénération ») et à la « sanctification », avec les notions postérieures de « divinisation », « déification » ou « théosis ».
[7] Cf. par ex. Jn 3, 2 ; 10, 30 ; 14, 10-11 ; 17, 10-11 ; Ac 10, 38.
[8] (« Lieu-tenant » de Dieu = « qui tient lieu de » Dieu.)  Jean développe une christologie de l’envoi (cf. par. ex. Jn 3, 13.34 ; 5, 24 ; 6, 38 ; 13, 20 ; 14, 24 ; 16, 27-28 ; 17, 3 ; 17, 25). Il faut comprendre ce rôle dans le cadre de la fonction de « l’envoyé » dans le Proche Orient Ancien. Dans le Proche Orient Ancien, un roi (que l’on peut comparer à Dieu) envoie une ambassadeur (que l’on peut comparer au Christ). L’ambassadeur est le représentant du roi. On ne voit pas le roi, mais son envoyé. Les paroles que dit l’envoyé sont les paroles du roi lui-même. Les actes de l’envoyé sont ceux du roi. Il y a, entre le roi et l’ambassadeur, une dialectique de l’identité et de la différence (ou de la distinction): L’ambassadeur est, à la fois, identique au roi (il dit les paroles du roi) et distinct de lui (c’est l’ambassadeur, ce n’est pas le roi). [C’est ce que le prologue dit du « Logos » lorsqu’il précise que la Parole « était » Dieu (= identité) et qu’elle était « auprès de » (à côté de, avec) Dieu (= distinction). C’est également en ce sens que la 1ère épître de Jean dit que Jésus, en tant que Christ, est « de Dieu » (cf. 1 Jn 4, 2) : c’est-à-dire qu’il vient de Dieu.] Jean a eu recourt à ce modèle de l’envoyé. L’envoyé est un représentant, un ambassadeur, un mandataire. C’est ainsi que Jean (en Jn 1, 18) dit que le Christ « a présenté » le Dieu invisible, littéralement : qu’il en « a fait l’exégèse » (v.18)… autrement dit, que, par ses paroles et ses actes, Jésus est la vraie interprétation de Dieu dans le monde… son Révélateur.
[9] Le texte dit : « il a habité parmi nous », littéralement : « il a planté sa tente parmi nous » (v.14). La tente dans le désert est le lieu de la présence divine. Il s’agit ici d’une anticipation du thème du temple. Ce qui est habituellement rattaché au temple (lieu de la présence de Dieu ou du nom de Dieu) est transféré à une personne : Jésus. Cela veut dire, pour Jean, que Dieu est présent dans l’accomplissement de l’existence historique de Jésus… que Jésus est le lieu de la manifestation du Logos divin.
[10] La matière noire ou matière fantôme est une mystérieuse matière invisible.
[11] C’est l’idée à la fois de l’intra luthéranum et de l’extra calvinisticum. On trouve cette idée de participation mutuelle (ou pénétration réciproque) du fini et de l’infini dans les écrits johanniques : par.ex. Jn 14, 10-11 ; Jn 15, 4 ; 1 Jn 4, 13-16.
[12] La difficulté de la  notion d’« incarnation » vient du fait qu’elle nécessite d’opérer à la fois une distinction et une identification entre le Logos divin et Jésus :
Dieu est Dieu, et il ne devient pas un homme.
Jésus est un homme, et il ne prétend pas être Dieu.
Mais ce que nous propose le prologue de Jean, c’est d’identifier Dieu le Fils, le Logos divin, la Parole créatrice de Dieu… à la personne de Jésus.
Il nous dit que Jésus est le porteur de Dieu, son révélateur. Autrement dit, que « l’homme véritable Jésus de Nazareth est la révélation réelle de l’unique vrai Dieu » (cf. Küng).
Et c’est cela qui nous paraît impossible et proprement paradoxal (dans le sens de ce qui s’oppose à la doxa, à l’opinion ordinaire) : que Dieu choisisse un homme – Jésus – pour se manifester, pour placer en lui son Esprit (cf. Mc 1, 9-11 ; Mt 3, 13-17 ; Lc 3, 21-22 ; Jn 1, 32-34) et sa Parole (cf. Jn 1, 14 ; 6, 68), pour se rendre présent au cœur de notre humanité. Et pourtant, c’est cela même qui constitue une Bonne Nouvelle : la proximité de Dieu, son offre de salut… de vie… pour l’humanité.
[13] venu manifester « la grâce et la vérité » (cf. Jn 1, 17).
[14] v.17 : Jean pense en termes de successivité et non d’opposition : Il y a un temps pour la préparation de la vérité, qui est celui de la Loi (conduit par Moïse), et un temps de manifestation de la vérité (le temps de la Grâce) qui est celui de Jésus Christ.
Le prologue opère ainsi un contraste entre la personnification rabbinique de la Loi et la personne de Jésus (Jn 1,17) en qui le Logos se manifeste (Jn 1,14), afin de révéler le Père (Jn 1,18). Le Logos (manifesté en Jésus) révèle donc ce que dès son origine la Loi voulait être : une relation vivante et personnelle de Dieu avec les hommes… qui advient désormais par Jésus-Christ.
[15] Pour Jean, le péché c’est l’incrédulité, le refus de la relation avec Dieu (le Dieu de Jésus Christ). L’incrédulité ferme le monde à la révélation divine, elle ferme le monde à la lumière et le plonge dans les ténèbres. 

dimanche 9 décembre 2012

Jn 13, 1-20


Jn 13, 1-20
Lectures bibliques : Mc 10, 43b-45 ; Jn 13, 1-20
Thématique : En ce temps de l’Avent… qu’attendons-nous ?... acceptons-nous de prendre le tablier de serviteur pour nous mettre au service du Royaume… pour en être des artisans ?
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 09/12/12 & Marmande, le 21/02/16 (reprise adaptée au temps du Carême)

En ce temps de l’avent, comment accueillir l’Evangile dans la nouveauté ?
Essayons de voir quelle Bonne Nouvelle se cache encore pour nous ce matin dans ce passage bien connu de l’évangile de Jean.

