lundi 17 février 2014

Lc 10, 25-37 - Le bon Samaritain

Lc 10, 25-37 / Le bon Samaritain

Lectures bibliques : 1 Jn 4, 7-8.18-21 ; Lc 10, 25-37   [Volonté de Dieu : Mi 6, 8]
Thématique : choisir de se faire proche, « devenir » le prochain de l’autre
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 16/02/14

* Ce passage bien connu – peut-être depuis notre tendre enfance, depuis les bancs de l’Ecole Biblique – commence par un dialogue entre Jésus et un légiste, un docteur de la Loi.
Comme à son habitude, Jésus répond à la question posée : « que dois-je faire ? » (v.26), « qui est mon prochain ? » (v.29), par une parabole.

Et on voit déjà poindre une différence fondamentale entre la question initiale – celle de la vie éternelle – et la réponse de Jésus, qui nous parle d’abord de la vie d’aujourd’hui, du présent de l’existence.

Jésus commence par nous dire que cette vie n’est pas toute rose, qu’elle est parfois jonchée de difficultés, d’épreuves, de malheurs.
La parabole fait surgir, au cœur du chemin, un homme souffrant, comme un cri.
Pas question de « vie éternelle », mais simplement de « vie », de vie quotidienne, celle d’un pauvre homme dépouillé et laissé à moitié mort sur le bord de la route. 

Puis, il est question des « hasards » de la vie (v.31), celles des rencontres qui croisent notre route, auxquelles nous répondons ou auxquelles nous décidons de ne pas répondre. 
Bien entendu, nous avons toujours des raisons… des circonstances atténuantes… pour ne pas nous arrêter sur les hasards… sur les coïncidences de la vie.
Mais sont-elles vraiment de bonnes raisons ?  Pas si sûr !

Regardons du côté du prêtre et du lévite de la parabole :
Les deux religieux avaient eux-aussi leurs raisons, mais, à bien y regarder, étaient-elles suffisantes ?

Deux religieux montent à Jérusalem, c'est-à-dire pour eux vers le Temple où ils exercent leur fonction religieuse.
Comme le blessé du chemin est à « demi-mort », ils doivent absolument s'écarter de lui. Ils passent donc sur l'autre côté de la route, pour mettre le plus de distance possible entre eux ­et un mort probable. Car la proximité d'un mort ou le contact du sang, c'est la souillure, c’est l’impureté assurée. Et s'ils arrivent souillés à Jérusalem, ils seront impropres au service de Dieu pendant sept jours.
Ils se détournent donc du blessé, non pas parce qu'ils sont méchants ou insensibles, mais parce que ce sont de bons religieux, fidèles aux instructions du Lévitique.[1]

Et voilà déjà le paradoxe de la situation posée par Jésus… sa folie :
Ces hommes ont des raisons pour agir ainsi, des raisons valables d’un point de vue religieux et légal. Mais, s’agit-il de bonnes raisons ?

Ces hommes sont sans doute de bons religieux, mais ils ont abandonné « la foi » pour « la religion ». Ils sont enfermés dans un carcan, un arsenal législatif, qui les empêche d’exercer tout discernement, qui leur interdit toute compassion. Car « com-patir » (« souffrir avec » l’autre) implique d’accepter de se décentrer de soi-même, de se mettre à la place de l’autre.

En fin de compte, ces religieux s’accommodent facilement d’une lecture fondamentaliste de la Loi qui les arrange bien. Car elle leur évite de se poser des questions… des questions qui mettraient en œuvre leur liberté de conscience, leur intelligence, leur sensibilité et leur responsabilité, pour interpréter les Ecritures et pour se porter au secours de l’homme abandonné à terre.
(D’ailleurs… cette loi, elle n’est pas « intangible ». Aujourd’hui, leur attitude ne serait même plus « légale ». Elle serait, au contraire, qualifiée de « non-assistance à personne en danger ».)

Bien entendu… ces personnages de la parabole peuvent tout de suite nous interroger, 20 siècles plus tard, et nous poser des problèmes, à nous aussi :

Ne sommes-nous pas parfois un peu comme eux ? N’avons-nous pas, nous aussi, nos raisons pour ne pas agir ici où là, alors que nous pourrions faire autrement ?
N’invoquons-nous pas un manque de temps, de disponibilité, de force, d’énergie, ou encore d’argent, de moyens, pour nous trouver une raison valable de ne pas nous engager ? pour ne pas prendre nos responsabilités ? pour agir, parfois, comme des égoïstes ou des privilégiés, pas toujours attentifs à la misère et à l’environnement qui nous entourent ? Je ne parle pas de la précarité en général, mais de celles et ceux que nous pouvons croiser sur notre route.

