dimanche 31 août 2014

Mt 14, 13-21

Mt 14, 13-21 / Mc 6, 30-44

Lectures bibliques : Ex 16, 11-18 ; 2 S 6, 12b-19 ; Mt 14, 13-21
Thématique : la dynamique de la foi ou le miracle du pain partagé
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 31/08/14, culte avec Ste Cène.

* Ce récit bien connu de « la multiplication des pains » suscite beaucoup de questions. Il a sans doute donné du fil à retordre à bien des théologiens et des lecteurs chrétiens depuis 2000 ans.

Il y a évidemment différentes manières d’aborder ce passage de l’évangile.
Ce matin, je vous en proposerai une relecture plus « symbolique » que « miraculeuse », au moins pour deux raisons :
- D’une part, parce que je ne pense pas que l’intention et la préoccupation des évangélistes soient de focaliser les lecteurs ou les auditeurs que nous sommes, sur l’aspect miraculeux, légendaire ou, à proprement parler, prodigieux d’un événement…  en nous fournissant l’image d’une sorte de « Jésus superman » capable de multiplier le pain par mille. Mais qu’ils nous racontent cet événement en raison de son sens.
- Et, d’autre part, parce que notre rationalité du 21e siècle – à la suite d’Einstein (avec son fameux « E = mc 2 ») – nous empêche de penser que Jésus ait pu créer de la matière à partir de rien ou presque, sauf à disposer d’une source d’énergie considérable.
Autrement dit, je vous propose de ne pas entendre ce récit comme celui d’un événement surnaturel, où Jésus se serait affranchi des lois de la nature, mais autrement.

Pour cela, essayons de répondre aux questions suivantes :
Pourquoi les évangélistes nous racontent cet événement et que veulent-ils nous dire ? ; Où est le miracle dans cette histoire ? ; En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui ?

Bien entendu, on peut toujours lire ce récit comme un miracle prophétique sur le modèle d’Elie (1 R 17, 14) ou d’Elisée (2 R 4, 42-44) ou encore comme une préfiguration de la cène eucharistique de l’Eglise. Mais, je vous propose davantage de le voir comme une prophétie du banquet messianique… qui consiste, d’une part, à présenter Jésus comme le messie, successeur de David, rassasiant son peuple… et, d’autre part, à ouvrir les disciples et la foule à la nouveauté du règne de Dieu… et donc à une éthique de responsabilité… fondée sur le don et le partage.

Dans l’Ancien Testament, l’auteur du second livre de Samuel nous présente la figure de David et nous raconte que David bénit le peuple au nom du Seigneur et distribue à toute la multitude d’Israël, hommes et femmes, une miche de pain par personne (cf. 2 S 6, 19).
C’est, en effet, le devoir du roi, du Messie, d’assurer le pain à son peuple.

Dans « le récit du pain partagé » de l’Evangile, c’est précisément ce que Jésus va faire, démontrant ainsi qui il est – le Messie – à travers un geste identique à celui de David :

Que se passe-t-il exactement ?
Alors que Jésus se retire dans un lieu désert – éloigné des villages habités – il est rejoint par la foule. Dès lors, pris de compassion pour cette foule de gens désorientés (cf. Mc 6, 34), il s’attache à leur délivrer un enseignement (cf. Mc 6, 34) et à guérir ceux qui en ont besoin (cf. Mt 14, 14).
Le soir venu, les disciples s’inquiètent – à juste titre – de l’intendance pour cette grande assemblée qu’il faudrait maintenant congédier, afin que chacun puisse regagner un village, pour s’acheter des vivres. Dans leur idée, chacun doit se débrouiller. C’est à la foule affamée de se nourrir elle-même !
Mais Jésus ne veut pas renvoyer toutes ces personnes à jeun. Il interpelle alors ses disciples et les place devant une responsabilité nouvelle : « donnez-leur, vous-mêmes à manger » dit-il. Cela vous concerne, c’est votre affaire !

Sans doute surpris par cet impératif, les disciples ouvrent leurs sacs et se renseignent à droite et à gauche. Ils récupèrent, tant bien que mal, seulement… misérablement… « cinq pains et deux poissons ».
[L’évangéliste Jean raconte que c’est un garçon, un enfant qui les apporte (cf. Jn 6,9).]

Evidemment, cinq pains pour cinq mille hommes… la quantité semble dérisoire, pour ne pas ridicule ! Mais Jésus ne se décourage pas par ce premier résultat, signe de la volonté de partage de quelques âmes généreuses et confiantes.
Il prend les pains et dit la bénédiction les yeux tournés vers le ciel, il les rompt et les donne aux disciples.

Ce sont là des gestes très simples, qui appartiennent à la berakah juive de chaque jour sur le pain : « Béni es-tu Seigneur, notre Dieu, roi du monde, qui fais sortir le pain de la terre ». C’est sans doute ce type de formulation – déjà attestée dans un texte ancien, la Mishna Berakot (VI, 1) et encore la même actuellement dans le Judaïsme – que Jésus a pu employer.

Il s’agit par là, non pas de bénir le pain, mais Dieu, qui le fait « sortir » de la terre… à l’image du don de la manne dans le désert, au temps de l’Exode.
Déjà, du temps de Moïse, il ne s’agissait pas d’accumuler la manne ou de la conserver, pour en faire des réserves, mais de savoir la partager entre tous, pour le besoin journalier de chacun (cf. Ex 16, 14-21).

Ces paroles de bénédiction rappellent la liberté souveraine du « Seigneur, roi du monde » de produire autant de pain qu’il veut et donc de le multiplier à son gré… pour autant que les hommes sachent le partager.
Ce sont aussi les mêmes mots, les mêmes gestes, qui préfigurent l’institution de la Ste cène, de « l’eucharistie » selon le terme grec, qui est l’équivalent de l’hébreu berakha, bénédiction… pour rendre grâces à Dieu (cf. Mt 26, 26-28).