Le contexte de ce récit – le lavement des pieds – est celui de la Passion… de la mort imminente de Jésus.

Pour l’évangéliste Jean, le Christ est venu pour aimer, pour donner, pour se donner, afin de révéler l’amour du Père au monde (cf. Jn 3, 16). Cet amour du Christ pour les siens s’est manifesté durant sa vie et son ministère. Et il atteint son point ultime, son terme, dans la Passion, et en particulier à la croix.
La croix est interprétée comme l’heure décisive du plein accomplissement de la mission de Jésus, l’envoyé de Dieu… comme l’instant du retour du fils vers le Père, de son élévation vers le monde divin.

C’est dans cette perspective, cet horizon – la Passion – qu’on peut entendre cette scène du lavement des pieds :
Après s’être levé de table, s’être défait de ses habits et ceint d’un linge, Jésus verse de l’eau dans un bassin, puis il se met à laver et à essuyer les pieds de ses disciples (v.4-5).

Pourquoi Jésus fait-il ce geste ?
Pour comprendre la portée de l’acte, il faut resituer la pratique du lavement des pieds dans son contexte : la tenue d’un repas entre amis.
Dans les sociétés juives et gréco-romaines du 1er siècle, le lavement des pieds est une coutume qui appartient à la vie quotidienne.
Ici, il ne s’agit pas d’un geste personnel d’hygiène ou de purification rituelle, mais d’un geste de préparation : un geste d’accueil et d’hospitalité qui consiste à assurer le confort des hôtes avant de partager un repas ou un banquet.
Cet acte est normalement pris en charge par une personne de condition inférieure. La plupart du temps, ce sont des esclaves qui assurent ce service pour leur maître, ou des femmes pour leur mari, ou des enfants pour leur père. Mais dans certaines conditions exceptionnelles, il arrive que des personnes accomplissent cet acte sans y être tenu socialement. Elles peuvent ainsi manifester leur amour ou leur affection vis-à-vis d’un hôte en particulier.

Ici, le geste effectué par Jésus suscite un double étonnement :
- D’abord, le moment choisi par Jésus pour effectuer cet acte symbolique semble incongru.
En effet, le texte laisse entendre que le lavement des pieds n’a pas lieu avant le repas mais au cours de ce repas. Il ne s’agit donc pas d’un geste traditionnel d’accueil ou d’hospitalité, effectué lors de l’arrivée d’hôtes ou du retour de parents à la maison. Le geste a une autre portée.
- Deuxièmement, la surprise vient du retournement opéré par Jésus. Contrairement à l’usage qui prévoit de confier ce geste à des personnes sans statut social, ici, il est accompli par Jésus, par celui qui est reconnu comme le « maître » du groupe rassemblé.
Ce renversement… cette inversion des rôles… donne immédiatement à penser. Et on voit à travers la réaction de Pierre (v.6) ou à travers la question posée par Jésus (v.12) qu’il s’agit d’un geste symbolique dont la signification doit être déchiffrée.

Alors… quel est le sens de cet acte étonnant accompli par Jésus ?
En réalité, l’évangéliste Jean ne nous livre pas une mais deux explications… deux interprétations de ce geste :

- La 1ère interprétation du lavement des pieds (v.6-11) apparaît dans le dialogue entre Jésus et Pierre.
Face au geste de celui qu’il considère comme son « Seigneur » et « Maître », le disciple exprime d’abord sa désapprobation, son opposition stupéfaite. Il n’accepte pas l’inversion des rôles à laquelle Jésus semble se prêter.
Ce qui est en jeu, c’est l’image que Pierre se fait du Messie, du Christ.
Parce que Pierre en reste à une notion mondaine de l’autorité, il ne supporte pas que Jésus choisisse volontairement l’abaissement, le dépouillement et le service. Pour lui, un tel geste n’est pas digne de l’autorité qui doit appartenir au Messie.
Autrement dit, pour Pierre, un Messie, c’est forcément quelqu’un de grand, qui en impose… cela ne peut pas coller avec la figure d’un serviteur, d’un type qui s’abaisse à laver les pieds de ses amis.

De façon surprenante, Jésus ne répond pas sur le fond au refus de Pierre. Il ne se justifie pas. Il laisse simplement entendre que ce geste ne pourra être compris que plus tard… en réalité, après Pâques… à la lumière de l’événement de la croix et de la résurrection.
Le lecteur de l’évangile qui connaît la suite du récit est ainsi conduit à relier le geste du lavement des pieds avec ce qui se joue à la croix.

Il s’agit d’un signe qui préfigure la croix. A la lumière de la passion, on peut comprendre l’abaissement de Jésus – symbolisé ici par le dépouillement de ses vêtements et par le geste du lavement des pieds : un geste d’amour… de don au service de l’autre – comme une sorte d’annonce, d’anticipation du don total de soi, qui trouvera son accomplissement, son expression ultime à la croix.

Pour l’évangéliste Jean, la croix – lieu de l’abaissement suprême du serviteur – est paradoxalement le lieu de l’élévation de Jésus vers le Père, le lieu de la glorification de Jésus comme étant le Christ, l’envoyé, le fils de Dieu.