Pourtant, en consultant les Ecritures, ces hommes auraient sûrement pu trouver les bonnes réponses… des réponses qui, parfois, viennent nous déranger ou nous bousculer. Car, que demande le Seigneur ?

Bien des passages bibliques nous donnent des réponses : « Aimer son prochain comme soi-même » (cf. Lv 19,18) « Préférer la miséricorde aux sacrifices » (cf. Os 6,8) ou encore ce passage d’Esaïe qui parle du jeûne que Dieu demande : « Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient […] N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé ? Et encore : les pauvres sans abri, tu les hébergeras, si tu vois quelqu’un nu, tu le couvriras […] Ta justice marchera devant toi et la gloire du Seigneur sera ton arrière-garde » (cf. Es 58, 6-8).

A côté de ces deux religieux, scrupuleux et droits dans leurs bottes, qui préfèrent poursuivre leur chemin, plutôt que d’accomplir la justice de Dieu… plutôt que de se risquer à l’intelligence du cœur… en accomplissant un service profane, qui impliquerait de se « salir » les mains… Jésus nous présente un Samaritain : un dissident, un étranger, de l’autre côté de la frontière, un homme en marge, a priori disqualifié et détesté des Juifs.

Et pourtant, c’est lui ce Samaritain – ce méchant, ce schismatique – qui va accomplir la justice voulue par Dieu (cf. Es 58, 6-8 ; Mi 6,8 ; Mt 6,33).
Comment ? D’abord en se laissant toucher et émouvoir par la situation de l’homme atterré.
Ensuite, en prenant soin de lui, en se mettant à son service, par une aide charitable.

La parabole nous laisse entendre son émotion et sa compassion :
Il fut « ému aux entrailles » dit Jésus. C’est la même expression qui est employée dans la parabole du « fils prodigue », au moment où le père voit au loin son fils perdu revenir vers lui : Il fut « ému aux entrailles » (cf. Lc 15,20), en d’autres termes, il fut « pris aux trippes ».
Voilà la raison pour laquelle cet homme rejeté des Juifs – ce Samaritain – va s’approcher en véritable prochain :
Tout simplement… il voit, il tressaille… il vient, il touche, il porte, il paie.
Il a vu la souffrance du malheureux, il a souffert avec lui et cette souffrance partagée lui dicte des gestes secourables.

Cet homme va faire passer son émotion, son humanité, son regard bienveillant avant toute autre aspect, avant la loi… la loi qui peut parfois nous pousser à une certaine distance, voire à l’indifférence… car parfois, dire « c’est comme ça, c’est la loi ! », n’est-ce pas dire finalement : « je m’en lave les mains », « je ne peux rien y changer » ?

A bien regarder… n’y a-t-il pas aujourd’hui encore, dans notre monde, et même dans notre pays, des lois qui nous poussent à l’indifférence :
- celles qui excluent des hommes, en les renvoyant au-delà de nos frontières, parce qu’ils ne répondent pas aux bons critères administratifs pour obtenir le statut de « réfugiés » et être accueillis dans notre pays.
- celles qui fait qu’on refuse le RSA à une pauvre femme ou une jeune fille, parce que sa situation ne rentre pas dans les clous ou les bons critères de ressources.
- celles qui fait que votre banque peut vous prendre des agios et des frais bancaires à répétition, parce que vous êtes dans le rouge, dans la case « à découvert », sans se préoccuper de savoir si ça ne va pas vous enfoncer encore un peu plus, quand vous êtes déjà la tête sous l’eau.
- celles de l’Europe qui au détriment de notre santé, et face aux « lobbys » des géants de l’agro-alimentaire, va autoriser la culture d’un nouveau maïs OGM américain, parce que les européens ne sont parvenus à se mettre d’accord entre eux.
- etc., etc.
Il y a parfois un côté inhumain à nos lois, nos règlements, notre arsenal juridique et administratif.
Ils peuvent déshumaniser notre regard… nous inciter à fermer les yeux ou à tourner la tête, face à une réalité plurielle, complexe et cruelle… nous plonger dans l’indifférence ou dans un sentiment d’impuissance, face à l’injustice ou la souffrance de l’autre… souffrance que nous tolérons ou que nous ne voyons plus… et, pire encore, parfois, que nous générons, quand les lois elles-mêmes excluent ou opposent les uns contre les autres… souvent par peur.