C’est alors que se produit le miracle… Non pas le miracle d’une multiplication de la matière des pains… Mais le miracle du pain partagé… le miracle de la confiance initiée par Jésus :

Il a fallu que quelques-uns osent faire le premier pas… en donnant presque rien, le peu qu’ils avaient… en mettant à disposition, non pas seulement leur superflu, mais leur indigence, leur pauvreté… que ce geste soit reconnu par Jésus et qu’il reçoive l’approbation, le « oui » de Dieu… pour que d’autres, à leur tour, osent faire de même… pour qu’ils mettent au service de tous le peu qu’ils ont à partager.

Le miracle… c’est que la nouvelle mentalité du don et du partage – signe du Royaume, du monde nouveau de Dieu que Jésus annonce – ait finalement pris le dessus sur l’impuissance initiale des disciples et la passivité de la foule…  C’est que la foi de Jésus et progressivement de tous ceux qui étaient là, ait suffi à rassasier cinq mille hommes (sans compter les femmes et les enfants) comme au temps de Moïse (cf. Mt 14, 21 voir Ex 12, 37)… qu’il y en ait eu largement assez pour tous… et même que ce grand partage ait pu dépasser tous les besoins, pour qu’il en reste de quoi remplir douze corbeilles.

Ces morceaux de reste peuvent être lus, eux aussi, comme un signe : le signe que Dieu ne mesure jamais ses dons avec une balance… mais qu’il agit, sans compter, avec une surabondance magnanime.

[Ce signe de la surabondance du banquet messianique – tel un grand festin, offert par le messie, rassemblant l’humanité réconciliée – a reçu différentes interprétations, dans la mesure où le même récit est parfois raconté plusieurs fois dans les évangiles [1] :
Dans le premier récit du pain partagé raconté par Matthieu, il est resté douze corbeilles, à l’image des douze tribus d’Israël. Dans le second récit presque identique (cf. Mt 15, 32-39), il en reste sept, ce qui pourrait être une allusion au nombre des nations : soixante-dix. [2]

Bien que le banquet du royaume soit ainsi distingué en deux moments : pour les Juifs et les païens (les gentils)… il s’adresse ainsi à tous… à toux ceux et à toutes celles qui souhaitent entrer dans la nouvelle mentalité du don et du partage proposée par Jésus.]

* Alors, chers amis… il est possible que cette interprétation vous paraisse contestable, parce qu’elle ne s’arrête pas à l’idée habituelle que nous nous faisons du terme « miracle » que l’on associe facilement à un acte de puissance ou de magie. Mais, je crois pourtant qu’elle nous enseigne plusieurs choses importantes :

- Premièrement…  qu’on ne peut pas tout attendre des autres ou de Dieu, en restant couché sur l’herbe, à l’image de cette foule… sans avoir soi-même à s’impliquer comme les disciples… sans avoir à prendre sa part de responsabilité.
« Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » dit Jésus à ses compagnons.

Face aux difficultés de notre monde, au mal, à l’injustice, à la misère, à la pauvreté… on ne peut pas vouloir changer les choses ou demander à Dieu de le faire (comme un dieu magicien)… sans commencer par s’y engager soi-même, sans entrer dans cette nouvelle mentalité du Royaume, qui nous appelle à prendre l’initiative.
C’est bien ce que Jésus nous rappelle dans son sermon sur la montagne :
« Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le [d’abord] vous-mêmes pour eux » (cf. Mt 7, 12).

- Deuxièmement… que notre action, notre participation à des actions qui peuvent nous paraître « petites », « dérisoires », pour ne pas dire « insignifiantes », peut, en réalité, être source de changement et avoir des conséquences inattendues, bien au-delà de ce que nous pouvons parfois imaginer.
Il suffit de regarder quelques grandes figures de l’histoire contemporaine pour s’en convaincre : Gandhi, Mandela, mère Theresa, l’abbé Pierre, etc.… Tout ce qu’ils ont pu faire d’extraordinaire a connu des débuts modestes… leur action a commencé à partir du « presque rien » qu’ils ont apporté, et parfois simplement d’un nouveau comportement, d’une décision personnelle tournée vers les autres, en direction de la non-violence, de la paix, du don ou du partage.

- Troisièmement… que ces débuts humbles et modestes… qui participent au don… au don de soi, de sa personne, de son temps, de ses biens, de ses compétences, en faveur des autres… et peut-être même, plus fondamentalement, au fait d’oser partager ses attentes, ses manques ou ses révoltes (à l’image de ces grandes figures qui ont initié un changement)… en bref, tout ce qui peut, à termes, avoir des conséquences incalculables… tout cela est rendu possible par une toute petite chose, à l’image d’une graine de moutarde : la foi, la confiance.
Rien n’est possible sans cette confiance initiale… cette confiance en Dieu, en soi et dans les autres…. qui nous permet de participer, de prendre part à cet élan de vie que Dieu nous donne.

Bien souvent, nous pensons avoir trop peu, pour que ce soit utile ou efficace, pour que cela puisse changer quoi que ce soit dans ce monde…. Avoir 5 pains et 2 poissons : qu’est-ce que c’est ?
Mais Jésus nous montre que de ce peu tout est possible, si nous osons la confiance, si nous prenons le risque de le mettre à disposition, de le partager, de l’offrir… autrement dit, si nous osons nous inscrire dans l’élan de la Grâce propre à Dieu… si nous acceptons de faire rayonner les dons que nous avons reçus de la vie, en les partageant.

- Quatrièmement… que nous pouvons développer ce désir de prendre part au royaume, au monde nouveau de Dieu… que nous pouvons en être des artisans… en nous inscrivant dans le geste de Jésus… dans la dynamique qu’il est venu initier.

Or, qu’est-ce qui est à l’origine du geste… de l’attitude de Jésus ?