Pourquoi lier « abaissement » et « élévation » ?
Cela s’explique : De maître, Jésus se fait serviteur. Le Messie n’est autre que le serviteur de Dieu… un serviteur, qui ne peut pas être au service de son ego, de son ambition personnelle, de sa propre gloire de maître, d’enseignant, de prédicateur… mais au service de l’amour de Dieu pour le monde.
Si Jésus est bien le Christ de Dieu, le porteur de l’Esprit de Dieu – et pas seulement un maître de sagesse ou un prophète charismatique – c’est précisément parce qu’il a accepté de se faire serviteur… c’est parce qu’il a choisi – quel qu’en soit le prix – de répondre à l’appel de Dieu, de se mettre au service de la gloire de Dieu, de son règne… d’un royaume qui se manifeste dans l’amour, qui se révèle dans le service de l’amour… dans la fidélité à cet amour… même si cette fidélité là peut rencontrer l’incompréhension des hommes (leur refus et leur volonté de pouvoir) et conduire à la mort.

Alors, une fois de plus – à travers l’attitude de Pierre qui caractérise le comportement type du disciple – l’évangile vient nous bousculer et nous interroger sur nos propres représentations, sur notre manière de comprendre la messianité de Jésus.
Jésus n’est pas le christ tout-puissant d’un dieu tout-puissant, mais le Christ serviteur d’un Dieu qui s’offre, qui se donne par amour, au service de la vie, au service de sa création et notamment des hommes à qui il offre de vivre en enfants de lumière… en enfants de Dieu.

D’autre part, le fait que Jésus se fasse serviteur… et que Pierre refuse d’abord son offre de service… doit aussi nous questionner sur notre capacité à accepter le salut comme une extériorité :
Sommes-nous prêts à recevoir le salut comme un don venant de la part d’un Autre ?
Acceptons-nous de nous laisser servir par le Christ… de recevoir son salut, son secours ?

Habituellement, nous sommes plutôt enclins à construire notre salut par nous-mêmes, par nos propres forces. C’est en tout cas le discours de la société post-moderne qui nous appelle à l’autonomie et à l’autosuffisance… à ne dépendre de personne… à réussir tout seul.

Or, l’Evangile nous dit le contraire :
Dans la réponse que Jésus adresse à Pierre, le Messie laisse entendre qu’« avoir part avec lui », qu’« être en communion avec lui », c’est accepter de dépendre d’un autre, c’est accepter de recevoir un don qui nous vient d’ailleurs, c’est accepter d’être au bénéfice d’un amour qui nous précède.
Il n’est donc pas question de construire son salut par ses propres forces… mais simplement d’accepter de le recevoir gratuitement dans la foi.

A cette dimension de « réception », Jésus vient en ajouter une autre : celle « d’action », de « réponse ». C’est ce que nous indique la suite du passage.

- La deuxième interprétation du lavement des pieds apparaît ensuite (v.12-17) dans la parole que Jésus adresse aux disciples.
Après avoir lavé les pieds de ses amis, Jésus délivre un enseignement éthique, pour indiquer à ceux qui ont été au bénéfice de son service, de son amour gratuit, ce qu’ils ont maintenant à vivre et à accomplir avec d’autres… afin prendre part au service du règne de Dieu.
Il s’agit, en quelque sorte, de tirer la leçon du geste inattendu de Jésus et d’en préciser les conséquences. 

Loin d’avoir entaché l’autorité de Jésus – comme le craignait Pierre – le lavement des pieds est (au contraire) l’expression adéquate de l’autorité du Messie, le serviteur de Dieu.
A la différence de la plupart des monarques et des princes de ce monde, la souveraineté du Christ s’exerce dans le service.
L’autorité du Christ n’est pas une autorité qui asservit, mais une autorité qui se met au service d’autrui, qui s’exerce en faveur du prochain. C’est une autorité qui élève la personne de l’autre. C’est d’ailleurs, le sens étymologique du mot « autorité » qui vient de « augere », augmenter.

Par son geste, Jésus, en tant que Christ, nous montre que « l’autorité » n’a rien à voir avec « le pouvoir ». Là où beaucoup d’hommes, dans leur quête de pouvoir, sont prêts à s’imposer en écrasant les autres, Jésus nous montre que l’autorité véritable se trouve dans l’humilité, dans le service qui fait croître, qui fait grandir autrui.

Pour nous appeler à agir de cette façon, Jésus emploie une argumentation simple : Si celui qu’on appelle « Maître » et « Seigneur » exprime son autorité en se faisant serviteur, à combien plus forte raison, ceux qui se réclament de lui… ses disciples… nous-mêmes… devons-nous, nous aussi, nous soumettre à cette pratique, à ce service mutuel, les uns envers les autres.

En accomplissant ce geste exemplaire, en endossant le rôle de serviteur, Jésus nous appelle à le suivre, à l’imiter, à prendre – à notre tour – la tenue de serviteur.

Il s’agit là d’une responsabilité nouvelle confiée aux disciples… et il s’agit d’un renversement de valeurs par rapport à la mentalité traditionnelle qui a cours dans notre monde depuis toujours.

Le rapport à l’autre qu’instaure Jésus – et qu’il nous appelle à vivre – n’est pas un rapport de force, de pouvoir, de domination ou de subordination (un rapport de compétition avec un gagnant et un perdant), mais un rapport de service qui entoure l’autre de sollicitude, sans tenter de le soumettre ou de l’aliéner.

Autrement dit, l’acte du lavement des pieds symbolise fondamentalement un geste d’amour… un geste gratuit d’ouverture, d’humilité et de service opéré par le Christ… qui a valeur de fondement et d’exemple pour vivre des relations simples et justes avec notre prochain.

La seule chose que Jésus demande est finalement, à la fois, simple et exigeante : c’est de mettre l’amour au-dessus de toute autre valeur, de toute autre législation.