C’est bien ce qui se passe dans notre histoire, à travers ces religieux obéissants à une loi, qui est supposée les garder purs, en les séparant des pécheurs… par crainte d’être souillés.
C’est tout le paradoxe de la situation : Des religieux, censés être en relation avec Dieu, avec l’invisible… qui ne savent même plus voir « qui » est leur prochain, qui est pourtant là – visible – à côté d’eux.

Alors, nous entendons à travers ce texte, l’absurdité de toutes nos lois (religieuses ou civiles) qui appliquées de façon stricte et rigide, en viennent à déshumaniser, à désintégrer nos relations humaines.[2]
Oui ! dira l’apôtre Paul, « la loi est sainte et le commandement, saint, juste et bon » (cf. Rm 7,12s), mais elle peut aussi devenir « cause de mort » par le péché… elle peut être mortifère, quand son application nous pousse à repousser, à exclure, à condamner, ou quand elle nous conduit à l’indifférence.

Autrement dit… la Loi peut être porteuse de vie… mais à une condition : qu’elle soit interprétée de façon fidèle, en vue de la justice (cf. Mt 5, 17-20), de plus d’humanité… à condition qu’elle soit éclairée par l’Evangile, interprétée à la lumière des paroles de Jésus.

A travers cette parabole, nous entendons aussi un appel à élargir la définition du prochain :
Il n’est pas seulement celui qui est proche, qui me ressemble, mon semblable, le même (le séparé, le pur)… mais tout homme, quiconque… y compris le différent, l’autre… y compris le demi-mort sur le bord du chemin… y compris l’étranger, le Samaritain, détesté et ennemi des Juifs.

Le prochain : c’est d’abord le prochain du faible et du malheureux, de l’homme qui est tombé à terre à cause des bandits. C’est évidemment le Samaritain, celui qui a pris un rôle actif, qui s’est approché, qui a fait preuve de bonté et de miséricorde (v.37).
Mais, plus fondamentalement, c’est celui qui se fait proche, celui qui aime. Et Jésus nous invite à « faire de même » (v.37), à nous faire « prochain », à le « devenir », c’est-à-dire à approcher, à aimer.

Il y a également une inversion du regard dans notre passage :
Le commandement rappelé par le légiste, est « tu aimeras ton prochain, comme toi-même ». Cela veut dire – à la lecture de la parabole de Jésus – « tu aimeras celui qui se fait proche de toi, celui qui te donne son amitié, son amour… fut-il un samaritain, fut-il celui que tu méprisais ».
« Ton prochain, c’est aussi le Samaritain ! », voilà ce que répond Jésus au légiste.
Aimer son prochain, c’est non seulement aimer, mais c’est aussi accepté de recevoir l’amour d’un autre… de celui qui s’approche de moi.

Enfin, il faut entendre – à travers la bouche du légiste (v.27) – le lien indissoluble qu’opère l’Evangile entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain.
Il n’y a pas d’amour de Dieu en soi, isolé, séparé de l’amour du prochain. L’amour de Dieu n’est pas dissociable de l’amour de nos frères.
C’est ce qui fera dire à Jean : « Si quelqu’un dit : "J’aime Dieu" et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas » (cf. 1 Jn 4, 20).

* Alors… chers amis… pour conclure… que pouvons-nous retenir de cette méditation ?

Finalement, Jésus ne répond pas à la question « qui est mon prochain ? » (v.29), car c’est en réalité tout homme et toute femme.
Mais, il dit « de qui » nous pouvons être le prochain (v.36).

Nous sommes le prochain « de qui » nous voulons bien nous approcher, comme le Samaritain a choisi de ne pas tourner le dos, de prendre soin, de se faire le prochain de celui qui était blessé, quel qu’il soit, au-delà de toute considération, de toute appartenance religieuse ou sociale.

Il y a donc un choix à opérer : choisir d’agir, de « faire de même » que le Samaritain (comme Jésus nous y invite), c’est en réalité, choisir de « ne pas choisir » qui est mon prochain.
C’est ne pas découper le monde en différentes zones de prochains et de lointains. C’est déclarer que tout homme, quel qu’il soit, est potentiellement mon prochain... pour autant que je me laisse émouvoir… que je me porte à sa rencontre… que je profite du hasard des circonstances et des événements, pour m’approcher, pour me mettre en mouvement… pour qu’il devienne « mon prochain ».

La rencontre du prochain échappe ainsi à toute citation de la Loi. Elle s’éprouve dans le concret, dans les chocs, les coïncidences de la vie, là où le cœur et le corps sont touchés, sensibles et attentifs à l’autre.