Notre passage nous éclaire :
. La compassion et l’amour du prochain, d’une part :
L’évangile précise que Jésus voit tous ces gens désemparés autour de lui… ces gens qui sont sans direction, sans but, qui n’ont pas de berger pour les guider (cf. Mc 6,34).
Aussi, a-t-il le cœur serré… est-il ému de compassion (cf. Mc 6,34 ; Mt 14,14)… il ne veut pas les laisser repartir sans une parole, sans un enseignement… ni les mains vides et le ventre creux.
. L’amour de Dieu, d’autre part :
Cet amour se manifeste par la bénédiction que Jésus prononce… par le fait de reconnaître et de rendre grâces à Dieu, pour tous les dons reçus, si grands ou si petits soient-ils.

C’est donc l’amour qui est le moteur de l’action de Jésus… qui est à l’origine de sa confiance… à l’initiative de son appel au don et au partage.

Alors… si nous avons parfois du mal à ouvrir nos mains pour les autres, à nous inscrire dans la gratuité… parce notre société, fondée sur la logique marchande du donnant-donnant, de la réciprocité, du mérite, nous apprend plutôt à les fermer… à les ouvrir uniquement sous condition ou avec contrepartie… ou à nous cramponner à ce que croyons posséder… peut-être pouvons-nous commencer par élargir notre cœur, en tournant notre regard vers Dieu et vers la Création, vers tous les dons que nous avons reçus dans notre vie… pour en prendre conscience et en louer le Seigneur… pour recevoir à nouveau notre existence comme une bénédiction.
Dès lors, nous pouvons nous tourner vers nos semblables avec un autre regard, pour être, à la suite du Christ, des initiateurs de nouveauté et de gratuité, dans notre monde.

* Je crois qu’il y a réellement une urgence éthique à la responsabilité et au partage… un appel que l’Evangile nous fait entendre avec ce récit :

A l’heure où notre monde occidental – et notre Europe – se trouve devant des choix de société importants à faire pour l’avenir… face à une crise de notre modèle « néo-libéral », fondé sur l’intérêt particulier, l’individualisme, la course à l’accaparement des richesses, au désir de convoitise…  surtout maintenant que les limites du système apparaissent de plus en plus fortement … nous sommes appelés à nous positionner entre deux attitudes contraires :
- la tentation du repli et du protectionnisme (et peut-être même du nationalisme), face à un monde soumis au règne de la concurrence, à une guerre économique devenue fratricide (il suffit de regarder, à côté de chez nous, la situation de précarité de millions de Grecs ou de Portugais… ou celle des migrants qui arrivent à Lampedusa)…
- ou – autre possibilité – la perspective d’une collaboration, d’une coopération mondiale, en vue d’un plus grand partage des richesses et des ressources.

Bien entendu, cette alternative ne concerne pas seulement les dirigeants et les puissants de ce monde, il revient à chacun de se positionner à titre personnel, à travers ses choix de vie, sa vie professionnelle, sociale et relationnelle.

Face à cela, Jésus nous indique la seule voie d’un salut possible pour l’humanité : la seconde, celle du don et du partage… de la mise à disposition de ce qui nous a été offert… de ce que nous avons reçu gratuitement ou avec notre engagement, par nos efforts et notre travail.

Alors… avec confiance et compassion…  osons ouvrir nos cœurs et nos mains, pour prendre part au monde nouveau de Dieu.

Amen.



[1] 2 fois chez Matthieu et Marc, 1 fois chez Luc et Jean.
[2] Autre nuance, qui peut avoir un sens, comme le souligne Alberto Mello, au sujet de la version matthéenne : « Dans le premier récit Jésus « dit la bénédiction » (eulogesen), tandis que dans le second « il rend grâces » (eucharistésas). Il n'y a pas de doute que le geste est le même et les paroles récitées identiques, mais le choix (déjà opéré par Marc) de deux termes différents, l'un plus proche du sens originel de la berakah juive, l'autre au contraire projeté vers ce qui sera par la suite l’eucharistie chrétienne, semble être un indice assez éloquent ».

dimanche 24 août 2014

Mc 6, 1-6a

Mc 6, 1-6a / Mt 13, 53-58

Lectures bibliques : Mc 1, 14-15 ; Mc 6, 1-6a ; Mc 12, 28-34
Thématique : « préjugés » ou « confiance »… accepter de remettre en question ses croyances, pour entrer dans la nouvelle mentalité proposée par Jésus.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 24/08/14, culte avec baptêmes

* Qui d’entre nous n’a jamais été témoin (ou victime) de préjugés ?

« Ah celui-là – ce jeune – est un fainéant, un paresseux… il n’arrivera jamais à rien ! »
« Ah ça… on a déjà essayé… c’est pas la peine… ça ne marchera jamais… ça ne changera rien ! »
« Ah untel… pas la peine de le solliciter… on connait bien sa famille ! …. Inutile d’essayer ! »
« Ah celui-là ne porte pas un nom français… ça ne passera jamais avec la clientèle… c’est même pas la peine de regarder son C.V. »
« Ah ! Cette personne a un handicap… ça risque de nous retarder dans l’organisation du travail… Faut mieux prendre quelqu’un d’autre ! ». Etc. etc.

C’est, au fond, ce que nous entendions déjà à l’époque de Jésus :
« Ah celui-là vient de Nazareth… il ne peut rien sortir de bon de Nazareth ! « (cf. Jn 1, 45-46)
« Ah, cet homme !... on connaît ses parents… c’est le fils du charpentier… comment pourrait-il être un prophète ou le messie qu’on attend ? » (cf. Mc 6, 1-6). Etc. etc.

Ici ou là… à titre individuel ou dans les structures collectives (associations et entreprises)… nous ne sommes pas indemnes de préjugés, qui viennent parfois polluer notre manière de voir les choses, et limiter nos capacités d’innovation, d’imagination et d’action.

La plupart du temps ces préjugés sont véhiculés, de façon sous-jacente, dans la société ou dans nos familles, ou même dans la sphère médiatique, qui influence largement nos mentalités.

