dimanche 25 novembre 2012

Lc 16, 1-13


Lc 16, 1-13
Lectures bibliques : Mt 10, 16 ; Lc 16, 1-13  
Thématique : Faire entrer la grâce dans le monde de l’argent, pour subvertir la puissance du Mamon d’injustice

Prédication = voir plus bas, après les lectures


Mt 10, 16 ; Lc 16, 1-13 

- Mt 10, 16

Jésus envoie ses disciples en mission avec cette instruction :
« Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés (avisés) comme les serpents et candides comme les colombes ».

- Lc 16, 1-13

1. Puis [Jésus] dit aux disciples : Il était un homme riche qui avait un gérant, et celui-ci lui fut dénoncé comme dispersant (gaspillant) ses biens.
2. L’ayant appelé, il lui dit : qu’est-ce que j’entends à ton sujet ? Rends-moi compte de ta gestion, car tu ne peux plus gérer.
3. Le gérant se dit en lui-même : que ferai-je, puisque mon maître m’enlève la gestion ? bêcher je n’en ai pas la force, mendier j’en ai honte.
4. Je sais ce que je ferai, afin que, lorsque je serai écarté de la gestion, ils me reçoivent dans leurs maisons.
5. Ayant fait venir chacun des débiteurs de son maître, il disait au premier : combien dois-tu à mon maître ?
6. Il répondit : cent baths (barils) d’huile.
Il lui dit : prends ton reçu, assieds-toi, écris vite : cinquante.
7. Puis il dit à un autre : toi, combien dois-tu ?
il répondit : cent kors (mesures) de blé.
Il lui dit : prends ton reçu, et écris : quatre-vingts.
8. Le maître félicita le gérant de l’injustice car il fit de manière sensée (avisée). En effet, les enfants de ce siècle sont plus sensés (avisé) que les enfants de la lumière envers leur génération.
9. Et moi je vous dis : faites-vous des amis avec le Mamon de l’injustice, pour que, lorsqu’il manquera, ils vous reçoivent dans les demeures (tentes) éternelles.
10. Celui qui est fidèle (fiable) pour la moindre chose l’est aussi pour beaucoup. Celui qui est injuste pour la moindre chose l’est aussi pour beaucoup.
11. Si donc pour l’injuste Mamon vous n’avez pas été fidèles, le bien véritable, qui vous le confiera ?
12. Et si, pour ce qui vous est étranger, vous n’avez pas été fidèles, ce qui est à vous, qui vous le donnera ?
13 Aucun domestique ne peut servir deux maîtres. Car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et dédaignera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon. 



Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 25/11/12

* Deux mondes

Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon : il faut choisir !

Jésus nous dit qu’il y a deux mondes, deux réalités qui s’opposent : le monde de Dieu (le Royaume) et le monde de l’argent (le monde économique qui tente d’imposer sa loi au monde présent).

Dans le système économique, on n’a rien pour rien, tout est payant. C’est le monde de la symétrie, de la réciprocité, du donnant-donnant. C’est le monde marchand de l’achat et de la vente. Rien n’est donné, tout doit être mérité. Ce qui est échangé, ne l’est jamais pour rien : vendu pour de l’or ou prêté contre intérêt. C’est le monde du calcul et de la dette… de la dette qui vient écraser de son poids les plus faibles, les plus démunis, les plus petits (économiquement parlant).

Le système gouverné par l’argent organise l’échange. Il joue sur la loi de l’offre et de la demande : Par la publicité, il veut toucher notre désir… nous inciter à consommer. Il promeut ainsi la circulation de l’argent, en stimulant les ventes, en organisant des soldes.
Mais, en même temps, il contrôle l’offre en limitant la production… pour éviter la surproduction et la dévalorisation des biens… pour influer sur les prix, sur la valeur des biens produits. Autrement dit, il organise la valorisation de l’argent, en limitant sa quantité, en maintenant sa rareté.
On ne s’en rend pas toujours compte, mais il y a là une sorte de paradoxe : D’une part, le marché favorise la circulation de l’argent – l’investissement et la dépense – pour permettre la croissance. D’autre part, il met des limites, il plafonne, il quantifie – d’une certaine manière, il organise la rareté – pour maintenir la valorisation des biens et de la monnaie.
En effet, plus un bien est limité ou rare… plus il sera valorisé et cher… et plus il dégagera de marges, plus il sera salué pour sa performance. C’est le cas, bien sûr, des produits de luxe, mais aussi des biens courants. C’est ainsi, par exemple, qu’on détruit des milliers de tonnes de fruits tous les ans pour conserver le cours de leur prix de vente.
De même, si le marché a besoin des salaires pour promouvoir la consommation, il organise aussi leur faiblesse pour diminuer les coûts de production : Evidemment, plus un bien est produit à bas coût, plus il dégagera de rentabilité.

Le système économique repose ainsi sur un équilibre précaire entre consommation et pénurie… pour favoriser l’échange tout en maintenant la valeur de l’argent.
La question centrale de ce mécanisme est peut-être la question de la valeur… de ce qu’est la valeur… de la finalité de cette valeur :
qu’est-ce que ce système tend véritablement à valoriser, à favoriser ? Les biens ou les personnes ? L’individu ou le collectif ? Le profit personnel ou l’intérêt général ?

Le système de l’échange influence profondément notre mentalité, nos comportements, notre motivation. Il nous incite à chercher d’abord – et dans chaque situation – notre intérêt particulier… avec la fausse idée que l’intérêt de la collectivité serait en quelque sorte le fruit, la somme des intérêts particuliers. Mais l’expérience du néo-libéralisme nous montre que les choses ne fonctionnent pas ainsi.
Loin de construire la fraternité, le système marchand favorise la rivalité, la concurrence et l’injustice.
L’injustice vient du fait que tout est organisé pour que le petit… quitte à devoir emprunter … en ait juste assez pour subvenir à ses besoins en enrichissant le plus gros : celui qui possède, celui qui a la capacité d’investir, de prêter ou de vendre.