On peut donc lire cette parabole comme une parabole du Royaume de Dieu : Sous le règne de Dieu, il n’y a plus de classes, de catégories, de hiérarchies. Tout homme et toute femme – dans sa singularité, sa différence, son altérité – peut « devenir » mon prochain… celui ou celle sur qui je peux porter un regard attentif, bienveillant et compatissant.

La où la Loi ne parvient pas à rejoindre la singularité de chaque situation humaine, l’amour, lui, peut toujours trouver et toucher l’autre là où il est. Il m’appelle à « devenir » prochain.

Jésus dépasse donc la question juridique, la question du droit posée par le légiste (v.25), qui pense au départ en termes de « mérites » ou d’« œuvres » à accomplir, pour hériter « la vie éternelle ».
Il inscrit ses interlocuteurs dans un autre monde, celui de la grâce et de la gratuité, où il n’est plus question de « faire », parce que c’est la loi… mais « d’être » ou plutôt de « devenir »… d’être mis en mouvement, par amour, par compassion, par miséricorde… pour « devenir » prochain.

Autrement dit, Jésus élargit l’espace de notre liberté et de notre responsabilité.
Il ne s’agit plus de restreindre son action, d’agir par obéissance aux commandements de la loi – en se contentant de les mettre en pratique, pour être le 1er de la classe et mériter son paradis.
Il s’agit désormais d’inventer… d’ouvrir les vannes et les portes, en agissant uniquement par amour, dans le don et la gratuité… au gré des circonstances imprévisibles de la vie.

Il ne s’agit plus de morale ni de droit, mais de vigilance et d’initiative : d’aimer, d’inventer, de recevoir, de donner, simplement par humanité, par grâce, pour être semblable à notre Père céleste qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (cf. Mt 5,45).

Au fond, le légiste avait déjà la réponse à sa question dans son affirmation : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même » (cf. Lc 10, 27, voir Dt 6,5 & Lv 19,18).
Aimer avec son cœur, son âme, sa force et sa pensée, c’est aimer avec tout ce qui constitue l’humain : son émotion, sa réflexion, sa décision et son courage[3]… aimer ainsi « comme soi-même ». Et Jésus nous indique le résultat : c’est la Vie. « Fais cela et tu vivras » (v. 28).

Enfin… pour finir… cette parabole nous rappelle aussi que le souci, la préoccupation de l’autre, n’est pas pour autant une négation de soi : L’histoire nous montre que, si le samaritain va jusqu’au bout de son aide, de sa prise en charge, il maintient en même temps son cap, il réalise le voyage qu’il avait prévu au départ.
Voilà une vivante illustration de la loi « tu aimeras ton prochain comme toi-même »… tu es appelé à aimer l’autre et à t’aimer toi-même. Il ne s’agit pas de s’oublier : Le don de soi ne peut être l’abandon de soi.

Aussi, pour nous le rappeler l’évangéliste Luc place juste après cette parabole, la rencontre de Jésus avec Marthe et Marie.
Marthe se dépense sans compter dans l’action pour servir son hôte, tandis que Marie s’assoit pour l’écouter.
C’est une manière de dire que la méditation et la contemplation nous gardent de l’épuisement dans l’action.

Ainsi, nous ne pouvons plus dissocier l’amour de Dieu, de soi et du prochain. C’est le même amour qui se propage dans toutes les directions… et c’est ça qui nous rend vivant, qui nous fait vivre (v.28).

Amen.




[1] Cf. Lv 5,2-3 ; 21,1-3 ; Nb 5,2 ; 6,6-8 ; 19,1-22 ; Ez 44,25-27.
[2] D’ailleurs, tout ce qui nous enferme et nous déshumanise, tout ce qui conduit à l’injustice est « montré du doigt » par Jésus : que ce soit la loi appliquée à la manière pharisienne, l’argent ou la convoitise.
[3] Ou dit autrement : sa volonté, sa sensibilité, son énergie et son intelligence.

dimanche 9 février 2014

Mt 12, 22-37

Mt 12, 22-37
Lectures bibliques : Mt 9, 32-34 & Mt 12, 22-37
Thématique : choisir le maître de notre maison
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 09/02/14

Quel est le maître de maison de l’homme ?
Qui a la faculté de mettre de l’ordre ou du désordre dans notre maison, dans nos pensées, nos projets… dans notre vie, notre monde ?

Voilà, chers amis, les questions que l’évangile vient nous poser ce matin, à travers une controverse sur Béelzéboul et sur l’Esprit saint.

