jeudi 26 janvier 2017

Devenir des ambassadeurs de réconciliation

Lectures bibliques : 2 Co 5, 14-20 ; Lc 15, 11-32
Thématique : appelés à devenir des ambassadeurs de réconciliation
Prédication de Pascal LEFEBVRE / célébrations œcuméniques, Marmande (24/01/17) & Tonneins (26/01/17)

Chers amis,

* La célébration œcuménique de cette année est placée sous le signe de la réconciliation, avec le 500ème anniversaire de la Réforme, en particulier du geste de Martin Luther, qui clouait sur la porte de son église en 1517 un document appelé les « 95 thèses », par lesquels il dénonçait le « commerce » des indulgences. Ce fut le début de disputes théologiques, dogmatiques et ecclésiologiques, et d’un schisme de l’Eglise entre Catholiques et Protestants.

Depuis 5 siècles, les choses ont heureusement beaucoup évolué. Et notamment depuis le 20ème siècle, depuis la création du COE (Conseil Œcuménique des Eglises, annoncé en 1937 et crée en 1948) et depuis Vatican 2 (de 1962 à 1965).
En 1999, Catholiques et Luthériens signaient ensemble un accord, appelé « consensus dans les vérités fondamentales de la doctrine de la justification » ou « Consensus différencié » adoptant une position commune : « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu. ». Cet accord levait alors les condamnations réciproques qui avaient eu lieu depuis le 16ème siècle.

Bien heureusement, l’œcuménisme continue d’avancer. Malgré nos différences, nous n’en sommes plus à nous déchirer, à nous batailler sur des questions de doctrines, qui, somme toute, peuvent paraître secondaires par rapport aux vrais défis qui nous attendent, et, en particulier, à deux éléments déterminants :

Le premier, c’est l’Évangile de Jésus Christ lui-même : l’Évangile du Royaume. Il me semble que l’enseignement de Jésus dans le Sermon sur la Montagne devrait être au cœur de nos préoccupations, ainsi que la mission qu’il confie à ses disciples : prêcher (proclamer la Bonne Nouvelle de la proximité du règne de Dieu) et libérer les humains de leurs maux (c’est-à-dire accueillir, guérir, libérer, relever, chasser les démons, comme le dit Jésus, avec les mots de son temps – Mc 3, 14-15 / Mt 10,8).

Et d’autre part, le second élément qui est contextuel, c’est celui de notre réalité contemporaine en France. Nous sommes dans une société où les Chrétiens sont devenus minoritaires. Il n’est plus temps de nous tirer dans les pattes, mais de nous serrer les coudes.
Il en va, à la fois, de l’avenir du Christianisme et de la cohérence de notre témoignage. Nous ne pouvons pas prêcher l’amour du prochain en paroles et faire le contraire dans nos actes. C’est une question de cohérence et de crédibilité.

Notre avenir mutuel se dessine donc – à mon avis – dans un horizon œcuménique.

Mais tout cela n’est pas si simple. Nous parlons aujourd’hui de pardon mutuel, de réconciliation. Personnellement, j’y crois tout à fait et j’adhère à cette démarche. Et j’’espère que vous aussi. Mais, il faut dire qu’une telle démarche implique aussi une remise en cause personnelle, une conversion.

Voyez vous, je crois que ce n’est pas un hasard si le comité œcuménique, qui a choisi les textes de cette année, nous propose les passages bibliques que nous venons d’entendre :

* Prenons, par exemple, le texte de l’Évangile de Luc. Nous connaissons bien cette parabole qu’on appelle souvent, à tort, « la parabole du fils prodigue », car c’est plutôt en fait une parabole qui nous parle du Père.
Cette figure du père de famille, bienveillant, compatissant, plein d’amour, c’est évidemment l’image de Dieu.

La parabole nous montre l’immense patience de Dieu, qui accueille, de façon inconditionnelle, son enfant parti au loin.
Sans un reproche, sans une parole de jugement, ni de condamnation, le père accueille son enfant, parce qu’il est ému aux entrailles, saisi de compassion quand il le voit enfin revenir vers lui, quand il le retrouve.
Ce n’est pas le péché du fils cadet qui domine, ce n’est même pas le repentir de l’enfant – qui n’a pas le temps de dire tout ce qu’il avait préparé dans son cœur – c’est l’amour du Père : amour sans limite, qui accueille son enfant, qui le décharge de sa faute, qui le relève et l’invite à la joie et au festin partagé.