Dans le monde économique – nous le voyons bien – le droit est du côté de celui qui possède. Son intérêt… c’est d’augmenter sa capacité de profit et d’enrichissement… c’est de maintenir le système de l’échange, de la vente, de la dette… de faire circuler l’argent, tout en maintenant sa valeur, sa rareté. Car que vaudrait l’argent si tout le monde en avait à volonté, si tout le monde pouvait tout obtenir ?
C’est pourquoi, dans ce monde, il y aura toujours des pauvres (comme le dit lui-même Jésus – cf. Jn 12,8 ou Mc 14, 7, voir aussi Dt 15, 11), des laissés pour compte, des misérables, des victimes du système, qui n’ont plus rien à échanger… sinon eux-mêmes. C’est ainsi que l’homme peut devenir une marchandise… un objet parmi les autres… un esclave du système de l’échange.

A l’opposé du monde de l’argent, il existe une autre alternative (la seule, en réalité) : le monde nouveau de Dieu, le Royaume.
Le Royaume, c’est le monde de la surabondance : celui du don, de l’amour. Ici, rien n’est à vendre, à marchander, à mériter, à échanger. Tout est donné par grâce, sans raison, sans dette. C’est le monde du don et de la gratuité : un monde offert par Dieu… manifesté par Jésus… un monde à accueillir et à construire ici et maintenant… en changeant les mentalités, en modifiant les comportements.

Durant notre pèlerinage sur la terre… pour peu que nous placions notre foi et notre espérance en une altérité, en Dieu… nous ne vivons pas dans un seul de ces mondes, mais dans les deux : dans le monde économique et dans le monde nouveau de Dieu… ce monde dont nous sommes appelés à être les ouvriers… en nous préoccupant de la justice… en tenant compte de l’autre, de notre prochain.
C’est une situation limite, instable et difficile. Tout en étant un acteur économique… il faut résister aux sirènes de Mamon… et agir en faveur du Royaume.
Alors… la question est la suivante : comment faire entrer, comment instiller le monde nouveau de Dieu dans le monde de l’argent, le monde de Mamon… pour le transformer, le subvertir ?

* Mamon

Avant de répondre à la question… arrêtons-nous sur ce personnage… sur cette personnification de l’argent, de la richesse : Mamon.
Pour Jésus, l’argent n’est pas un objet neutre, c’est une puissance capable d’asservir.
Alors qu’on croit la posséder, c’est elle qui nous tient… qui nous possède.

L’argent – nous le savons bien – est un objet de pouvoir, un instrument de domination…de subordination… d’oppression.
A cause de l’attrait et de la rivalité qu’il suscite, il est vecteur de conflits, source de divisions et de violences, à l’intérieur des familles, des groupes, des structures. Il est ferment d’injustices entre les individus et les peuples.

Le mot « Mamon » désigne ce en quoi je me fie… ce en quoi je place ma confiance… et mon désir. Et c’est en cela qu’il s’agit d’une sorte de divinité, d’une puissance trompeuse.
Mamon soulève en l’homme un désir qu’il n’assouvit jamais (cf. Qo 5, 9). Il appelle à une confiance que lui-même ne peut pas offrir. Il donne l’illusion de la sécurité et de la stabilité, mais il est fuyant et fluctuant.

Non seulement Mamon suscite l’intérêt et la convoitise, mais il génère l’égoïsme, le souci et l’inquiétude. Il finit par asservir l’homme en le centrant sur lui-même… en le détournant de la quête du Royaume et de la justice de Dieu (cf. Mt 6, 33).

Vis-à-vis de cette puissance trompeuse et injuste, Jésus nous donne une parole, une parole tranchante : Entre Dieu et Mamon, il ne peut y avoir qu’un seul maître ; il faut choisir. C’est soit Dieu, soit Mamon.

Jésus ne donne pas de 3ème alternative. Il ne dit pas que nous pouvons être autonome, être nous-mêmes notre propre maître. Ça c’est l’illusion du monde moderne ! Mais puisque nous dépendons toujours d’un maître, il faut choisir lequel.

Faire le bon choix – en optant pour Dieu – implique de démystifier la puissance de Mamon et trouver le moyen de la déjouer.
Il faut faire face à la réalité du monde présent et voir ce qu’on peut y ajouter – le sel qu’on peut y mettre – pour changer le goût de ce monde, la saveur de la vie (Cf. Mt 5, 13).
En termes bibliques… Jésus nous dit qu’il faut faire preuve de ruse : être « avisé comme le serpent » (Mt 10, 16) ou comme le gérant de la parabole. [C’est le même mot grec qui les caractérise.]

Pour instiller le monde nouveau de Dieu dans le monde de l’argent, Jésus nous appelle à adopter l’attitude du gérant. Mais ce que lui fait pour de mauvaises raisons, en pensant uniquement à son intérêt personnel, il nous invite à le faire pour de bonnes raisons… en sachant où on va… en sachant qui on sert.

* L’habileté du gérant

Alors… qu’est-ce qu’a fait le gérant, exactement ?

L’histoire du gérant se déroule dans le contexte économique d’une métairie, dont la gestion a été confiée à un intendant.
Le propriétaire reçoit une plainte pour gestion déloyale et décide de démettre le gérant de ses fonctions.
Avant de rendre son tablier, l’intendant se livre à une analyse réaliste de ses possibilités. Il conclut que la solution la plus avantageuse pour lui consiste à profiter de son ultime pouvoir pour abaisser les dettes des débiteurs de son maître. Il obtiendra ainsi leur reconnaissance et leur amitié.
Evidemment, quand on doit 3700 litres d’huile, une remise de 50% n’est pas de refus. On ne peut que remercier et accueillir chaleureusement celui qui vous rend la vie moins pesante.

Le paradoxe de cette histoire, c’est qu’en agissant de la sorte – en pensant uniquement à son intérêt particulier – le gérant a, malgré tout, fait quelque chose en faveur du royaume :
En remettant une partie de la dette qui pesait sur les débiteurs de l’homme riche, il a instillé de la gratuité dans le monde écrasant de la dette. Il s’est fait des amis en utilisant l’argent trompeur, le « Mamon d’injustice ».
En d’autres termes, il a retourné la puissance de l’argent à son avantage, en favorisant la relation à l’autre. Il a subverti la puissance injuste de l’argent par la remise de la dette, par le don, la gratuité.
Là où la puissance de l’argent est habituellement démoniaque, c’est-à-dire là où elle divise les hommes entre eux, il a trouvé le moyen de la renverser, afin de créer du lien, de se faire des amis.