Conclusion : Alors, pour conclure… pourquoi avoir choisi ce texte aujourd’hui… ce texte que nous n’avons pas l’habitude d’entendre dans cette période de l’Avent ?
Pour envisager la réponse, il faut peut-être décaler la question :

Le temps de l’avent, c’est le temps de l’attente… le temps de l’espérance.
Mais nous, aujourd’hui, qu’est-ce que nous attendons ? quelle est notre espérance fondamentale ?

Est-ce que nous attendons Jésus ?
Nous savons qu’il est déjà venu dans notre humanité pour y manifester l’amour, pour y révéler la grâce de Dieu.
Le Nouveau Testament nous dit… depuis sa résurrection, depuis qu’il a rejoint l’éternité divine… qu’il ne cesse d’intercéder pour nous et de faire route à nos côtés.
A travers les évangiles, nous avons sa parole pour nous éclairer… nous permettre d’avancer (sous le regard de Dieu)… et nous aider à faire les bons choix.

Est-ce que nous attendons l’Esprit saint, le souffle de Dieu ?
Nous savons que Dieu ne cesse de nous donner son Esprit, pour nous permettre de témoigner, de transmettre et d’insuffler les valeurs de l’Evangile, le don et la gratuité, dans notre monde.
Nous savons qu’il suffit de faire de la place à Dieu dans notre vie, pour que sont Esprit vienne peu à peu nous déplacer… nous transformer de l’intérieur. 

Je crois que ce que nous pouvons attendre : c’est du changement dans nos vies… c’est de la nouveauté dans notre monde… c’est enfin l’advenue du règne de Dieu.
Nous attendons le Royaume de Dieu… et pas seulement pour le futur… pour après… nous l’attendons pour aujourd’hui, pour demain, pour notre monde actuel qui se meurt d’égoïsme, d’indifférence, du pouvoir de l’argent, de l’accaparement du pouvoir et des richesses par une minorité d’individus.
Nous attendons le règne de Dieu dans un monde soumis au pouvoir du péché, de l’orgueil, de la convoitise, qui éteint partout les étincelles de l’amour, de la solidarité, de la fraternité.

Alors… face à cette attente, à cette espérance… le passage de l’évangile que nous avons entendu ce matin… vient nous redire l’essentiel : le règne que nous attendons, ce n’est pas un autre royaume qui s’imposera par la force… ce n’est pas une autre idéologie qui viendra concurrencer le monde actuel, soumis à un néolibéralisme sans foi ni loi,… non… le royaume que nous attendons, c’est le règne du service, le règne de l’amour. C’est un royaume qui peut commencer par éclore en chacun de nous et par nous.

Ce royaume : il advient dans la conversion, dans un changement de mentalité, de comportement, de système de valeurs.
Et pour laisser émerger ce royaume en nous, il faut d’abord le recevoir, il faut d’abord accepter d’être au bénéfice d’une grâce, d’un service, d’un don.
Le Christ, le serviteur de Dieu, s’est fait serviteur pour nous, pour nous révéler l’amour du Père. C’est seulement en acceptant de recevoir ce don inouï, ce cadeau de Dieu, que nous pouvons nous laisser transformer par l’Evangile, que nous pouvons changer d’orientation et mettre au centre de notre existence les valeurs de l’Evangile : l’amour fraternel, le don et la gratuité.
Acceptant de tout recevoir de Dieu, nous entrons alors dans la dynamique de l’Evangile et nous pouvons, à notre tour, devenir semeur de don, de gratuité.
Nous pouvons prendre le tablier de serviteur, pour nous mettre au service de nos frères, dans l’amour mutuel, pour faire advenir le royaume de Dieu autour de nous.

Frère et sœurs… en ce temps de l’avent… soyons en convaincus… le Royaume de Dieu est à notre portée (cf. Lc 17, 21)…
Alors… humblement posons-nous la question :
- Pour le recevoir, acceptons-nous de dépendre de Dieu, acceptons-nous de recevoir la vie comme un don… un don gratuit… une graine que Dieu nous offre et nous confie pour la faire croître… acceptons l’amour et la confiance que Dieu nous porte ?
- Et pour y prendre part, acceptons-nous de nous mettre au service de Dieu, de l’Evangile ?
Acceptons-nous de laisser Dieu labourer notre champ, pour que la graine y trouve la bonne terre enfouie en nous – le meilleur terreau – pour qu’elle puisse prendre racine ?
Acceptons-nous de déposer toute forme d’orgueil et d’égoïsme, pour prendre le tablier de serviteur et nous mettre au service du Royaume… pour en être des artisans ?
Amen.

dimanche 25 novembre 2012

Lc 16, 1-13


Lc 16, 1-13
Lectures bibliques : Mt 10, 16 ; Lc 16, 1-13  
Thématique : Faire entrer la grâce dans le monde de l’argent, pour subvertir la puissance du Mamon d’injustice

Prédication = voir plus bas, après les lectures


Mt 10, 16 ; Lc 16, 1-13 

- Mt 10, 16

Jésus envoie ses disciples en mission avec cette instruction :
« Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés (avisés) comme les serpents et candides comme les colombes ».