Très vite, donc, la faute du cadet est oubliée, reléguée au passé.
Certes, ce fils avait voulu vivre sa vie loin de son père, loin de Dieu (donc). Il s’était laissé grisé – dans son libre arbitre – par sa volonté d’autonomie, sa soif d’indépendance radicale et de toute-puissance. Mais, la dureté du monde et la vraie faim se faisant sentir, il comprend son égarement, rentre en lui-même et fait demi-tour.

Il est difficile de dire si son retour vers le père est la conséquence d’un calcul un peu intéressé (manger du pain, comme les ouvriers de son père) ou le fruit d’un véritable repentir (d’une remise en question et d’une libre décision du cœur). Mais, ce qui est certain, c’est que ce fils cadet a évolué et changé.
Et ce qui intéresse le père – ici, image de Dieu, notre Père – ce n’est pas le passé, mais l’avenir. Cet avenir est toujours devant nous.
A l’heure de l’évolution de notre conscience, à l’heure de notre conversion, Dieu nous attend et nous accueille. C’est la Bonne Nouvelle de l’Évangile !

Pour autant, il ne faudrait pas s’arrêter en chemin sans examiner l’autre fils : le fils aîné.
Car, finalement, dans cette histoire, c’est surtout lui qui pose problème.
Le problème du fils aîné, c’est que, devant la miséricorde du père, il réalise inconsciemment qu’il s’est complétement trompé à son sujet. En d’autres mots, qu’il s’est trompé de Dieu. Et cela, en fait, il le refuse : il refuse de se l’avouer à lui-même et d’en tirer les conséquences.

Il croyait que son père était un personnage dur, exigeant, contraignant, pour qui il devait travailler sans relâche, sans prendre un peu de bon temps avec ses amis.
Il s’était forgé une fausse image de son père. Et tout d’un coup, lorsqu’il réalise que son père n’est pas le personnage forgé par son surmoi ou son ego (ou par la religion) : ce Dieu exigeant, tyrannique et moralisateur, capable de punir, mais qu’il est Tout Autre… il se retrouve désemparé : il refuse de se réjouir avec son frère retrouvé… car, au fond, ce frère est pour lui définitivement perdu.

En d’autres termes, le problème du fils aîné, c’est l’orgueil, l’orgueil spirituel qui l’empêche de se remettre en cause. Il refuse de lâcher les convictions d’hier, les idées qu’il avait pu se forger au sujet de son père. Il refuse d’entrer dans la grâce, dans le mouvement de pardon et de miséricorde qui est celui de son père. Il refuse de lâcher-prise, car cela impliquerait pour lui de tout revoir au sujet de son Dieu et d’admettre, en fait, qu’il s’était trompé au sujet de son père.

Si le fils aîné a du mal à se réjouir, c’est tout simplement qu’il a du mal à se convertir, à entrer dans la mentalité d’amour et de pardon inconditionnel qui est celle de son père.
N’oublions pas que c’est une parabole que Jésus adresse aux Religieux, aux Pharisiens de son temps, sans doute pour leur faire comprendre qu’ils risquent aussi d’être comme ce fils aîné, s’ils refusent d’accueillir les pécheurs.

Il me semble, chers amis, que ce danger est toujours et encore celui de la religion. C’est aussi celui qui guète l’œcuménisme, en tout cas, c’est celui qui a menacé nos Églises par le passé : l’orgueil spirituel qui nous fait prétendre que nous avons raison, et qui nous fait tomber dans l’autojustification.

C’est bien là le problème de l’aîné : il ne veut rien faire pour aller vers son frère. Il ne le considère même plus comme son frère : il l’appelle « ton fils ».
Après tout, c’est son cadet qui a péché. C’est lui qui avait pris ses distances.

L’aîné, quant à lui, est sûr d’être du bon coté – d’être dans le giron de son père. Il est droit dans ses bottes, car il prétend implicitement avoir raison, avoir son père, Dieu (ou les dogmes), avec lui.
C’est l’orgueil du fils aîné qui l’empêche d’entrer dans l’altruisme et la compassion du père.