Il y a quelque chose d’étonnant et de déstabilisant dans cette parabole.
La surprise vient du fait que Jésus donne en exemple un homme apparemment malhonnête.
Le riche propriétaire aussi félicite le gérant d’injustice pour son habileté, alors qu’au départ, il veut le renvoyer pour avoir gaspillé et dilapidé ses biens… et qu’au final, l’habileté du gérant conduit à une dispersion plus importante encore de ses richesses.

Alors, pourquoi donner en exemple et féliciter un tel homme, un escroc ?
Uniquement pour son habileté !... une habileté dont nous avons besoin, pour la mettre au service du Royaume.

En mettant en concurrence deux vertus importantes – l’habileté et l’honnêteté – la parabole vient chambouler nos représentations, bouleverser nos catégories, notre manière de penser.
Il faut distinguer plusieurs plans :
-       Du point de vue de la morale économique, l’attitude du gérant est malhonnête. Il se permet de remettre une dette qui ne lui appartient pas. Il falsifie des lettres de créances ; il dilapide les biens de son maître. C’est du vol caractérisé, même si son maître est un homme riche.
-       Du point de vue de l’habileté, en revanche, le gérant est un maître. Il a su manifester les qualités essentielles d’un bon gestionnaire : face à l’adversité et à la précarité de sa situation, il prend le temps de la réflexion et du discernement (v.3), il cherche la manière de réaliser un gain le plus facilement et le plus rapidement possible, il montre un véritable esprit de prévoyance, pour assurer ses arrières (v.4), il est rapide dans l’application des décisions qu’il a prises (v.5-7). C’est la raison pour laquelle il reçoit les félicitations de son maître : il s’agit là d’un homme avisé, sensé, habile.
-       Enfin – troisième plan – du point de vue de Jésus, du point de vue du Royaume : L’homme a su renverser… subvertir la puissance du « Mamon d’injustice », en introduisant de la gratuité, du don, dans le système de la dette. Par son habileté, il a transformé l’argent trompeur en relation d’amitié.
La parabole (v. 8b) se conclue par une comparaison entre les enfants de ce siècle et les enfants de lumière, pour encourager les Chrétiens à s’inspirer de cette intelligence toute pratique dans la gestion des affaires du Royaume [désigné ici par « les demeures, les tentes éternelles » (v.9)].

Autrement dit, … ce qui est donné en exemple, dans l’attitude du gérant, ce n’est pas qu’il ait truandé son patron. Au contraire… Jésus appelle à la fidélité envers son maître… en choisissant bien son maître : Dieu le Père… et aucun autre.
Mais ce qui est salué, c’est qu’il soit parvenu à retourner la puissance d’asservissement de l’argent – par le biais de la dette – par une autre logique : celle du don, de la remise de la dette, de la dilapidation.

Ici, l’homme s’est conduit en gérant et non en propriétaire. (Et c’est cette manière de vivre que Jésus nous appelle à adopter !)
Considérant que ces sommes ne lui appartenaient pas, qu’elles lui étaient étrangères, il n’a eu aucune peine à les remettre, à s’en débarrasser. Ce faisant, il a désacralisé Mamon, en le réduisant à l’état de moyen, par la logique du don.[1]
Là où Mamon est bien souvent considéré comme un dieu, une idole, comme une fin en soi… le gérant lui a rendu sa place de moyen, d’instrument, au service de l’humanité, de l’amitié, de la fraternité.

En cela, l’économe – infidèle à l’argent – a été fidèle à la grâce.[2]

* Habileté et/ou fidélité ? Quelle fidélité ?

Mais le commentaire qui ponctue la parabole vient compliquer les choses, et d’une certaine manière, les nuancer.
Dans ce passage, si Jésus salue l’« habileté » du gérant (v.9), l’évangéliste Luc a ajouté à l’histoire une autre parole de Jésus qui met en avant la « fidélité » (v.10-12) : une fidélité qui commence dès les plus petites choses, les choses de l’argent.

En ajoutant à la parabole du gérant habile un enseignement de Jésus sur la fidélité (v.10-12), l’évangéliste Luc veut éviter les malentendus :
Si Jésus nous appelle à imiter l’habileté du gérant pour gérer les affaire du Royaume, il ne nous invite pas – en revanche – à imiter sa malhonnêteté.

La conclusion de l’épisode présente ainsi l’argent – notre relation à l’argent – comme le test de notre fiabilité, de notre fidélité à gérer les vraies richesses : celles que Dieu nous confie et nous offre gratuitement… celles qui appartiennent à la Lumière et qui ne périssent pas : l’amour et la grâce qui libèrent et qui sauvent.

Malgré tout… la parabole elle-même nous montre qu’il n’est pas toujours simple, ni même possible, de concilier les deux vertus : l’« habileté » (en faveur du Royaume) et la « fidélité » (pour les choses de l’argent) ?

Ici, l’évangéliste Luc… qui s’adresse d’abord aux responsables des communautés chrétiennes… tente de concilier l’enjeu spirituel et moral… le monde de la gratuité avec la fidélité à la loi (y compris celle du système économique).
Mais nous voyons bien que ce n’est pas toujours possible. Et c’est ce que se joue dans cette parabole : l’introduction de la grâce dans le monde de l’argent vient inévitablement secouer et retourner ce petit monde de la loi, du calcul et de la dette.[3]

C’est la raison pour laquelle, le passage se conclut par une exhortation finale (v.13) à choisir entre Dieu et Mamon.
Car le choix de la « fidélité » réside avant tout à ce niveau. C’est un choix que chacun est conduit à faire :
-       En dernière instance, veux- tu travailler pour le monde de la Loi : un monde où l’on compte, où l’on ne cesse de régler des comptes… un monde où, dans tous les domaines, les dettes et les créances doivent toujours s’équilibrer… un monde où l’on attend que Dieu punisse et récompense, menace et juge ?
-       Ou acceptes-tu d’entrer dans le monde de l’Évangile, le Royaume : un monde de grâce, de prodigalité, d’abondance, où Dieu aime à profusion, où Il se donne sans compter… pour inscrire ta vie dans cette dynamique du don ? [4]

* Pour conclure : que peut-on entendre aujourd’hui… pour nos vies… dans cette parabole ?