- Lc 16, 1-13

1. Puis [Jésus] dit aux disciples : Il était un homme riche qui avait un gérant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dispersant (gaspillant) ses biens.
2. L’ayant appelé, il lui dit : qu’est-ce que j’entends à ton sujet ? Rends-moi compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérer.
3. Le gérant se dit en lui-même : que ferai-je, puisque mon maître m’enlève la gestion ? bêcher je n’en ai pas la force, mendier j’en ai honte.
4. Je sais ce que je ferai, afin que, lorsque je serai écarté de la gestion, ils me reçoivent dans leurs maisons.
5. Ayant fait venir chacun des débiteurs de son maître, il disait au premier : combien dois-tu à mon maître ?
6. Il répondit : cent baths (barils) d’huile.
Il lui dit : prends ton reçu, assieds-toi, écris vite : cinquante.
7. Puis il dit à un autre : toi, combien dois-tu ?
il répondit : cent kors (mesures) de blé.
Il lui dit : prends ton reçu, et écris : quatre-vingts.
8. Le maître félicita le gérant de l’injustice car il fit de manière sensée (avisée). En effet, les enfants de ce siècle sont plus sensés (avisé) que les enfants de la lumière envers leur génération.
9. Et moi je vous dis : faites-vous des amis avec le Mamon de l’injustice, pour que, lorsqu’il manquera, ils vous reçoivent dans les demeures (tentes) éternelles.
10. Celui qui est fidèle (fiable) pour la moindre chose l’est aussi pour beaucoup. Celui qui est injuste pour la moindre chose l’est aussi pour beaucoup.
11. Si donc pour l’injuste Mamon vous n’avez pas été fidèles, le bien véritable, qui vous le confiera ?
12. Et si, pour ce qui vous est étranger, vous n’avez pas été fidèles, ce qui est à vous, qui vous le donnera ?
13 Aucun domestique ne peut servir deux maîtres. Car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et dédaignera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. 



Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 25/11/12

* Deux mondes

Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon : il faut choisir !

Jésus nous dit qu’il y a deux mondes, deux réalités qui s’opposent : le monde de Dieu (le Royaume) et le monde de l’argent (le monde économique qui tente d’imposer sa loi au monde présent).

Dans le système économique, on n’a rien pour rien, tout est payant. C’est le monde de la symétrie, de la réciprocité, du donnant-donnant. C’est le monde marchand de l’achat et de la vente. Rien n’est donné, tout doit être mérité. Ce qui est échangé, ne l’est jamais pour rien : vendu pour de l’or ou prêté contre intérêt. C’est le monde du calcul et de la dette… de la dette qui vient écraser de son poids les plus faibles, les plus démunis, les plus petits (économiquement parlant).

Le système gouverné par l’argent organise l’échange. Il joue sur la loi de l’offre et de la demande : Par la publicité, il veut toucher notre désir… nous inciter à consommer. Il promeut ainsi la circulation de l’argent, en stimulant les ventes, en organisant des soldes.
Mais, en même temps, il contrôle l’offre en limitant la production… pour éviter la surproduction et la dévalorisation des biens… pour influer sur les prix, sur la valeur des biens produits. Autrement dit, il organise la valorisation de l’argent, en limitant sa quantité, en maintenant sa rareté.
On ne s’en rend pas toujours compte, mais il y a là une sorte de paradoxe : D’une part, le marché favorise la circulation de l’argent – l’investissement et la dépense – pour permettre la croissance. D’autre part, il met des limites, il plafonne, il quantifie – d’une certaine manière, il organise la rareté – pour maintenir la valorisation des biens et de la monnaie.
En effet, plus un bien est limité ou rare… plus il sera valorisé et cher… et plus il dégagera de marges, plus il sera salué pour sa performance. C’est le cas, bien sûr, des produits de luxe, mais aussi des biens courants. C’est ainsi, par exemple, qu’on détruit des milliers de tonnes de fruits tous les ans pour conserver le cours de leur prix de vente.
De même, si le marché a besoin des salaires pour promouvoir la consommation, il organise aussi leur faiblesse pour diminuer les coûts de production : Evidemment, plus un bien est produit à bas coût, plus il dégagera de rentabilité.

Le système économique repose ainsi sur un équilibre précaire entre consommation et pénurie… pour favoriser l’échange tout en maintenant la valeur de l’argent.
La question centrale de ce mécanisme est peut-être la question de la valeur… de ce qu’est la valeur… de la finalité de cette valeur :
qu’est-ce que ce système tend véritablement à valoriser, à favoriser ? Les biens ou les personnes ? L’individu ou le collectif ? Le profit personnel ou l’intérêt général ?

Le système de l’échange influence profondément notre mentalité, nos comportements, notre motivation. Il nous incite à chercher d’abord – et dans chaque situation – notre intérêt particulier… avec la fausse idée que l’intérêt de la collectivité serait en quelque sorte le fruit, la somme des intérêts particuliers. Mais l’expérience du néo-libéralisme nous montre que les choses ne fonctionnent pas ainsi.
Loin de construire la fraternité, le système marchand favorise la rivalité, la concurrence et l’injustice.
L’injustice vient du fait que tout est organisé pour que le petit… quitte à devoir emprunter … en ait juste assez pour subvenir à ses besoins en enrichissant le plus gros : celui qui possède, celui qui a la capacité d’investir, de prêter ou de vendre.

Dans le monde économique – nous le voyons bien – le droit est du côté de celui qui possède. Son intérêt… c’est d’augmenter sa capacité de profit et d’enrichissement… c’est de maintenir le système de l’échange, de la vente, de la dette… de faire circuler l’argent, tout en maintenant sa valeur, sa rareté. Car que vaudrait l’argent si tout le monde en avait à volonté, si tout le monde pouvait tout obtenir ?
C’est pourquoi, dans ce monde, il y aura toujours des pauvres (comme le dit lui-même Jésus – cf. Jn 12,8 ou Mc 14, 7, voir aussi Dt 15, 11), des laissés pour compte, des misérables, des victimes du système, qui n’ont plus rien à échanger… sinon eux-mêmes. C’est ainsi que l’homme peut devenir une marchandise… un objet parmi les autres… un esclave du système de l’échange.

A l’opposé du monde de l’argent, il existe une autre alternative (la seule, en réalité) : le monde nouveau de Dieu, le Royaume.
Le Royaume, c’est le monde de la surabondance : celui du don, de l’amour. Ici, rien n’est à vendre, à marchander, à mériter, à échanger. Tout est donné par grâce, sans raison, sans dette. C’est le monde du don et de la gratuité : un monde offert par Dieu… manifesté par Jésus… un monde à accueillir et à construire ici et maintenant… en changeant les mentalités, en modifiant les comportements.