Il manque donc une chose à ce fils aîné. Ce qu’il doit apprendre : c’est de se laisser émouvoir, saisir aux entrailles, comme son père.
Il a besoin de se convertir, de changer, d’évoluer, pour une simple raison : parce que l’amour Dieu, son père, est plus grand que tout.

Autrement dit, si nous ne voulons pas tomber dans les travers d’autrefois – de ceux de nos coreligionnaires qui prétendaient avoir raison et qui jugeaient sévèrement les autres pour leurs soi-disant fausses doctrines, erreurs ou hérésies – … si nous ne voulons pas en rester à une compression morale, rigide ou légaliste de l’Évangile et de Dieu, il nous faut, nous aussi, nous laisser émouvoir comme le Père :
Dieu est le modèle que Jésus nous invite à suivre : rien de plus, rien de moins.

Entrer dans le règne de Dieu, c’est entrer dans cette nouvelle mentalité, dans cette conscience et cet amour qui sont ceux de Dieu.

Cette parabole de l’Évangile nous appelle donc à entrer dans un mouvement de changement, d’évolution, de conversion, pour entrer dans un espace de réconciliation, qui est celui du père, mais qui n’est pas encore celui adopté par le fils aîné.

* Pour nous Chrétiens, le Christ est la figure concrète de ce message de réconciliation. Par sa vie, son œuvre, ses paroles et ses guérisons, par sa mort et sa résurrection, il est pour nous le modèle d’une humanité réconciliée, avec elle-même, avec les autres et avec Dieu.

Paul, dans la 2ème épître aux Corinthiens, nous invite à prendre part à cette vie nouvelle, à la vie même du Christ.

Il nous appelle – je cite – « à ne plus connaître personne à la manière humaine », c’est-à-dire avec nos préjugés, notre égocentrisme, notre orgueil, nos manques d’amour et de compassion – mais, désormais à entrer dans une nouvelle réalité, à prendre vie en Christ, dans la foi, la raison, la conscience, la mentalité qui était celle du Christ : désormais, « uni à Jésus Christ, en Lui, nous sommes de nouvelles créatures ».
Chacun, personnellement, et solidairement, communautairement, tous ensemble, nous devenons ses disciples, membres de son corps, pour faire advenir le règne de Dieu.

Cet Esprit de réconciliation nous dit l’apôtre Paul vient de Dieu.
Je cite : « tout vient de Dieu, qui nous a réconcilié avec lui par le Christ et nous a confié le ministère de réconciliation ».

C’est là, chers amis, une magnifique mission que nous confie Jésus aussi bien que Paul.

« Nous réconcilier. L’amour du Christ nous y presse » disait aussi le pape François.

Vivre en Christ, c’est accepter de se laisser réconcilier en soi-même, avec Dieu et avec ses frères. C’est entrer dans un mouvement d’amour et de réconciliation qui vient de Dieu lui-même, de son Esprit, de son Souffle.

Pour Jésus, tout les domaines de notre vie sont appelés à se laisser toucher et guider par ce Esprit de réconciliation qui vient de Dieu : tous les aspects de notre être et de notre vie sont concomitants :
Il n’y a pas soi, d’un côté ; Dieu, de l’autre ; et nos frères et sœurs, d’un troisième côté. La réconciliation avec Dieu et avec nous-mêmes a forcément un impact dans nos relations avec les autres… et inversement… mutuellement.
Ressentir cette réconciliation au fond de soi implique d’essayer de la vivre avec nos contemporains, dans notre travail, dans les associations où nous sommes engagés, dans l’Eglise, dans nos loisirs… et même dans notre famille. Partout !

Je vous cite ces paroles de Jésus dans le sermon sur la montagne :
« Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; viens alors présenter ton offrande » (Mt 5, 23-24)
Ou encore ces paroles de la 1ère épître de Jean :
« Si quelqu’un dit : "J’aime Dieu", et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu, qu’il ne voit pas. Voici le commandement que nous tenons de lui : celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère ». (1 Jn 4, 20-21)

Voilà le mouvement du cœur dans lequel le Christ nous appelle à entrer : abandonner tout jugement, quitter tout critère moral, pour entrer dans l’accueil inconditionnel, pour devenir des hommes et des femmes libres, car la réconciliation nous libère du poids du passé.