Notre passage commence, à deux reprises, par la guérison d’un possédé sourd-muet (cf. Mt 9, 32 & Mt 12, 22). Celui-ci est appelé « démoniaque » (possédé d’un démon) parce qu’à l’époque de Jésus la cécité et le mutisme étaient attribués à une possession diabolique, à une sorte de hantise obsessionnelle.
Matthieu nous dit que Jésus va agir auprès de ces hommes, en « jetant dehors le démon » (cf. Mt 9,33), peut-être à la manière d’un exorcisme.
Le résultat, c’est que les deux hommes vont retrouver la parole.

Alors… pourquoi ces hommes étaient-ils muets ? Nous ne le savons pas. L’évangile ne précise pas la cause de leur trouble. Malgré tout, le texte grec nous donne une piste, en nous disant que ces hommes recouvrèrent la parole, une fois le démon chassé (cf. Mt 9,33)[1] : Il nous laisse entendre que le mutisme de ces hommes était dû à l’écoute de voix diaboliques.
Le mot « diabolos » en grec veut dire « ce qui jette en travers… ce qui divise… ce qui désunit… ce qui détruit ».
Les hommes ne parlaient pas, parce qu’ils écoutaient des voix diaboliques, des voix discordantes, des voix qui les divisaient.

Il faudra donc l’intervention de Jésus – et de l’Esprit saint – pour remettre de l’ordre dans la maison… dans la tête et dans l’existence de ces deux hommes. Et dès lors, face à cette libération, à cette guérison… c’est l’étonnement et la stupeur qui jaillissent.[2]
Mais rapidement, l’esprit de division – qui régnait chez les deux hommes, en les rendant muets – va s’emparer des cœurs de ceux qui ont été témoins de l’événement. Et on assiste à une controverse au sujet de la source de l’autorité de Jésus.

D’où Jésus tire-t-il son autorité ? Quelle est son origine ?
- Les lecteurs de l’évangile et les disciples le savent : de « l’Esprit saint ». C’est parce que Jésus est le Messie, le « fils de David » (cf. Mt 12, 23), le porteur de l’Esprit de Dieu (cf. Mt 3, 16-17), qu’il a une telle autorité. Il agit au nom d’un Autre, au nom de Dieu.
- Mais les Pharisiens, eux, avancent une objection : L’autorité de Jésus n’est pas divine. Elle est magique. C’est celle d’un sorcier. « C’est par le chef des démons – Béelzéboul – qu’il chasse les démons » (cf. Mt 9,34 & Mt 12,24).

Qui est donc ce « Béelzéboul » auquel les Pharisiens font référence ?
Le mot a évidemment un sens péjoratif. On a tendance à y voir le « chef des démons » (cf. Mt 12, 24). Pourtant, lu « Béelzéboul », le terme signifierait « Seigneur du fumier ». Lu « Béelzéboub », qui était le nom du dieu d’Ekron, il signifierait (pour des oreilles israélites) « Seigneur des mouches » (voir 2 R 1, 2-3)[3].
Quoi qu’il en soit, dans le contexte des évangiles, le terme est associé à une maison, à un palais[4], au « maître de maison » (cf. Mt 10, 25)[5].
A travers cette figure, la question est donc la suivante : « qui est le maître de maison de l’homme ? », « qui a la faculté d’y mettre de l’ordre ou du désordre ? »

Jésus va démontrer l’absurdité du raisonnement des Pharisiens : Il est impossible que son autorité vienne du chef des démons. Si tel était le cas, cela signifierait que Satan se chasse lui-même, qu’il se suicide. Bien qu’il soit le diabolos – le diviseur – il ne peut être divisé en lui-même. Sinon, il n’aurait plus aucun pouvoir, aucune domination.
Il faut, plutôt, que quelqu’un d’autre – quelqu’un d’encore plus fort, doté de l’Esprit saint, de la puissance du souffle de Dieu – entre dans la maison de l’homme fort (à savoir, Satan) pour le ligoter et s’emparer de ses biens, c’est-à-dire de ceux qui sont sous son emprise, prisonniers de leurs maux.

Ici, on peut constater que Jésus ne revendique aucun monopole pour lui-même, car il n’était pas le seul à pratiquer des exorcismes (cf. Mt 12, 27). Mais il en appelle simplement à un Autre : à l’Esprit de Dieu, capable de libérer et de guérir.
« Si c’est avec/par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons – dit-il – alors le Royaume de Dieu est arrivé jusqu’à/sur vous » (cf. Mt 12, 28)… alors il est aussi pour vous… il vient de vous atteindre… il peut agir en vous, pour autant que vous acceptiez de le recevoir.

Là où l’Esprit agit, Béelzéboul est détrôné et le royaume de Dieu devient réel : voici quels sont le vrai et le faux « maître de maison ». Il faut choisir son maître ! « Qui n’est pas avec moi est contre moi, et qui ne rassemble/récolte pas avec moi disperse/dissémine » (cf. Mt 12, 30).