Le terme « préjugé » désigne ce qui a été jugé préalablement dans un cas semblable ou analogue… l’opinion, a priori favorable ou défavorable, qu’on se fait sur quelqu’un ou quelque chose, en fonction de critères personnels, d’apparences ou d’appartenances.
Mais bien souvent, il s’agit d’une opinion hâtive et préconçue, imposée par le milieu, l’époque, l’éducation, ou due à la généralisation d’une expérience personnelle ou d’un cas particulier.

Autrement dit, les préjugés sont souvent des projections, des « partis pris », issus d’opinions arrêtées ou de sentiments péjoratifs sans fondements, établis sur des éléments d’appréciation sommaires à l’égard de personnes jugées différentes.
Ils reposent souvent sur l’ignorance ou la méfiance. Et de ce fait, ils contribuent à propager des « idées reçues » et constituent une forme d’aveuglement, de jugement, de condamnation a priori, qui génère la défiance, la peur de l’autre ou encore des formes de racisme.

L’histoire de l’humanité en est malheureusement pleine. Mais elle est également et heureusement semée d’exemples de grandes figures – d’humanistes, de théologiens, de philosophes ou de scientifiques, de toutes les époques – qui ont dû et su braver et se battre contre les préjugés, les conformismes et les conservatismes.

Bien que les consciences et les esprits aient largement évolué depuis 2000 ans… il ne faudrait pas croire que tout, aujourd’hui, est parfait… que notre 21e siècle en est désormais préservé.
On peut toujours en trouver quelques exemples, ici ou là :

- En ce qui concerne la religion, par exemple. De nos jours, bien des hommes et des femmes – qui se disent « athées » – voient la religion comme un vieux truc poussiéreux et moralisateur. Sans distinction, ils associent la foi des Chrétiens du 21e siècle, à la morale religieuse du 19e siècle, ou au fondamentalisme religieux qui sévit dans certains pays, ou encore au monde des sectes soumis au dictat d’un gourou qui maintient ses fidèles dans l’obscurantisme. Ils pensent que la foi consiste à croire en des non-sens, des absurdités… peut-être parce qu’ils ne sont jamais entrés dans un temple, parce qu’ils n’ont jamais ouvert l’Evangile et ne savent pas, par exemple, que les Protestants ont toujours lutté pour la liberté de penser et de conscience.

- Ailleurs, et dans d’autres domaines, d’autres hommes ont d’autres préjugés. Et peut-être sommes-nous parfois de ceux-là. Ils croient, par exemple, que le bonheur de l’être humain est forcément lié à « l’avoir » et au « pouvoir »… que pour être heureux, il faut absolument posséder, accaparer, consommer… avoir toujours plus, toujours davantage.
Cette croyance – que l’on peut considérer comme un préjugé [1] – est largement entretenue par la publicité et le monde médiatique. Elle résulte d’une société entièrement tournée et soumise au dictat de l’économie (d’une économie dite « capitaliste »)… une société obsédée par les chiffres, par une réussite fondée sur le quantitatif, la croissance, la rentabilité… qui nous entraîne dans une course effrénée et sans fin… qui, en réalité, ne mène nulle part… sauf à tous les problèmes que nous connaissons aujourd’hui.
Beaucoup de nos contemporains pensent ainsi, parce qu’on ne les ouvre pas à d’autres modèles, d’autres manières de penser… parce que valoriser « l’être », le mieux-être, le qualitatif, le relationnel, le don, le partage ou la solidarité… ça ne rapporte rien à ceux qui détiennent les clés du pouvoir et qui veulent continuer à remplir leurs poches ou leurs portefeuilles boursiers.
Alors, on nous fait tout simplement croire qu’en faisant de même… nous serons, nous aussi, forcément plus heureux… mais sans se soucier des conséquences de ce mode-de-vie fondé sur l’accaparement et la convoitise, ni pour notre planète, ni pour les plus pauvres qui vivent dans des conditions misérables, en grande partie du fait de cette mentalité individualiste et consumériste.

- Autre exemple d’idée reçue : la science ou plutôt le scientisme. On présente la science comme l’ultime rempart contre l’ignorance et les préjugés. C’est en partie vrai, mais en partie seulement [2]. En idéalisant de façon exagérée (pour ne pas dire idolâtre) la science, on lui octroie une confiance sans limite et on crée un nouvel impérialisme. On oublie pourtant que les découvertes et les théories scientifiques sont toujours provisoires, que nos connaissances évoluent sans cesse… et, de ce fait, que les vérité de demain risquent sans aucun doute de remettre en question celles d’aujourd’hui… comme celles d’aujourd’hui ont pu ébranler les prétendues vérités d’hier.
En réalité, nos avancées scientifiques devraient nous pousser à plus d’humilité… nous qui sommes sur la planète terre à l’image d’un grain de sable dans l’immensité de l’univers… nous qui ne savons pas, aujourd’hui encore, de quoi sont constitués les 95% de la masse de l’univers… puisque la matière noire et l’énergie sombre sont encore, pour nous, totalement mystérieuses.[3]
En bref, un certain nombre de théories scientifiques – réputées véridiques – appartiennent, en réalité, au domaine spéculatif… et ne sont pas plus prouvable que l’existence même de Dieu.

- Pour élargir la panoplie, on aurait pu également parler du racisme et il y a encore bien d’autres exemples de préjugés qui sclérosent nos esprits. Chacun d’entre nous pourrait sans doute citer des exemples plus personnels.

En tout cas… ce qui est certain… c’est que nous vivons dans un monde où les préjugés existent toujours… soit par ignorance, par manque d’éducation ou d’instruction… soit par méfiance, par peur de l’autre ou par manque de confiance en de nouvelles manières de penser (avec une perspective plus large et plus altruiste)… soit par conservatisme, pour permettre aux privilégiés de notre monde (dont nous faisons peut-être partie, d’une manière ou d’une autre) de conserver leur sphère d’influence, leurs intérêts et leur confort, indépendamment – ou aux dépends – d’autrui.

* Mais, en réalité, il n’y a là… rien de nouveau sous le soleil ! A l’époque de Jésus… il en était déjà de même.
On peut même dire que Jésus s’est attaché à proposer aux hommes de son temps, la possibilité de s’ouvrir à une nouvelle manière de penser : d’envisager autrement la vie, notre rapport à Dieu et aux autres, de façon nouvelle.