Durant notre pèlerinage sur la terre… pour peu que nous placions notre foi et notre espérance en une altérité, en Dieu… nous ne vivons pas dans un seul de ces mondes, mais dans les deux : dans le monde économique et dans le monde nouveau de Dieu… ce monde dont nous sommes appelés à être les ouvriers… en nous préoccupant de la justice… en tenant compte de l’autre, de notre prochain.
C’est une situation limite, instable et difficile. Tout en étant un acteur économique… il faut résister aux sirènes de Mamon… et agir en faveur du Royaume.
Alors… la question est la suivante : comment faire entrer, comment instiller le monde nouveau de Dieu dans le monde de l’argent, le monde de Mamon… pour le transformer, le subvertir ?

* Mamon

Avant de répondre à la question… arrêtons-nous sur ce personnage… sur cette personnification de l’argent, de la richesse : Mamon.
Pour Jésus, l’argent n’est pas un objet neutre, c’est une puissance capable d’asservir.
Alors qu’on croit la posséder, c’est elle qui nous tient… qui nous possède.

L’argent – nous le savons bien – est un objet de pouvoir, un instrument de domination…de subordination… d’oppression.
A cause de l’attrait et de la rivalité qu’il suscite, il est vecteur de conflits, source de divisions et de violences, à l’intérieur des familles, des groupes, des structures. Il est ferment d’injustices entre les individus et les peuples.

Le mot « Mamon » désigne ce en quoi je me fie… ce en quoi je place ma confiance… et mon désir. Et c’est en cela qu’il s’agit d’une sorte de divinité, d’une puissance trompeuse.
Mamon soulève en l’homme un désir qu’il n’assouvit jamais (cf. Qo 5, 9). Il appelle à une confiance que lui-même ne peut pas offrir. Il donne l’illusion de la sécurité et de la stabilité, mais il est fuyant et fluctuant.

Non seulement Mamon suscite l’intérêt et la convoitise, mais il génère l’égoïsme, le souci et l’inquiétude. Il finit par asservir l’homme en le centrant sur lui-même… en le détournant de la quête du Royaume et de la justice de Dieu (cf. Mt 6, 33).

Vis-à-vis de cette puissance trompeuse et injuste, Jésus nous donne une parole, une parole tranchante : Entre Dieu et Mamon, il ne peut y avoir qu’un seul maître ; il faut choisir. C’est soit Dieu, soit Mamon.

Jésus ne donne pas de 3ème alternative. Il ne dit pas que nous pouvons être autonome, être nous-mêmes notre propre maître. Ça c’est l’illusion du monde moderne ! Mais puisque nous dépendons toujours d’un maître, il faut choisir lequel.

Faire le bon choix – en optant pour Dieu – implique de démystifier la puissance de Mamon et trouver le moyen de la déjouer.
Il faut faire face à la réalité du monde présent et voir ce qu’on peut y ajouter – le sel qu’on peut y mettre – pour changer le goût de ce monde, la saveur de la vie (Cf. Mt 5, 13).
En termes bibliques… Jésus nous dit qu’il faut faire preuve de ruse : être « avisé comme le serpent » (Mt 10, 16) ou comme le gérant de la parabole. [C’est le même mot grec qui les caractérise.]

Pour instiller le monde nouveau de Dieu dans le monde de l’argent, Jésus nous appelle à adopter l’attitude du gérant. Mais ce que lui fait pour de mauvaises raisons, en pensant uniquement à son intérêt personnel, il nous invite à le faire pour de bonnes raisons… en sachant où on va… en sachant qui on sert.

* L’habileté du gérant

Alors… qu’est-ce qu’a fait le gérant, exactement ?

L’histoire du gérant se déroule dans le contexte économique d’une métairie, dont la gestion a été confiée à un intendant.
Le propriétaire reçoit une plainte pour gestion déloyale et décide de démettre le gérant de ses fonctions.
Avant de rendre son tablier, l’intendant se livre à une analyse réaliste de ses possibilités. Il conclut que la solution la plus avantageuse pour lui consiste à profiter de son ultime pouvoir pour abaisser les dettes des débiteurs de son maître. Il obtiendra ainsi leur reconnaissance et leur amitié.
Evidemment, quand on doit 3700 litres d’huile, une remise de 50% n’est pas de refus. On ne peut que remercier et accueillir chaleureusement celui qui vous rend la vie moins pesante.

Le paradoxe de cette histoire, c’est qu’en agissant de la sorte – en pensant uniquement à son intérêt particulier – le gérant a, malgré tout, fait quelque chose en faveur du royaume :
En remettant une partie de la dette qui pesait sur les débiteurs de l’homme riche, il a instillé de la gratuité dans le monde écrasant de la dette. Il s’est fait des amis en utilisant l’argent trompeur, le « Mamon d’injustice ».
En d’autres termes, il a retourné la puissance de l’argent à son avantage, en favorisant la relation à l’autre. Il a subverti la puissance injuste de l’argent par la remise de la dette, par le don, la gratuité.
Là où la puissance de l’argent est habituellement démoniaque, c’est-à-dire là où elle divise les hommes entre eux, il a trouvé le moyen de la renverser, afin de créer du lien, de se faire des amis.

Il y a quelque chose d’étonnant et de déstabilisant dans cette parabole.
La surprise vient du fait que Jésus donne en exemple un homme apparemment malhonnête.
Le riche propriétaire aussi félicite le gérant d’injustice pour son habileté, alors qu’au départ, il veut le renvoyer pour avoir gaspillé et dilapidé ses biens… et qu’au final, l’habileté du gérant conduit à une dispersion plus importante encore de ses richesses.