Jésus nous laisse entendre qu’il y a un combat entre deux royaumes, deux souverainetés, celle de l’Esprit et celle du prince des démons.
Derrière ce mot « démon », « Satan », « serpent », certains entendent une entité surnaturelle et maléfique. Mais je vous suggère, plus simplement, d’entendre ces expressions comme l’idée d’« esprit mauvais » ou de « mauvais désir », comme une dimension de nous-mêmes… une force – ou plutôt une faiblesse – qui agit l’intérieur de notre esprit, pour orienter notre désir et notre cœur.[6]

Jésus affirme qu’une lutte se joue à l’intérieur de nous-mêmes, entre l’Esprit saint et les esprits mauvais – nos mauvais travers, nos mauvais penchants, nos démons intérieurs – qui viennent parfois nous hanter et nous dominer.

Il ne dit pas que nous pouvons vivre sans Dieu, ni maître – ça c’est l’illusion du monde moderne – mais il nous dit que nous devons savoir à qui nous fier… où placer notre confiance. Nous devons savoir derrière quel « maître de maison » nous ranger… afin de repousser les limites du royaume de Dieu.

Au 21e siècle – dans un monde qui prône l’autonomie et l’indépendance des individus – on a du mal à accepter l’idée d’avoir un maître. Pourtant, à bien y regarder, cette idée peut être positive : les enfants ont bien un maître d’école pour les enseigner… les apprentis, un maître de stage pour les faire progresser… les jeunes conducteurs ont un moniteur d’auto-école pour leur apprendre à conduire. Mais, se placer sous l’autorité d’un maître peut aussi aboutir à une situation négative : Si le maître est un gourou ou un manipulateur, il peut réduire son disciple à un rôle d’esclave et l’enfermer dans un rapport de pouvoir et de domination. Nous savons que les sectes peuvent broyer des individus. Tout dépend donc du maître que l’on choisit !

On aurait tendance à croire aujourd’hui que l’humanité est arrivée à l’âge adulte, à la pleine maturité, et qu’elle n’a plus besoin d’aucun maître. Mais, sommes-nous si sûr de n’avoir aucun maître, aucun « dieu » pour nous guider ?… Sommes-nous certains de n’avoir aucune idole, aucun « démon » pour nous diviser ?
Bien au-delà des « dieux » du stade ou du show-biz qui suscitent l’admiration d’un grand nombre… je parle de ce qui fonde notre manière de penser, nos mentalités, nos choix, nos comportements… de ce qui cherche à les influencer, à les diriger.

Je crois qu’il y a un leurre à penser que nous pourrions vivre dans un monde « neutre », sans dieu, ni maître. En réalité, notre humanité est aux prises avec des forces qui nous dépassent et qui nous divisent.
Sans penser à de quelconques entités surnaturelles, à quelques créatures invisibles et mystérieuses, je parle tout simplement de ce que se joue en nous (dans nos cœurs) et dans notre monde (dans notre société) : des sphères du pouvoir – économique, médiatique, politique, publicitaire, etc. – qui cherchent à nous séduire et à faire pression sur nous, quotidiennement – et parfois insidieusement – sans que nous en ayons forcément conscience.

Voyez, par exemple, le combat qui a lieu en ce moment-même sous nos yeux (Il suffit d’ouvrir le journal ou la télévision) :

- D’un côté, le monde occidental avec les Etats-Unis qui ont une influence prépondérante sur l’Europe et sur le monde. Le dieu – ou plutôt le démon – du monde occidental s’appelle « convoitise ». Non seulement, il nous fait croire que le bonheur, c’est consommer, accaparer et accumuler… mais, bien davantage, ce dieu-argent en veut toujours plus. Il n’hésite pas à faire sombrer notre pays dans l’endettement, la crise et le chômage, pour satisfaire son appétit insatiable du « toujours plus ». Séduits par lui, les Etats européens lui ont donné les clés du pouvoir. Ce qui fait qu’aujourd’hui, ce sont les grandes banques centrales, les instances mondiales et américaines, qui décident de tout : de notre monnaie, de notre pouvoir d’achat, de notre niveau de vie, de ce que nous consommerons, et même de ce que nous mangerons ou de comment nous nous soignerons. N’ayant plus aucune règle pour nous protéger, le « néo-libéralisme » est en train de faire de nous des esclaves du système… d’un système financier fondé sur le profit et la rentabilité maximale, pour une petite classe de privilégiés.