C’est cette injonction, cet appel qu’on retrouve au début de l’évangile de Marc : « le règne – le monde nouveau de Dieu – s’est approché, convertissez-vous – changez de mentalité – et croyez à l’Evangile – à la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu » (cf. Mc 1, 15).

Pour Jésus, il faut justement sortir des jugements et des préjugés qui nous limitent, nous réduisent… et enferment les autres (voir par ex. Mt 7, 1-5 ; 12, 1-14 ; 15, 10-20). Rien n’est figé. Les choses peuvent évoluer : nous pouvons vivre en harmonie les uns avec les autres, avec plus de fraternité, de solidarité, de liberté… à condition que nous osions faire confiance à Dieu… à condition que nous vivions dans l’amour de Dieu et du prochain (cf. Mc 12, 28-34)… à condition que nous ne nous préoccupions pas seulement de nous-mêmes, mais aussi des autres, et notamment des plus petits parmi nos frères (cf. Mt 6, Mt 7, Mt 25, Lc 16, etc.).

Les évangiles nous montrent le « combat », à la fois, persévérant et pacifique, que Jésus a mené face aux Religieux de son temps, pour faire place à plus de compréhension et d’ouverture d’esprit entre les hommes – en donnant la lecture d’une Torah et l’image d’un Dieu qui accueillent et qui relèvent, au lieu d’exclure ceux qui étaient victimes de préjugés : les péagers ou les Samaritains, les personnes malades ou handicapées, les adultères ou les prostituées.

Le passage que nous avons entendu ce matin, nous montre que Jésus lui-même a été victime de préjugés.
Lui qui n’a cessé de relever, de guérir, d’encourager… lui qui était sans doute considéré comme un thérapeute, un guérisseur, a également rencontré le rejet de ses contemporains, du fait de ses origines modestes.

Les évangiles nous révèlent qu’une censure mentale que l’on peut appeler « préjugé de familiarité » s’est développée à l’égard de Jésus… non pas à cause de ses actes, de ses guérisons… ou simplement du fait qu’il venait bousculer les conservatismes religieux en dépassant les pratiques en vigueur au sujet du sabbat ou les règles de pureté… mais en partie à cause de la simplicité de ses origines.

En effet, comme ses concitoyens pensent bien le connaître… qu’ils savent de qui il est le fils – « le fils du charpentier » (cf. Mt 13, 54-58) – ou qu’il n’est lui-même rien de plus qu’un simple artisan (cf. Mc 6, 1-6) et qu’ils connaissent sa mère, ses frères et ses sœurs… ils ne sont pas disposés à le considérer autrement qu’ils se le sont toujours imaginé. Ils sont incapables de lui donner une autre image que celle qu’ils lui connaissent déjà.
Et c’est cela, au fond, s’arrêter à des préjugés, c’est manquer d’ouverture d’esprit et d’humilité pour accepter de se remettre (soi, ses croyances et ses connaissances) en question.

Ce n’est pas que les auditeurs de Jésus contestent sa sagesse et les guérisons qu’il accomplit, mais ils ne savent pas s’expliquer « d’où » cela lui vient (?) Et comme ils connaissent sa parenté, ils n’arrivent pas à comprendre l’origine de son autorité et des signes qu’il réalise… ils n’arrivent pas à admettre que cela lui vient d’ailleurs… de Dieu… qu’il tire cette force de l’Esprit saint, du souffle divin.  

C’est pourquoi, finalement, ils trouvent en lui un achoppement, un obstacle à la foi, à la possibilité d’entrer dans la nouvelle mentalité – dans le monde nouveau : le royaume de Dieu – que Jésus vient annoncer et proposer à notre monde.

En d’autres termes… leurs supposées connaissances quant aux origines de Jésus et de sa famille constituent pour certains de ses auditeurs un obstacle à la foi, un blocage psychologique.
A l’opposé de la confiance, cette familiarité avec la famille de Jésus suscite – au contraire – de la défiance, de l’incrédulité vis-à-vis de celui qui est pourtant présenté comme un maître de sagesse et un thérapeute extraordinaire. 

Ici, la question en jeu, n’est pas tant de savoir qui est Jésus… mais d’où – de qui – tire-t-il sa force et son enseignement (?). Et on voit que le fait de « savoir » ou plutôt de « croire savoir » peut parfois constituer un obstacle à la découverte et à la foi… quand on reste bloqué sur ses croyances, sans accepter de les remettre en cause.

Un tel constat peut nous interroger de façon plus personnelle : la foi et la croyance, ne sont pas du même ordre. Acceptons-nous, en ce qui nous concerne, de remettre en question nos croyances ?... nos manières de voir la vie, la société et peut-être même Dieu ?

* Alors… pour conclure… que pouvons-nous retenir de cette méditation ? Deux choses, peut-être :

- Premièrement… que Jésus et son Evangile nous appellent encore aujourd’hui à sortir de nos préjugés, de nos jugements ou de nos idées préconçues au sujet de notre prochain ou des valeurs mises en avant par notre société.
Jésus nous appelle à un changement de mentalité. Nous pouvons voir la vie autrement… du nouveau peut surgir dans notre existence et notre monde… dès lors que nous nous inscrivons dans la confiance en Dieu… en ce Dieu qui nous appelle à plus de justice et de fraternité entre les hommes.

C’est, d’une certaine manière, ce que Jésus affirme quand il dit que la foi peut nous permettre de déplacer les montagnes (cf. Mc 11, 22s). Et, a contrario, qu’il ne peut faire aucun miracle, ne permettre aucun changement, là où il n’y a ni foi ni d’espérance. [4]

C’est pourtant cela que Jésus est venu apporter à notre monde : du changement, de la nouveauté… en proclamant la proximité du règne de Dieu.
Alors osons lui faire confiance !