Alors, pourquoi donner en exemple et féliciter un tel homme, un escroc ?
Uniquement pour son habileté !... une habileté dont nous avons besoin, pour la mettre au service du Royaume.

En mettant en concurrence deux vertus importantes – l’habileté et l’honnêteté – la parabole vient chambouler nos représentations, bouleverser nos catégories, notre manière de penser.
Il faut distinguer plusieurs plans :
-       Du point de vue de la morale économique, l’attitude du gérant est malhonnête. Il se permet de remettre une dette qui ne lui appartient pas. Il falsifie des lettres de créances ; il dilapide les biens de son maître. C’est du vol caractérisé, même si son maître est un homme riche.
-       Du point de vue de l’habileté, en revanche, le gérant est un maître. Il a su manifester les qualités essentielles d’un bon gestionnaire : face à l’adversité et à la précarité de sa situation, il prend le temps de la réflexion et du discernement (v.3), il cherche la manière de réaliser un gain le plus facilement et le plus rapidement possible, il montre un véritable esprit de prévoyance, pour assurer ses arrières (v.4), il est rapide dans l’application des décisions qu’il a prises (v.5-7). C’est la raison pour laquelle il reçoit les félicitations de son maître : il s’agit là d’un homme avisé, sensé, habile.
-       Enfin – troisième plan – du point de vue de Jésus, du point de vue du Royaume : L’homme a su renverser… subvertir la puissance du « Mamon d’injustice », en introduisant de la gratuité, du don, dans le système de la dette. Par son habileté, il a transformé l’argent trompeur en relation d’amitié.
La parabole (v. 8b) se conclue par une comparaison entre les enfants de ce siècle et les enfants de lumière, pour encourager les Chrétiens à s’inspirer de cette intelligence toute pratique dans la gestion des affaires du Royaume [désigné ici par « les demeures, les tentes éternelles » (v.9)].

Autrement dit, … ce qui est donné en exemple, dans l’attitude du gérant, ce n’est pas qu’il ait truandé son patron. Au contraire… Jésus appelle à la fidélité envers son maître… en choisissant bien son maître : Dieu le Père… et aucun autre.
Mais ce qui est salué, c’est qu’il soit parvenu à retourner la puissance d’asservissement de l’argent – par le biais de la dette – par une autre logique : celle du don, de la remise de la dette, de la dilapidation.

Ici, l’homme s’est conduit en gérant et non en propriétaire. (Et c’est cette manière de vivre que Jésus nous appelle à adopter !)
Considérant que ces sommes ne lui appartenaient pas, qu’elles lui étaient étrangères, il n’a eu aucune peine à les remettre, à s’en débarrasser. Ce faisant, il a désacralisé Mamon, en le réduisant à l’état de moyen, par la logique du don.[1]
Là où Mamon est bien souvent considéré comme un dieu, une idole, comme une fin en soi… le gérant lui a rendu sa place de moyen, d’instrument, au service de l’humanité, de l’amitié, de la fraternité.

En cela, l’économe – infidèle à l’argent – a été fidèle à la grâce.[2]

* Habileté et/ou fidélité ? Quelle fidélité ?

Mais le commentaire qui ponctue la parabole vient compliquer les choses, et d’une certaine manière, les nuancer.
Dans ce passage, si Jésus salue l’« habileté » du gérant (v.9), l’évangéliste Luc a ajouté à l’histoire une autre parole de Jésus qui met en avant la « fidélité » (v.10-12) : une fidélité qui commence dès les plus petites choses, les choses de l’argent.

En ajoutant à la parabole du gérant habile un enseignement de Jésus sur la fidélité (v.10-12), l’évangéliste Luc veut éviter les malentendus :
Si Jésus nous appelle à imiter l’habileté du gérant pour gérer les affaire du Royaume, il ne nous invite pas – en revanche – à imiter sa malhonnêteté.

La conclusion de l’épisode présente ainsi l’argent – notre relation à l’argent – comme le test de notre fiabilité, de notre fidélité à gérer les vraies richesses : celles que Dieu nous confie et nous offre gratuitement… celles qui appartiennent à la Lumière et qui ne périssent pas : l’amour et la grâce qui libèrent et qui sauvent.

Malgré tout… la parabole elle-même nous montre qu’il n’est pas toujours simple, ni même possible, de concilier les deux vertus : l’« habileté » (en faveur du Royaume) et la « fidélité » (pour les choses de l’argent) ?

Ici, l’évangéliste Luc… qui s’adresse d’abord aux responsables des communautés chrétiennes… tente de concilier l’enjeu spirituel et moral… le monde de la gratuité avec la fidélité à la loi (y compris celle du système économique).
Mais nous voyons bien que ce n’est pas toujours possible. Et c’est ce que se joue dans cette parabole : l’introduction de la grâce dans le monde de l’argent vient inévitablement secouer et retourner ce petit monde de la loi, du calcul et de la dette.[3]

C’est la raison pour laquelle, le passage se conclut par une exhortation finale (v.13) à choisir entre Dieu et Mamon.
Car le choix de la « fidélité » réside avant tout à ce niveau. C’est un choix que chacun est conduit à faire :
-       En dernière instance, veux- tu travailler pour le monde de la Loi : un monde où l’on compte, où l’on ne cesse de régler des comptes… un monde où, dans tous les domaines, les dettes et les créances doivent toujours s’équilibrer… un monde où l’on attend que Dieu punisse et récompense, menace et juge ?
-       Ou acceptes-tu d’entrer dans le monde de l’Évangile, le Royaume : un monde de grâce, de prodigalité, d’abondance, où Dieu aime à profusion, où Il se donne sans compter… pour inscrire ta vie dans cette dynamique du don ? [4]

* Pour conclure : que peut-on entendre aujourd’hui… pour nos vies… dans cette parabole ?