Jésus nous invite à nous considérer comme « étrangers » à Mamon (v.12), bien qu’il nous faille nous frotter aux deux réalités : au monde de l’argent et au Royaume.

Ce qui nous appartient vraiment... ce qui est à nous (v.12)… ce n’est pas ce que nous accaparons, ni ce que nous possédons… mais c’est ce qui nous est donné et ce que nous donnons.
Ce qui nous appartient réellement (v.12) – le bien véritable – relève du domaine du don et non de la possession.
C’est pourquoi Jésus ne nous appelle pas à nous comporter en propriétaire, mais en gérant – en gérant habile – pour gérer notre vie selon la logique du Royaume, par le biais du don, de la remise de la dette… qu’il s’agisse d’une dette pécuniaire ou de la dette du péché (cf. Jn 20, 23).[5]

Nous voyons, à travers cette parabole, le changement de mentalité que Jésus nous invite à opérer : Il s’agit de faire entrer la Grâce dans le monde de l’argent[6] … et non le contraire, comme les Pharisiens qui font entrer l’argent, le donnant-donnant (pour ne pas dire le commerce) dans le domaine de leurs relations avec Dieu.

A travers cette histoire (scandaleuse en apparence), nous comprenons que les questions soulevées par l’argent ne sont pas d’abord d’ordre moral, mais spirituel.
Avec l’argent, il ne s’agit pas simplement d’une monnaie d’échange, mais d’une puissance qui vient influencer notre désir, nos comportements… et concurrencer Dieu dans le cœur de l’homme.
Le conflit entre Dieu et Mamon porte sur notre confiance, sur notre amour. (Idolâtrer l’argent est incompatible avec la confiance en Dieu.) C’est la raison pour laquelle Jésus nous appelle à faire un choix radical, à prendre une décision pour Dieu ou pour l’argent.
« Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (cf. Mt 6, 21 ; Lc 12, 34).

Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas travailler, exercer une profession dans le monde marchand. Mais cela signifie que nous devons toujours avoir en mémoire que l’argent, c’est Mamon !… pour conserver notre liberté et le détachement nécessaire vis-à-vis de l’argent… pour être capable de déjouer sa force de séduction (qui nous appelle à convoiter, à posséder) et retourner son pouvoir d’injustice (par le don).

La sagesse, l’habileté consiste à être capable de se servir de l’argent… sans le servir… d’en user comme d’un instrument au service du Royaume… au service de la Grâce.

Jésus nous appelle peu à peu à instiller, à insuffler la logique du don et de la gratuité dans toute les strates de notre existence… dans tous les domaines : personnel, économique et relationnel.
En ce sens, cette parabole nous livre aussi un enseignement sur le pardon.

L’attitude du gérant nous montre que, dans le Royaume, nous n’avons pas besoin de rembourser nos dettes, nos fautes… ni en travaillant durement, ni en mendiant.
Il nous faut simplement apprendre à remettre la dette des autres, comme Dieu remet la nôtre, gratuitement (cf. aussi Mt 6, 14s).

Dieu nous fait grâce. Par sa miséricorde, il nous pardonne nos dettes, nos fautes.
Dès lors, nous pouvons, à notre tour, être miséricordieux avec nous-mêmes et avec autrui.
Et c’est bien ce que fait le gérant habille. Au fond de lui-même, il sait qu’il a dilapidé les biens de son maître et qu’il ne pourra pas rembourser la totalité de sa dette, ni par un travail acharné, ni en mendiant.
Dans cette situation, il a une approche créative de sa culpabilité[7]. Il comprend que la seule possibilité qui lui reste est de traiter les autres débiteurs avec humanité, en remettant une partie de la dette qu’ils avaient eux aussi contractée auprès du maître.
Il se dit alors en lui-même : « je suis endetté, vous l’êtes tout autant… avant d’être relevé de la gérance je peux encore faire quelque chose : vous soulager du poids de votre dette ».

Puisque notre maître n’est pas Mamon, mais Dieu… nous avons un maître miséricordieux et accueillant, qui donne gratuitement son pardon. L’habileté consiste à faire preuve de la même libéralité, de la même largesse à l’égard des autres.

Alors, à nous de saler le monde avec l’Evangile… de faire entrer les valeurs du Royaume – la logique du don, de la gratuité – dans toutes nos relations… avec Dieu et avec les Hommes.
Amen. 


[1] Cf. Jacques Ellul, L’homme et l’argent, Delachaux & Niestlé, 1954, p.144s.
[2] Cf. Jacques Ellul, op.cit., p.127.
[3] Selon qu’on se place du point de vue de la loi (du point de vue du riche) ou du point de vue de la grâce (du point de vue du débiteur), on trouvera que le gérant est un escroc ou un homme habile.
[4] Cf. Richard Bennahmias, « une grâce bien méritée » (Luc 16, 1-13) : voir site internet « la Bête à Bon Dieu ».
[5] Dieu nous donne tout gratuitement… il nous fait grâce… et c’est dans cette logique du don qu’il nous invite à nous inscrire, afin de détrôner, de surpasser le système du calcul, de subvertir la puissance du « Mamon d’injustice » (v.9).
C’est, bien malgré lui, ce que fait le gérant, en remettant la dette avec l’argent d’un autre. Il retourne la puissance destructrice de l’argent pour la transformer positivement.
Du point de vue du Royaume… si son habileté est louée, c’est que le don est la seule façon de blanchir l’argent injuste (Cf. François Bovon, L’Evangile selon saint Luc (15,1 – 19,27) IIIc, Labor et Fides, p.73.).
[6] Cf. Jacques Ellul, op.cit., p.129.
[7] Cf. Anselm Grün, Jésus thérapeute, Salvator, 2011, p.20.

dimanche 11 novembre 2012

Mc 10, 17-31


Mc 10, 17-31

Lectures bibliques : Mc 10, 17-31 ; Mc 8, 34-35
Thématique : se dé-préoccuper de soi-même, pour suivre le Christ
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Assemblée générale extraordinaire de l’association cultuelle de l’Eglise Réformée de Tonneins, le 11/11/12.