- Deuxième et dernier point… que signifie exactement « croire » ? Quelle est cette foi à laquelle Jésus nous appelle ?

Croire, ce n’est pas adhérer à un certain nombre de vérités concernant Dieu, Jésus, nous-mêmes ou le monde. Ce n’est pas non plus adhérer à une religion et la pratiquer. Jésus n’est pas venu créer une religion nouvelle, mais nous appeler à vivre autrement sous le regard de Dieu.

Croire, c’est d’abord tenir pour vrai ce que Jésus dit, reconnaître que c’est lui qui a raison quand il annonce que le monde nouveau de Dieu est devenu tout proche et qu’il nous appelle à changer de mentalité… à être enfin humains, comme Dieu le désire et l’espère pour nous.

Croire, c’est avoir compris avec Jésus que le salut qu’il nous apporte, nous pouvons y prendre part, ici et maintenant, en inscrivant notre existence dans la vie nouvelle qu’il nous propose… en nous appelant au service et au partage… en vivant pleinement l’amour de Dieu et du prochain…. autrement dit, en élargissant notre manière de voir la vie au-delà de nos cercles habituels : de nous-mêmes, de ceux/ce que nous aimons ou de nos seuls intérêts.

Alors, frères et sœurs, laissons-nous transformer par celui qui nous propose simplement d’oser lâcher nos fausses croyances, nos peurs et nos préjugés… pour vivre libres, dans la foi et l’amour du prochain.

Amen.



[1] Les statistiques semblent bien confirmer qu’il s’agit là d’un préjugé : La France, qui fait partie des grandes puissances économiques et des pays dont le PIB/ habitant est relativement élevé, est pourtant dans « top » des pays consommateurs d’antidépresseurs. Par ailleurs, une étude a relevé que les populations des pays « moins riches » (que les pays occidentaux) ne s’estiment pas forcément « moins heureuses ». Au contraire, la joie de vivre y paraît parfois plus grande. C’est également le constat que font bien des voyageurs et des touristes à l’autre bout du monde. Preuve qu’il faut déconnecter le sentiment de « bonheur » de celui de l’« avoir »… que celui-ci se trouve sans doute ailleurs… dans le partage et la joie des rencontres… dans les relations… les choses simples et authentiques de la vie.
[2] Il est évident que la science a permis à l’homme de développer des capacités d’observation, d’analyse et d’esprit critique, en mettant à distance ses objets d’étude et d’investigation… en passant de la théorie à l’expérience, et vice versa. Elle a permis des progrès considérables dans de nombreux domaines. Ce qui nous a permis, non seulement, de lutter contre les idées reçues (les préjugés et les superstitions), mais surtout de vivre mieux et plus longtemps. Pour autant, la science a – malgré tout – la fâcheuse tendance à déconsidérer tout ce qui ne rentre pas dans son champ d’observation ou d’investigation, comme par exemple la dimension spirituelle de l’homme.
[3] On aurait pu également parler de « la théorie des cordes » selon laquelle l’univers contiendrait, en réalité, 11 dimensions (cf. Edward Witten) et non pas seulement nos 3 dimensions + le temps.
[4] C’est une certitude… les choses ne peuvent jamais être autrement ni évoluer, tant qu’on ne croit pas possible qu’elles puissent vraiment l’être, tant qu’on ne croit pas à la possibilité même d’un changement.

dimanche 10 août 2014

Mt 13, 31-35

Mt 13, 31-35 – Royaume de Dieu et don de soi

Lectures bibliques : Pr 2, 1-9 ; Mt 22, 34-39 ; Mt 13, 44-46 ; Mt 13, 31-35.
Thématique : La Parole et le souffle de Dieu… des dons qui appellent au don de soi.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 10/08/14, culte avec baptême de Noah
Partiellement inspirée d’une analyse biblique d’Alberto Mello

* Quoi de mieux, en ce jour de baptême, que de méditer sur ces paraboles du Royaume... qui nous rappellent la promesse et l’appel que Dieu nous adresse en Jésus Christ.

En effet, Noah vient de recevoir le baptême et déjà, l’Evangile lui fait entendre – nous fait entendre – une promesse de Vie.

Pour dire cette promesse d’accomplissement et de bonheur, Jésus utilise un langage un peu particulier : il parle du « Royaume de Dieu » ou « Royaume des cieux » comme de l’advenue d’une Bonne Nouvelle (cf. Mt 9,35).

De quoi s’agit-il ?
L’expression traduit une notion assez largement connue dans le Judaïsme de l’époque de Jésus. Elle recouvre plusieurs facettes :
- D’une part, elle est liée au Temple, au sanctuaire, lieu de la présence de Dieu, de sa gloire, de sa royauté… et donc à la liturgie, à la pureté et aux rites nécessaires pour entrer en communion avec la majesté divine.
- D’autre part, elle s’enracine aussi dans l’idée que la royauté céleste de Yahvé est appelée à s’étendre sur la terre, dans l’histoire des hommes : sur Israël, d’abord (par la royauté davidique ou par une restauration politique), puis sur la terre entière.
- Enfin, cette notion comprend également – et peut-être surtout – une espérance eschatologique, pour la fin des temps. A ce titre, elle vise ce lieu céleste où les Justes, après leur mort, seront réunis autour de Dieu, pour goûter une intense félicité. Elle décrit un lieu de bonheur où enfin les hommes vivront dans la justice et la paix, dans la vie éternelle de Dieu, avec tous ceux qui ont vécu une vie juste sous le regard de Dieu.

En écoutant les évangiles, on se rend compte que Jésus reprend cette notion – déjà riche de sens – en la transformant partiellement :

Il nous parle du « Royaume de Dieu »… non seulement comme une espérance pour « après », pour un « au-delà », après la mort ou la fin des temps (cf. Mt 13, 41-43)… ni même comme quelque chose qui devrait se cantonner au lieu saint du Temple ou à un pays, sous forme de théocratie… mais comme une réalité qui peut commencer, ici et aujourd’hui, en nous… une réalité à laquelle nous pouvons avoir accès dès maintenant, lorsque nous laissons Dieu régner sur notre vie… lorsque nous lui faisons confiance pour vivre selon sa Parole, sa volonté (cf. Mt 7, 21)… lorsque nous cherchons à vivre en communion avec notre Père céleste et avec nos frères, ici bas (cf. Mc 12, 28-34).