Le résultat des courses, c’est que nous vivons divisés… divisés entre nous – entre Etats européens (il suffit de voir les relations entre la Grèce et l’Allemagne)… entre les habitants d’un même pays, entre les plus pauvres et les plus riches – mais aussi divisés en nous, car le diabolos « argent » ou « convoitise » (appelez-le comme vous voudrez) est venu nous toucher « au cœur », pour influencer nos désirs, nos projets, nos manières de vivre et de penser.
Nous croyons vivre libres, mais nous sommes, à notre tour, dominés par cette envie de posséder, d’accaparer, de consommer que ce démon-là a semé en nous et autour de nous. Nous sommes tombés sous la coupe d’un « maître de maison » qui nous a imposé son modèle de « réussite » et de « bonheur » et qui est en train de faire de nous des esclaves de la consommation et de la croissance.

- D’un autre côté, nous avons la Russie qui est au cœur de l’actualité en ce moment. D’une part, à cause de son influence grandissante sur la scène diplomatique internationale, notamment à travers le conflit Syrien. Mais aussi, à cause des Jeux Olympiques, qui se déroulent actuellement à Sotchi. La Russie, elle, est dominée par un autre démon, un autre maître, qui porte le nom d’« orgueil ».
Face à l’ouverture de l’occident qui accepte toutes les religions (y compris l’Islam) et toutes les orientations sexuelles (y compris l’homosexualité)… face à cette Europe jugée trop laxiste…  la Russie – ou, plus exactement, son président – entend être le défenseur et le sauveur des valeurs chrétiennes.
Dès lors, pour lutter contre le déclin et la déchéance de l’occident, Vladimir Poutine fait tout pour rétablir la notoriété et la puissance de la grande Russie. Face au danger que représenteraient l’Islam, les valeurs véhiculées par le « néo-libéralisme » et les mœurs des « minorités sexuelles », il se présente, dans son pays, comme le garant des valeurs chrétiennes, des valeurs traditionnelles, qui pourront perdurer grâce à une Russie forte et puissante.

Mais – à bien y regarder – le dieu « orgueil » qui domine le pouvoir russe, crée, lui aussi, bien des divisions : exclusion des uns et des autres, à cause de leurs préférences sexuelles ; violation des droits de l’homme ; restriction de la liberté d’expression ; exclusion de ceux qui vivent dans la misère et la précarité ; corruption des dirigeants ; croissance du nationalisme ; dégradation et pollution conséquentes de l’environnement ; etc.
Il suffit de voir ce qui se joue autour de l’image de la Russie dans ces Jeux Olympiques : D’un côté, des sommes considérables dépensées, par « orgueil » : plus de 36 milliards de dollars, pour briller aux yeux du monde. De l’autre, des conditions de travail inhumaines pour les ouvriers du bâtiment (le plus souvent des immigrés exploités) et une catastrophe écologique sans précédent, pour toute une région.
Alors que ces J.O. devaient unir fraternellement les citoyens du monde et les pacifier, ils sont finalement source de division pour les hommes et les chefs d’Etat, dont certains d’ailleurs, ont décidé de « boycotter » la cérémonie d’ouverture, vendredi dernier.

Alors, bien sûr, la « convoitise » et l’« orgueil » ne sont pas les seules puissances à l’action dans notre monde. La liste des mauvais démons, qui tentent nous influencer, pourrait être allongée. On aurait pu parler du dieu « religion » ou « fondamentalisme » qui menace les Etats du Moyen-Orient… ou encore du dieu « impérialisme » qui sévit en Chine, etc.  
Mais la question qui nous intéresse, c’est de savoir quel est notre « maître de maison » à nous… à nous Chrétiens ? Devons-nous subir les démons que tentent de nous imposer les autres, souvent à leur dépend, et malgré eux… ou pouvons-nous choisir de nous placer sous l’autorité d’un autre maître.

C’est précisément ce qu’a fait Jésus, en se plaçant sous l’autorité de l’Esprit saint. Et c’est ce qu’il nous appelle à faire, encore aujourd’hui, en choisissant de marcher librement à sa suite, en nous confiant à l’Eternel (cf. Jo 24,15), à l’action de son souffle bénéfique pour notre humanité.