La question existentielle que l’homme riche adresse à Jésus concerne la « vie éternelle » : que faut-il faire pour en hériter ?
Que faut-il que « je » fasse pour avoir part à la vie que Dieu promet aux justes à ses côtés, d’après la croyance traditionnelle d’une partie du judaïsme au 1er siècle ?

Cette question est très sérieuse. C’est une question universelle, une question que chacun est conduit un jour ou l’autre à se poser face à la réalité de la finitude humaine, face à la perspective inévitable de sa propre mort.
Comme l’homme riche, nous aimerions tous avoir l’assurance de la « vie éternelle », d’une vie aux côtés de Dieu, dans l’éternité divine, par-delà notre existence terrestre.

Seulement avec cette notion de « vie éternelle », il y a déjà un problème… un malentendu possible dans la formulation de la question.
La « vie éternelle » dans la Bible, ce n’est pas tellement une vie sans fin, mais plutôt une vie sauvée, une vie en plénitude : la vie qu’on mène dans le monde de Dieu.

La principale difficulté, c’est que nous avons du mal à penser ce monde nouveau de Dieu – ce royaume de Dieu – au présent… nous ne savons l’imaginer qu’à l’avenir.
C’est comme si nous étions fondamentalement pessimistes quant à la vie que nous menons, comme si nous pensions, au fond de nous-mêmes, qu’il n’y a plus aucun changement possible, aucun salut possible en ce temps-ci. Alors, nous reportons nos espoirs de vie meilleure vers un monde à venir… dont nous ne savons pourtant rien… et nous tirons un trait sur la vie qui est la nôtre ici et maintenant.

Or, la première chose qui peut nous sauter aux oreilles ce matin, c’est la parole que Jésus adresse à l’homme riche avant que celui-ci ne s’éloigne attristé :
« ce que tu as, va le vendre, donne le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Et viens et suis-moi »… Oui… ici et maintenant… viens et suis-moi !
Cette réponse nous fait découvrir que la « vie éternelle » – ou mieux, la vie dans le monde nouveau de Dieu – ce n’est pas seulement pour plus tard – au ciel – pour cet avenir qui fuit toujours plus loin en avant… ce n’est pas pour « après » – après la mort – … mais c’est d’abord pour « maintenant ».
Cette vie nouvelle – contrairement à ce qu’on peut imaginer – on ne la trouve pas en récompense à une série d’obéissances assidues et sans défaillance, mais on la découvre en s’engageant à la suite de Jésus, en entrant avec lui dans ce monde nouveau qu’il appelle « le règne de Dieu ».

Alors… pour éviter les malentendus… pour éviter d’être comme cet homme riche… qui ne croyait au salut que dans la vie future… qui pensait, d’une certaine manière, pouvoir accumuler les bonnes œuvres pour plaire à Dieu et mériter son paradis… et qui, pourtant, en vient à refuser le salut quand il frappe à sa porte, quand il est à sa portée, quand il lui est offert ici et maintenant en marchant à la suite de Jésus… il nous faut reformuler la question posée :
Que faut-il que « je » fasse pour répondre à la volonté de Dieu ? pour être en accord avec Lui ? pour vivre dans la proximité de Dieu ? pour entrer dans le monde nouveau de Dieu ?

Mais même en reformulant la question pour s’intéresser au présent (et non plus seulement à l’avenir) … on retombe sur le même problème : c’est la question du « faire » : « que dois-je faire ? »
Même formulée ainsi, la question reste inadéquate : elle ne nous fait pas entrer dans la foi ; elle nous maintient dans la religion.
Et c’est bien là le problème de l’homme riche : il en est encore au stade de la religion, du commerce avec Dieu.
Pour lui, la relation à Dieu va de bas en haut : c’est lui qui doit faire quelque chose pour Dieu… espérant en retour que Dieu fera quelque chose pour lui, qu’il lui donnera (en l’occurrence) une sorte d’assurance contre la mort.
Mais, pour Jésus, la relation avec Dieu – notre Père céleste – n’est pas de cet ordre là.
Malgré toute l’amitié qu’il porte à cet homme sincère, Jésus propose autre chose qu’une religion : il propose une autre manière de vivre.
Ce qu’il lui propose maintenant, c’est de tourner complètement la page, de laisser derrière lui tout ce qu’il possède, tant ses biens que ses acquis religieux, pour entrer libre dans cette vie autre, en suivant Jésus.

Et tout le dialogue entre les deux hommes nous montre un décalage entre deux manières de comprendre la vie devant Dieu :
L’homme riche pose la question « quoi » ? Jésus lui répond « qui ».
L’homme riche demande « que faire », « que manque-t-il encore » ?
Jésus lui répond sur un autre plan : non pas « faire », non pas « accumuler » (les richesses ou les bonnes œuvres), mais « suivre », « vivre », « aimer », « donner », « se donner ».
L’homme riche se place sur le registre de la loi, celui du devoir : du devoir moral, du devoir religieux. Il faut saisir, tenir, faire quelque chose de plus, accroître ses performances religieuses, son impeccabilité.
Jésus lui indique une autre voie… celle de la foi et de la liberté : accepter de lâcher prise, d’ouvrir les mains, de s’inscrire dans le manque… accepter de dépendre de la grâce d’un Autre.
Ne pas tenir ou faire par soi-même, par ses propres forces… quitter la logique des œuvres, de la performance, du mérite, du donnant-donnant… abandonner l’idée de rétribution, l’idée qu’une récompense particulière attendrait le juste méritant.
Autrement dit, sortir du registre du calcul… d’une conception utilitariste de la foi (qui voudrait qu’il y ait quelque chose – un profit – au bout… pour justifier l’effort – l’investissement)… pour s’inscrire dans une autre dynamique : celle de la gratuité… du don libre et gratuit… pour vivre dans la relation à Celui qui donne tout par amour… et qui nous appelle à vivre à son image… dans ce même élan : à donner, à se donner, pour ne pas se scléroser, pour ne pas s’enfermer, pour ne pas rester captif des fausses sécurités, pour se libérer, pour vivre, pour aimer.