En d’autres termes, le Royaume de Dieu, ce n’est pas seulement le but, l’accomplissement et la finalité de notre histoire, c’est ce à quoi nous sommes appelés à tendre, c’est ce vers quoi nous cheminons, dès cette vie-ci, à la suite de Jésus… dans l’idée qu’en Jésus Christ, ce Royaume de Dieu s’est déjà approché (cf. Mt 10,7 ; Mt 12,28 ; Lc 10,9). Il s’est manifesté dans notre histoire.

Plus précisément, Jésus nous laisse entendre que quelque chose ou plutôt quelqu’un – l’Esprit saint – peut habiter notre existence présence… que notre vie peut être fécondée et transformée par le souffle de Dieu… que nous pouvons, dores-et-déjà, accéder à une nouvelle réalité, une nouvelle manière d’être-au-monde (cf. Jn 3,3)… et faire advenir ce monde nouveau de Dieu en nous et dans notre monde. (Voir aussi Paul : par ex. 1 Co 3,16-17.)

Alors, ce matin, la question se pose : Comment entrer… comment accéder à cette nouvelle réalité, à ce monde nouveau de Dieu ?

A travers des paraboles – dites « paraboles du royaume » – l’évangéliste Matthieu reprend les paroles de Jésus et nous donne quelques pistes, sous forme d’images et de comparaisons, car, bien évidemment, le « royaume de Dieu » n’est pas une réalité objectivable, que nous pourrions saisir ou appréhender de façon directe et immédiate.
Nous pouvons sans doute l’expérimenter à certains moments de notre vie, lorsque nous nous sentons en étroite communion avec Dieu… lorsque nous vivons de justes relations avec tel ou tel. Nous pouvons la découvrir en suivant Jésus Christ, dans la mesure où il a incarné par sa vie, ses paroles et ses actes, cette nouvelle réalité… mais nous ne pouvons pas dire : elle est ici ou elles est là (cf. Lc 17, 21).

Malgré tout, Jésus nous dit que nous pouvons y avoir accès, que cette réalité est à portée de main… parmi nous (cf. Lc 17, 21).… et même potentiellement « en nous », qu’elle nous est accessible.

Pour nous en dire plus – nous l’avons entendu – Jésus nous donne quelques images. Je vous propose d’en examiner deux, ce matin :

* La première est la graine de moutarde. L’évangile la présente comme la plus petite de toutes les semences et potentiellement comme la plus grande des plantes potagères. A travers ce contraste, Jésus nous révèle une potentialité de croissance pour nos vies, une dynamique de transformation, capable de soulever nos existences… pour autant que nous semions cette petite graine dans notre champ.

Dès lors, une question toute simple – mais fondamentale – se pose : quelle est donc cette mini-graine du Royaume des cieux capable de faire toute chose nouvelle dans notre vie ?

Deux réponses peuvent être données :
-       Si on s’appuie sur la parabole précédente, celle du semeur (cf. Mt 13, 1-9. 18-23), on comprend sans difficulté que la graine, c’est la Parole (la parole de Dieu ou la parole du royaume (cf. Mt 13, 19))… la Parole que Jésus Christ est venu incarner et éclairer dans notre monde (cf. Jn 1, 1-18).
-       Si on s’appuie sur l’apôtre Paul, on dira davantage que cette graine, c’est l’Esprit saint, le souffle que Dieu nous donne… qui est l’objet de la promesse (Ga 3,14) et qui est capable de nous transformer, de nous sanctifier (voir aussi Jn 3, 5-8).

Quoi qu’il en soit, ces deux réponses ne sont pas contradictoires, mais complémentaires !
Dans la mesure où nous reconnaissons en Jésus le Christ, le porteur de l’Esprit saint, celui qui est venu nous révéler le projet de Dieu pour l’être humain, nous comprenons que l’image de la graine nous appelle à recevoir, au cœur de notre existence, dans l’humus de notre vie, ce souffle et cette Parole de Dieu… pour qu’ils nous fassent grandir, pour qu’ils fassent véritablement de nous – et de Noah, petit à petit – des créatures à l’image et à la ressemblance de Dieu, des êtres humains accomplis dans leur vocation d’enfants de Dieu, c’est-à-dire au diapason de notre être véritable.

Mais, si nous sommes attentifs à cette image que Jésus nous donne, nous pouvons découvrir autre chose… nous pouvons y entendre… non seulement le don que Dieu nous fait à travers l’image de la semence offerte – de la Parole et de l’Esprit saint – … mais également ce que Dieu attend de nous, la réponse que nous pouvons faire à ce don de Dieu, à travers l’image de l’enfouissement de la graine dans le champ (cf. Mt 13, 31), comme une semence appelée à tomber dans la bonne terre (cf. Mt 13, 8.23).

Dans l’antiquité, on pensait qu’une graine devait être enfouie, ensemencée dans la terre et mourir, pour naître à quelque chose d’autre, pour devenir une plante et donner du fruit.

Selon l’idée que se faisaient les Anciens, une graine déposée sous terre meurt. On en trouve l’explication dans l’évangile selon Jean : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il produit beaucoup de fruit » (Jn 12, 24. Voir aussi 1 Co 15, 36).
L’évangéliste Matthieu a exactement la même manière de penser. On la retrouve dans cette parole de Jésus : « Qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perd sa vie, à cause de moi, la trouvera » (Mt 16, 25. Voir aussi Mt 10, 39 et Jn 12, 25).

Le mot « psyché » en grec signifie « vie » et « âme ».
« Perdre sa vie » veut dire « donner son âme ». Il s’agit là de l’exigence la plus radicale de la Torah [du Shema’] : aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre être (Dt 6, 5)… de toute notre âme (Mc 12, 30 ; Mt 22, 37).