Jésus nous invite à nous considérer comme « étrangers » à Mamon (v.12), bien qu’il nous faille nous frotter aux deux réalités : au monde de l’argent et au Royaume.

Ce qui nous appartient vraiment... ce qui est à nous (v.12)… ce n’est pas ce que nous accaparons, ni ce que nous possédons… mais c’est ce qui nous est donné et ce que nous donnons.
Ce qui nous appartient réellement (v.12) – le bien véritable – relève du domaine du don et non de la possession.
C’est pourquoi Jésus ne nous appelle pas à nous comporter en propriétaire, mais en gérant – en gérant habile – pour gérer notre vie selon la logique du Royaume, par le biais du don, de la remise de la dette… qu’il s’agisse d’une dette pécuniaire ou de la dette du péché (cf. Jn 20, 23).[5]

Nous voyons, à travers cette parabole, le changement de mentalité que Jésus nous invite à opérer : Il s’agit de faire entrer la Grâce dans le monde de l’argent[6] … et non le contraire, comme les Pharisiens qui font entrer l’argent, le donnant-donnant (pour ne pas dire le commerce) dans le domaine de leurs relations avec Dieu.

A travers cette histoire (scandaleuse en apparence), nous comprenons que les questions soulevées par l’argent ne sont pas d’abord d’ordre moral, mais spirituel.
Avec l’argent, il ne s’agit pas simplement d’une monnaie d’échange, mais d’une puissance qui vient influencer notre désir, nos comportements… et concurrencer Dieu dans le cœur de l’homme.
Le conflit entre Dieu et Mamon porte sur notre confiance, sur notre amour. (Idolâtrer l’argent est incompatible avec la confiance en Dieu.) C’est la raison pour laquelle Jésus nous appelle à faire un choix radical, à prendre une décision pour Dieu ou pour l’argent.
« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (cf. Mt 6, 21 ; Lc 12, 34).

Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas travailler, exercer une profession dans le monde marchand. Mais cela signifie que nous devons toujours avoir en mémoire que l’argent, c’est Mamon !… pour conserver notre liberté et le détachement nécessaire vis-à-vis de l’argent… pour être capable de déjouer sa force de séduction (qui nous appelle à convoiter, à posséder) et retourner son pouvoir d’injustice (par le don).

La sagesse, l’habileté consiste à être capable de se servir de l’argent… sans le servir… d’en user comme d’un instrument au service du Royaume… au service de la Grâce.

Jésus nous appelle peu à peu à instiller, à insuffler la logique du don et de la gratuité dans toute les strates de notre existence… dans tous les domaines : personnel, économique et relationnel.
En ce sens, cette parabole nous livre aussi un enseignement sur le pardon.

L’attitude du gérant nous montre que, dans le Royaume, nous n’avons pas besoin de rembourser nos dettes, nos fautes… ni en travaillant durement, ni en mendiant.
Il nous faut simplement apprendre à remettre la dette des autres, comme Dieu remet la nôtre, gratuitement (cf. aussi Mt 6, 14s).

Dieu nous fait grâce. Par sa miséricorde, il nous pardonne nos dettes, nos fautes.
Dès lors, nous pouvons, à notre tour, être miséricordieux avec nous-mêmes et avec autrui.
Et c’est bien ce que fait le gérant habille. Au fond de lui-même, il sait qu’il a dilapidé les biens de son maître et qu’il ne pourra pas rembourser la totalité de sa dette, ni par un travail acharné, ni en mendiant.
Dans cette situation, il a une approche créative de sa culpabilité[7]. Il comprend que la seule possibilité qui lui reste est de traiter les autres débiteurs avec humanité, en remettant une partie de la dette qu’ils avaient eux aussi contractée auprès du maître.
Il se dit alors en lui-même : « je suis endetté, vous l’êtes tout autant… avant d’être relevé de la gérance je peux encore faire quelque chose : vous soulager du poids de votre dette ».

Puisque notre maître n’est pas Mamon, mais Dieu… nous avons un maître miséricordieux et accueillant, qui donne gratuitement son pardon. L’habileté consiste à faire preuve de la même libéralité, de la même largesse à l’égard des autres.

Alors, à nous de saler le monde avec l’Evangile… de faire entrer les valeurs du Royaume – la logique du don, de la gratuité – dans toutes nos relations… avec Dieu et avec les Hommes.
Amen. 


[1] Cf. Jacques Ellul, L’homme et l’argent, Delachaux & Niestlé, 1954, p.144s.
[2] Cf. Jacques Ellul, op.cit., p.127.
[3] Selon qu’on se place du point de vue de la loi (du point de vue du riche) ou du point de vue de la grâce (du point de vue du débiteur), on trouvera que le gérant est un escroc ou un homme habile.
[4] Cf. Richard Bennahmias, « une grâce bien méritée » (Luc 16, 1-13) : voir site internet « la Bête à Bon Dieu ».
[5] Dieu nous donne tout gratuitement… il nous fait grâce… et c’est dans cette logique du don qu’il nous invite à nous inscrire, afin de détrôner, de surpasser le système du calcul, de subvertir la puissance du « Mamon d’injustice » (v.9).
C’est, bien malgré lui, ce que fait le gérant, en remettant la dette avec l’argent d’un autre. Il retourne la puissance destructrice de l’argent pour la transformer positivement.
Du point de vue du Royaume… si son habileté est louée, c’est que le don est la seule façon de blanchir l’argent injuste (Cf. François Bovon, L’Evangile selon saint Luc (15,1 – 19,27) IIIc, Labor et Fides, p.73.).
[6] Cf. Jacques Ellul, op.cit., p.129.
[7] Cf. Anselm Grün, Jésus thérapeute, Salvator, 2011, p.20.