Recevoir la vie en « héritage » implique une rupture. Cela nécessite d’accepter d’abandonner les autres « héritages » : ceux qui nous encombrent : héritages financiers, religieux et identitaires, au profit d’une autre logique : celle de la suivance du Christ.
En d’autres termes, recevoir la vie en « héritage », c’est découvrir que sa vie ne peut pas être construite sur un avoir matériel, sur une Loi ou sur une tradition religieuse, mais sur l’unique relation à Dieu, à la suite du Christ.
Cette découverte implique de changer la nature de son trésor (cf. Mt 6, 19-21) : de sortir de l’illusion du plein, de reconnaître un manque, d’accepter de tout recevoir d’un Autre, par pur don, sans mérite, sans dette… en répondant simplement à la gratuité de l’amour de Dieu par la vie : une vie vécue dans le don et la foi.

Autrement dit… il ne s’agit pas de « faire », de faire quelque chose de plus… mais de consentir au manque, d’accepter de se déposséder, de se dé-préoccuper, de se décentrer de soi-même… d’abandonner l’illusion du plein, pour s’abandonner dans les mains de Dieu.
Pour découvrir la vie véritable, il faut larguer les amarres… ouvrir les vannes.
L’éternité (qui commence ici et maintenant, dans le présent) est un chemin qui exige qu’on fasse de la place… au cœur de soi-même… à un Autre que soi-même.

Et c’est bien en substance ce que dit Jésus :
« N’aie pas peur du vide… ose lâcher prise… détourne-toi du piège de la richesse, des possessions ! Alors tu pourras mettre ta confiance en Dieu, et non en toi-même ou en tes biens. Alors tu pourras apprendre la foi à mes côtés et tenir ma Parole pour un terrain beaucoup plus ferme que toutes les sécurités offertes par le monde »
« Tu cherches ce qui peut te combler ? Fais d’abord le vide ! Tu cherches ce qui peut ultimement te rassasier ? Apprends d’abord la faim ! Tu cherches à gagner ta vie ? Consens d’abord à la perdre ! »
Le chemin de la vie éternelle est une mise en route de notre existence toute entière derrière celui qui, le premier, a renoncé à tout avoir et à tout pouvoir, en aimant jusqu’à la croix.

Mais accepter le manque… faire le deuil de soi-même pour laisser Dieu occuper la première place, la place centrale de son existence… voilà qui n’est pas si simple.
Un tel renversement de logique, un tel retournement, rencontre en nous-mêmes de nombreuses résistances.
La parole de Jésus se heurte d’abord aux possessions de l’homme riche. Ce qui est lui demandé est trop exigeant… lui qui, en apparence, a tout à « perdre ».
Ici, Jésus nous laisse entendre que la difficulté est proportionnelle à la richesse : Plus l’avoir est important, plus il paraît difficile d’accepter de lâcher prise, de renoncer à construire son salut par ses propres forces.

Et pourtant la conclusion de ce passage de l’Evangile est sans équivoque : l’homme ne peut pas se sauver lui-même, en comptant sur ses propres performances, sur ses biens, sur ses capacités personnelles ou matérielles.

Bien souvent ce que nous croyons tenir, maîtriser, saisir ou posséder se retourne contre nous et vient faire obstacle à notre relation à Dieu. Pourquoi ? Parce que l’attitude qui consiste à accaparer… à accumuler… à posséder (nos richesses, nos sécurités, nos pouvoirs, nos identités mondaines, nos savoirs, nos objets ou nos maîtrises techniques)… nous fait vivre dans l’illusion du plein, au point de nous rendre esclave, au point de ne plus pouvoir nous en séparer.
Ce que nous possédons est en réalité ce qui nous possède, ce qui nous tient captif, ce qui nous enferme. En y plaçant notre confiance, notre temps et notre énergie, ces possessions contribuent le plus souvent à nous tourner sur nous-mêmes, à nous croire auto-suffisants, et à nous détourner de l’essentiel : de la vie avec les autres, de la vie sous le regard de Dieu.

Alors, face à ce constat, l’Evangile nous livre deux messages :
- Le premier, c’est une Bonne Nouvelle. L’impossibilité des hommes rencontre le « possible » de Dieu. Si celui qui possède ne peut entrer dans la vie, Dieu peut faire que cela soit !
Jésus n’explique pas comment, mais il nous invite à la confiance. Dieu est l’auteur exclusif du salut. Il est capable de surmonter l’enfermement et la méfiance de l’homme. C’est là véritablement une Bonne Nouvelle. Dieu nous offre gratuitement son salut, sans tenir compte de nos qualités. Nous n’avons pas à le conquérir par nos œuvres.
- Le deuxième message est un appel : un appel à l’engagement. L’Evangile nous rappelle une chose essentielle : nous pouvons prendre part au salut que Dieu nous offre, nous pouvons y répondre dans la foi.
Pour cela, il suffit d’oser… d’oser lâcher prise pour suivre Jésus.
Entrer dans le royaume de Dieu, c’est d’abord reconnaître un manque, c’est consentir à un abandon, à une non-maîtrise.
Ce n’est pas en gardant les poings fermés sur ses acquis, ses mérites, ses œuvres ou ses performances que l’homme pourra s’approcher du Royaume, du monde nouveau de Dieu.
Si le salut est un processus de transformation, de libération, de guérison, Jésus nous indique que la voie du salut est celle de la suivance. Non pas « faire », mais « quitter » : quitter nos enfermements, nos habitudes, nos fausses richesses, nos sécurités illusoires… pour suivre le Christ… pour vivre libre… pour s’enraciner dans la confiance.