« Aimer », c’est bien « donner », « se donner »… donner ce que l’on est… donner sa vie par amour – dira Jésus (cf. Jn 15, 13).

Voici donc en quoi consiste le plus grand mystère du royaume :
Le monde nouveau de Dieu est une puissance de vie prodigieuse qui est mis en route par un petit geste souvent caché et ignoré de tous : le don de soi.

« Semer », ce n’est pas avoir, posséder, conserver, retenir (ce que l’on a reçu)… mais c’est, au contraire, prendre le risque de lâcher prise, accepter de perdre la semence, pour gagner la récolte. C’est « se donner », c’est libérer la semence de vie qui nous a été offerte, pour – à notre tour – la donner, pour lui permettre d’exprimer toute sa potentialité.

* On retrouve cette idée dans la 2ème parabole : celle du levain caché dans la pâte.

L’image révèle l’action cachée du levain qui permet de faire fermenter l’ensemble de la pâte. Pour obtenir un tel résultat – pour faire lever toute la masse – il suffit d’un peu de levain.

Ici, ce qui est mis en relief, c’est le fait que le levain doit être enfoui, « enseveli » dans la farine, pour développer son action de ferment.

Autrement dit, ce qui est à l’origine de la plante de moutarde ou de la masse du pain qui lève, c’est un don : don de la semence ou don du levain… don qui ne peut conduire à une belle plante accueillante ou un bon pain croustillant, qu’à condition qu’il ne soit pas conservé et économisé tel quel, mais qu’il soit utilisé, intégré, assimilé et donné en retour.

* Ainsi, Jésus nous fait comprendre que le Royaume – fruit de la Parole et du souffle de Dieu – ne peut advenir en nous et dans notre monde, sans réponse de l’être humain… sans que nous acceptions de recevoir ces dons, de nous les approprier, de les transformer, en les redonnant au monde, à travers nous-mêmes, à travers le don de notre vie, de nos charismes, de notre temps, de nos savoir-être et savoir-faire, en faveur des autres, en faveur de nos frères humains… et même des plus petits parmi nos frères – dira Jésus (cf. Mt 25,40).

C’est « le don de soi » qui permet de libérer les potentialités de l’être… qui nous permet de faire grandir le royaume en nous et dans notre monde… ainsi que Jésus nous l’a montré et enseigné par sa vie.

* Il me semble qu’il y a là, pour nous, ce matin, une véritable promesse et un appel à entendre :

Loin de toute idée de bonheur solitaire et consumériste… loin de tout individualisme et de tout égocentrisme, dans lequel a tendance à nous replier la société actuelle, influencée et parfois abrutie par la publicité et son appel incessant à convoiter et à posséder tel ou tel objet de consommation… ou par l’idée d’une réussite synonyme d’avoir, de pouvoir, de grandeur, de notoriété, d’exploit sportif ou de gain financier… l’Evangile nous redit aujourd’hui que le royaume – le monde nouveau de Dieu – ne peut, au contraire, advenir que dans un geste inverse : celui du don (autrement dit : celui de l’être, plutôt que de l’avoir).
Geste qui consiste à recevoir les dons de Dieu (sa Parole et son Esprit) et à les faire fructifier en nous et autour de nous, en les redonnant au monde et aux autres, par le don de soi, par amour de Dieu et du prochain.

Le Royaume – synonyme de l’advenue d’une nouvelle réalité, celle d’un monde où règne enfin la justice et la paix, l’harmonie et la réconciliation entre les hommes et les peuples… et, en regardant les actualités, nous savons combien notre monde, soumis aux conflits et à la violence, en a besoin – … ce monde nouveau de Dieu … ne pourra advenir sans un changement de mentalité, sans que chacun accepte de lâcher prise, d’abandonner l’optique du « chacun pour soi », pour élargir la perspective à la préoccupation de l’autre (cf. Mt 6,33 ; 25,40).

A travers ces paraboles, nous comprenons bien pourquoi Jésus a conservé cette image du Royaume de Dieu. Elle est tout à fait parlante !
Il y a véritablement une dynamique transformation et une promesse de bonheur pour celui qui se met à l’écoute de l’Evangile, pour celui qui veut marcher à la suite de Jésus Christ, en empruntant le chemin de l’humilité, de la douceur, de la justice, du pardon et de la paix – en un mot, le chemin des Béatitudes (cf. Mt 5, 1-12).

C’est également ce que rappelle le livre des Proverbes, dans le passage que nous avons entendu : « Mon fils, si tu acceptes mes paroles,
si mes préceptes sont pour toi un trésor […]
Alors tu comprendras ce que sont justice, équité, droiture :
toutes choses qui conduisent au bonheur » (Pr 2, 1.9).

Les Proverbes comme l’Evangile, nous parle de la Parole de Dieu comme d’un trésor (Prov 2,1.4 ; Mt 13, 44)… une semence de vie… capable d’instiller une nouvelle mentalité (Mc 1,15), capable de transformer l’existence de celles et ceux qui l’accueillent, et par ricochet, celle de leur entourage.

Avec Jésus, nous pouvons dire que Dieu règne dans nos vies, quand nous osons lui faire confiance, quand nous nous essayons de vivre selon sa Parole, en prenant part à son règne d’amour dans nos relations humaines.
Ce n’est évidemment pas toujours simple ni naturel, mais c’est pourtant la transformation à laquelle le Christ nous appelle.

Parce que Jésus sait que c’est là le seul chemin possible pour le salut de notre monde, il ne cesse de nous appeler à changer de regard, à nous enraciner dans cette nouvelle mentalité du don de soi (cf. Mc 1,15 ; 8, 34-35).

Il nous reste à lui faire réellement confiance et à nous mettre en route derrière lui… lui qui a vécu ce don jusqu’au bout, jusqu’au don de sa vie.

Qu’il soit pour chacun d’entre nous – et pour Noah, en particulier – un guide, un ami et un confident.  


Amen.