A travers les paroles et les actes de Jésus, tout l’Evangile témoigne de l’action de l’Esprit de Dieu : il est celui qui vient nous renouveler, nous guérir, nous unifier, nous pacifier, nous transformer. Il nous fait recevoir le pardon et la réconciliation dans notre vie.  
Et c’est la raison pour laquelle Jésus affirme que rejeter l’Esprit, ce n’est rien d’autre que refuser le souffle de paix et de guérison que Dieu vient nous offrir…  ce n’est rien d’autre que repousser la source du pardon.
Voilà pourquoi Jésus a cette parole tranchante qui dit que le blasphème contre l’Esprit est impardonnable et irrémissible (cf. Mt 12, 31 ; voir 1 S 2, 25). Car refuser l’Esprit de Dieu qui vient nous apporter le pardon… s’en tenir volontairement éloigné… cela nous empêche, purement et simplement, de recevoir la paix et l’amour de Dieu dans notre vie.

[L’Evangile nous appelle donc à nous attacher à un maître… à nous confier au bon « maître de maison ». Il en va de notre liberté, de notre épanouissement humain, relationnel et spirituel… autrement dit, de notre salut.
Et tout commence par une question de confiance : A qui accordons-nous du crédit… en qui plaçons-nous notre foi ?
L’autorité de Jésus est, elle aussi, une affaire de confiance. A travers les récits de guérison, nous voyons que cette autorité est rendue active par la foi de l’homme, par la confiance qui lui est faite.
Sans confiance, cette autorité (qui lui vient de l’Esprit de Dieu) est rendue inopérante. C’est pourquoi Jésus ne peut faire aucun signe dans son pays, là où il n’est pas reconnu comme le Messie, là où on ne lui accorde pas cette confiance. Souvenez-vous de ces paroles : « "Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison." Et là, [Jésus] ne fit pas beaucoup de miracles, parce qu’ils ne croyaient pas [en lui] » (cf. Mt 13, 57b-58). 
Là où on ne croit pas à l’action de l’Esprit en Jésus, on neutralise l’action du Christ et on la rend inopérante.]

* Pour conclure… que pouvons-nous retenir de notre méditation ?

Aujourd’hui encore, nous pouvons comparer notre situation à celles des deux hommes muets, à qui Jésus a rendu la parole :

Comme ces hommes, nous entendons nous aussi des voix discordantes et pour ainsi dire « diaboliques » dans notre monde… des voix qui nous partagent, qui nous divisent et qui nous laissent parfois « sans voix », muets et prostrés, devant l’injustice du monde.
Face à ces voix contradictoires, nous ne savons plus toujours qui écouter, qui entendre, quoi penser et quoi dire.

Face à cette situation, Jésus nous appelle, tout simplement, à nous confier à lui, comme à un maître… un maître qui s’est fait serviteur (jusqu’à laver les pieds de ses disciples… jusqu’à donner sa vie par amour)… comme un maître, qui nous libère de l’emprise de tous les autres maîtres… et aussi comme un médecin… un médecin capable de nous rendre la parole, en accueillant son souffle et sa paix, pour surmonter nos divisions intérieures et sociales.

Animés de l’Esprit saint, Jésus nous appelle à sortir de notre mutisme et à prendre la parole, pour « protester pour Dieu et protester pour l’homme », pour faire entendre une autre voix au monde : celle de la justice et du règne de Dieu (cf. Mt 6,33).

Pour ce faire… nous sommes d’abord appelés à accueillir sa Parole… à nous laisser transformer par le souffle de Dieu… non pas seulement pour produire de bons fruits… et prononcer de « belles paroles »… mais pour nous convertir et devenir de « bons arbres »… pour changer et renouveler notre cœur.
En effet – dit Jésus – « la bouche parle de la surabondance du cœur. L’homme bon, de son bon trésor, retire de bonnes choses ; l’homme mauvais, de son mauvais trésor, retire de mauvaises choses » (cf. Mt 12, 34b-35).

Ainsi donc… laissons-nous renouveler par l’Esprit de Dieu… plaçons en lui toute notre confiance et notre trésor… et soyons certains qu’il agira par nous… ici-bas… pour élargir le règne de Dieu en nous et autour de nous. 

Amen.




[1] « Le démon ayant été chassé, le muet parla » (v.33)
[2] (cf. Mt 9,33 & Mt 12, 23). L’exclamation de la foule est un écho à un autre passage biblique (cf. Jg 19,30) : « Tous ceux qui voyaient disaient: "Il n'est Jamais arrivé, et on n'a jamais vu une chose­ semblable, depuis que les Israélites sont sortis du pays d'Egypte jusqu’à aujourd’hui" ».
[3] « Baal-Zeboub » le dieu d’Eqrôn (cf. 1 R 1, 2-3).
[4] La maison divisée/partagée (cf. Mt 12, 25) la maison de l’homme fort (cf. Mt 12, 29).
[5] oikodespotes
[6] D’ailleurs la suite du texte – cf. Mt 12, 34b-35 – nous incite à cette interprétation.