S’il y a un message en particulier à entendre ce matin, pour nos vies – pour recevoir la vie en plénitude – je crois qu’on pourrait le transcrire de la manière suivante :
La voie du salut que Dieu nous offre, la voie de la vraie liberté que Dieu veut pour nous, est celle du don et de la foi. Les deux sont intrinsèquement liés. La foi s’apprend dans le don, et le don dans la foi :

- Le chemin de la vie véritable se découvre en empruntant le sentier du don et de la gratuité, pour marcher à la suite du Christ. C’est pourquoi Jésus demande à l’homme riche d’opérer un saut – un changement complet de mentalité – de se déposséder, de faire le deuil de sa richesse, c’est-à-dire d’abandonner ses soucis et ses fausses priorités – tout ce qui l’accapare – pour chercher le salut ailleurs qu’en lui-même, pour pouvoir cheminer dans la foi.

La pauvreté à laquelle Jésus appelle cet homme n’est pas une fin en soi. Ce n’est pas le renoncement aux possessions en lui-même qui a un sens (ou qui sauve), mais ce qu’il permet de vivre. Le dépouillement est un moyen nécessaire pour se détacher de nos enfermements, pour se détourner de nos préoccupations narcissiques.
En vendant ses biens, l’homme riche est d’abord appelé à quitter les remparts de son auto-suffisance, pour se rendre disponible à la grâce, pour se mettre dans une situation où il devient possible de croire, de faire confiance à un Autre, d’accepter de dépendre de lui.

Autrement dit, il faut d’abord ouvrir les mains, lâcher prise, accepter de faire du vide, de donner, de se donner, pour pouvoir avancer sur le chemin de la foi, pour vivre concrètement dans le désir de l’Autre, dans la confiance en l’amour inconditionnel de Dieu.

- En même temps – et réciproquement – en marchant à la suite du Christ, le croyant est conduit à découvrir que le chemin de la foi est celui du don et de la gratuité. Cheminer dans la foi, c’est nécessairement risquer, donner, se donner, se livrer par amour.
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (cf. Jn 15, 13). « Qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile, la sauvera » (cf. Mc 8, 35).

Autrement dit, il faut se savoir aimé sans condition par un Autre, avoir confiance en la confiance, s’inscrire et s’abandonner dans la foi, pour pouvoir lâcher prise, pour ouvrir les mains, pour donner, pour se donner, pour vivre libre.

Le don et la foi ne vont pas l’un sans l’autre. Ensemble, ils conduisent à la vraie liberté, à la vie en plénitude. Pour le dire avec les mots de l’évangile, ils permettent de « recevoir la vie éternelle », d’« entrer dans le royaume de Dieu ».

Pause - Cantique

Alors, pour conclure, vous vous demandez peut-être : pourquoi avoir choisi de méditer sur ce texte le jour de notre assemblée générale extraordinaire ?   Pour plusieurs raisons :

- D’abord, parce que la parole de Jésus y retentit comme un appel : « viens, suis-moi » !
Le mouvement initié par Jésus implique un engagement. Être Chrétien, ce n’est pas pratiquer une religion, en vue d’obtenir un avantage (« la vie éternelle »), c’est être engagé derrière Jésus et avec lui pour le salut de notre monde… pour instiller dans notre monde une nouvelle mentalité… pour y faire croître le règne de Dieu : le royaume de l’amour, du don et de la gratuité.
Nous sommes tous appelés à prendre part à ce royaume… à le rendre manifeste ici et maintenant.

- Ensuite, j’ai choisi de méditer avec vous sur ce texte parce que nous allons adopter tout à l’heure les statuts de l’Eglise Protestante Unie, et qu’il nous faut nous aussi consentir à un abandon : abandonner l’Eglise Réformée de France pour une nouvelle aventure avec l’Eglise Protestante Unie de France. Ce changement ne peut être qu’un changement de nom, mais il peut être bien plus que cela.
Il me semble qu’on raterait une bonne occasion, si on ne profitait pas de ce changement de dénomination pour opérer une mutation (pour ne pas dire une conversion), un lâcher prise, pour abandonner un certain nombre de choses.
Et en premier lieu, ce que nous pouvons peut-être quitter, c’est nos habitudes. Notre Eglise est une grande famille. Nous sommes en terrain connu. Nous sommes bien dans cette Eglise, qui « fonctionne » bien, qui a une belle histoire (riche de sens), qui est réfléchie (qui a une vraie réflexion théologique, anthropologique, ecclésiologique, institutionnelle). Mais sommes-nous une Eglise pour les autres ? sommes-nous accueillant pour les autres ? Sommes-nous prêts à nous tourner vers ceux qui viennent d’un autre horizon : athéisme, agnosticisme, évangélisme, catholicisme ? Sommes-nous prêts à quitter nos habitudes, notre confort, à modifier nos comportements (notre pudeur, notre culture de l’effacement), pour aller à la rencontre des autres ?

Pour ce faire (c’est le deuxième point) sommes-nous prêts à quitter notre timidité ? à témoigner à l’intérieur et à l’extérieur de l’Eglise de ce que nous sommes, de ce qui nous rassemble ? Sommes-nous prêts à témoigner de notre foi, de ce qui nous fait vivre ?

[[ Si nous sommes rassemblés ici, ce matin – et dimanche après dimanche – ce n’est pas pour faire perdurer une institution ou un héritage, ce n’est pas pour poursuivre une tradition, ce n’est pas pour faire fonctionner un club, ce n’est pas pour mériter notre paradis, notre ciel, mais c’est parce que nous avons une même soif, un même manque, un même désir de vie : comme le jeune homme riche, nous sommes en quête. Nous cherchons la vie véritable, nous pensons que cette vie véritable se vit sous le regard de Dieu. Pour accéder à cette vie – pour ne pas perdre le temps qui nous est donné de vivre… pour vivre de manière intelligente le reste de notre vie – nous cherchons à y voir plus clair, à trouver un sens, à donner une direction à notre existence, en écoutant la Parole de Dieu… en cherchant à suivre le Christ.
Mais… dans cette quête… nous sommes confrontés à la réponse que Jésus adresse à l’homme riche : sommes-nous prêts à interroger nos priorités, sommes-nous prêts à abandonner ce qui nous encombre, ce qui encombre notre vie personnelle comme celle de notre Eglise… pour le suivre ? Sommes-nous prêts à bouger… à vivre dans le manque, le don et la foi… à semer l’amitié fraternelle, la nouveauté et la gratuité… au-delà du cercle de notre Eglise protestante ? sommes-nous prêts à être des témoins, des artisans du royaume de Dieu ? ]]

Ce que nous faisons dans l’Eglise, c’est nous mettre, chacun et ensemble, devant Dieu. Nous essayons chacun de discerner les traces de l’amour de Dieu dans notre existence. Nous réalisons un travail de lecture – de relecture – de notre existence croyante à la lumière de l’Evangile (parce que nous pensons que l’Evangile est d’une grande actualité et qu’elle constitue une ressource fantastique pour réfléchir au sens de notre vie). Nous nous interrogeons, nous tentons de discerner la manière dont Dieu nous conduit, nous cherchons le chemin auquel il nous appelle, nous nous confions à lui… pour vivre autrement… pour vivre aujourd’hui et demain autrement qu’hier.

Ce qui peut faire rayonner notre espérance chrétienne, au-delà des murs de notre Eglise, c’est ce travail de la foi que nous vivons ensemble, de façon communautaire. C’est notre vivre ensemble (notre vie de réflexion, de méditation et de prière communautaire)… et c’est notre faire ensemble (notre action commune dans le service, dans l’Entraide)… qui attestent de notre vie de foi… qui contribuent à porter notre témoignage commun à l’extérieur de notre Eglise.
Seulement, faisons-nous savoir autour de nous ce que nous vivons dans l’Eglise : si nous trouvons dans l’Eglise un espace pour réfléchir au sens de notre existence, pour nous interroger sur notre vie devant Dieu et dans le monde … faisons-nous connaître aux autres ce lieu privilégié de questionnement et de ressourcement qu’est pour nous la communauté croyante ? Invitons-nous les autres à y participer ? à apporter leurs pierres à cet édifice commun ?

- Enfin (j’en viens à mon dernier point) si j’ai choisi de méditer avec vous sur ce passage de l’Evangile, c’est parce que nous allons aussi élire un nouveau Conseil Presbytéral.
Là encore, la même question se pose : sommes-nous prêts à quitter nos habitudes, pour faire place à la nouveauté ? (Je ne parle évidemment pas des personnes, mais de nos priorités, de ce que nous visons, de ce que nous voulons vivre).
Qui que nous soyons, sommes-nous prêts à nous engager aux côtés du nouveau conseil presbytéral ? Sommes-nous prêts à vivre davantage de collégialité… à l’épauler, en prenant une part de responsabilité (même minime) dans le fonctionnement de l’Eglise ? Sommes-nous prêts à vivre dans la confiance… à cesser de nous inquiéter pour nos finances ? Sommes-nous prêts à emprunter une nouvelle route : à monter des projets qui parlent et qui témoignent avant tout de ce qui nous rassemble : de notre vie spirituelle ?

Car c’est là que se situe le cœur de notre Eglise !
Ce qui fait que demain notre Eglise sera rayonnante ou, au contraire, moribonde, ce ne sont pas seulement les activités festives… les fêtes paroissiales que nous ferons en plus ou en moins… même si ces fêtes sont importantes, pour nous réunir de façon conviviale, pour partager entre nous l’amitié fraternelle, et pour répondre à nos besoins financiers.
Ce qui participera – avant tout – à la vitalité de notre Eglise, c’est la vie spirituelle, la vie de foi que nous partageons.
(Si je parle ici de nos chaleureuses fêtes d’Eglise qui fédèrent les personnes et les énergies... ce n'est évidemment pas pour les remettre en cause. Elles sont indispensables à la vie de notre Eglise. Mais c'est pour vous dire que nous pouvons aller beaucoup plus loin ensemble... que nous pouvons partager bien davantage.)
Ce qui doit nous préoccuper, en premier lieu, c’est la croissance de la Parole dans nos vies et dans notre communauté locale… et le reste – la croissance de l’Eglise – viendra par surcroît.
Ce qui fait qu’une Eglise rayonne à l’extérieur, c’est d’abord ce qui s’y vit à l’intérieur.

Alors, sommes-nous prêts demain à renouveler… à vivre de manière nouvelle notre vie d’Eglise, en investissant de nouveaux lieux pour vivre notre foi : temps de partage biblique, dîners ou petits déjeuners bibliques, temps de prière en semaine, randonnées spirituelles, conférences ou expositions, nouvelles activités avec l’Entraide, ou tout autre projet mêlant : vie de foi, partage communautaire et ouverture ?

Sommes-nous prêts – justement – à vivre l’Eglise comme un espace d’ouverture… un lieu de dialogue, de recherche et de liberté spirituelle (où nous pouvons partager aussi bien notre foi, nos prières, nos actes et nos réalisations… que nos manques, nos questions, nos doutes et nos incertitudes) ?
Sommes-nous prêts à nous ouvrir, à mettre en place et à vivre de nouveaux projets avec d’autres, pour dire notre foi et notre espérance au monde ? pour changer ce monde ? pour être lumière du monde (cf. Mt 5, 14) ?
En un mot, sommes-nous prêts à entrer libres et confiants dans cette nouvelle Eglise… en suivant Jésus ?

Je sais que beaucoup d’entre vous sont engagés depuis longtemps dans l’Eglise ou dans l’Entraide… je profite de ce temps de méditation pour leur dire, au nom de la communauté, au nom de tous, notre reconnaissance et notre gratitude pour leur engagement et leur fidélité.
Je veux les inciter ce matin à poursuivre leur action dans la nouvelle Eglise protestante unie… mais peut-être un peu différemment.
Le moyen de ne pas se lasser, sa fatiguer, se décourager, c’est peut-être de partager les responsabilités… et d’innover, d’oser faire des choses nouvelles, de s’engager autrement, de s’engager tout en se ressourçant spirituellement.
A ceux qui ne sont pas encore engagés dans l’Eglise, je veux rappeler qu’une place les y attend… qu’ils ont leur grain de sel et leurs charismes à apporter aux autres.
Le Christ nous appelle à sa suite : « viens… suis-moi ! » nous dit-il… « choisis la vie » !
Amen.