C’est ce que le Christ a vécu et a fait jusqu’au bout. Lui, qui sur la Croix a osé dire à son Père : « Pardonne-leur, car il se savent pas ce qu’ils font » (cf. Lc 24, 34). Il nous appelle à vivre la force et la libération que constitue le pardon.

* Je voudrais conclure par une citation d’un théologien que le vous lis simplement :

« La vie et les pensées à son sujet appartiennent à un processus, un mouvement en continuelle évolution. […] Même les idées à propos du "bien" et du "mal" changent en plusieurs générations. Car, nous vivons dans le monde de la relativité, comme l’a découvert Albert Einstein [...].

Si vous pensez parfois que les choses ont été "bonnes", n’oubliez pas qu’elles peuvent toujours être meilleures. Même si vous pensez que vos théologies, vos idéologies, vos cosmologies sont merveilleuses, elles peuvent se remplir de merveilles encore plus grandes. Car, comme le disait William Shakespeare, il y a "plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en ont rêvé vos philosophes".
Par conséquent, soyez ouverts. N’enfermez pas la possibilité d’une vérité nouvelle parce que jusqu’ici vous avez été à l’aise avec une vérité ancienne. La vie commence à la limite de votre zone de confort.

Ne vous empressez pas de juger les autres. Cherchez plutôt à éviter les jugements, car ce qui est "mal" pour un autre correspond peut-être à ce qui était "bien" pour vous hier ou pour les générations précédentes. Les erreurs d’un autre individu correspondent peut-être à vos propres gestes passés, aujourd’hui corrigés.
Les choix et les décisions d’un autre sont aussi blessants et nuisibles, aussi égoïstes et impardonnables que l’ont été un grand nombre des vôtres. […] Et pourtant Dieu vous les a pardonné. Dieu vous en a déchargé. Relisez la parabole du fils prodigue ou celle du débiteur impitoyable.

Et à ceux d’entre vous qui se croient parfois indignes, l’Évangile affirme ceci : aucun d’entre vous n’est perdu à jamais et aucun ne le sera jamais, car vous êtes tous dans le processus du devenir. Vous êtes tous en train de traverser l’expérience de l’évolution.
Ainsi, ne fondez pas votre sentiment de dignité sur le passé, quand Dieu le fonde sur l’avenir. Fondez-le plutôt sur la grâce de Dieu et sur son amour inconditionnel, dont vous êtes les bénéficiaires et dont vous êtes appelés à devenir des témoins et des relais avec vos frères.

Devenez, par le don de vous-mêmes et de vos charismes, ambassadeurs du Souffle de réconciliation qui vient de Dieu ».  


Amen.

dimanche 22 janvier 2017

Mc 3, 7-19

Mc 3, 7-19
Lectures bibliques : Mc 1, 32-34 ; Mc 3, 1-19
Thématique : être envoyé pour libérer et pour guérir, pour redonner les gens à eux-mêmes
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 22/01/17.
(inspiré d’une méditation de Jean-Marc Babut)

* Il est question, aujourd’hui, de la mission que Jésus confie à ses disciples, et, donc, de ce qui devrait être au centre des préoccupations des Églises, dans la mesure où nous nous reconnaissons disciples du Christ : qu’est-ce que Jésus attend de ses disciples ?

* Pour répondre à cette question, observons d’abord son action à lui : Qu’est-ce que fait Jésus depuis le début de l’évangile selon Marc ?
On pourrait le résumer en quelques phrases : Jésus proclame la Bonne Nouvelle, la proximité du Royaume, du règne de Dieu (on pourrait dire « du monde nouveau de Dieu »), dans lequel on peut entrer. C’est un langage nouveau, une révélation nouvelle : Dieu est accessible à tous. Chacun peut recevoir son Esprit saint en lui. Dieu peut agir dans notre intériorité, pour nous guérir, nous régénérer, nous transformer. C’est un enseignement nouveau qui vient se confronter aux traditions religieuses.

Jésus opère des guérisons – y compris le jour du sabbat – qui étonnent tout le monde, à commencer par les Religieux de son temps. Il mange avec ceux qui sont considérés comme « impurs » ou « indignes » : des collecteurs d’impôts, des pécheurs. Ce qui choquent les Pharisiens qui pensaient que Dieu et son action bienveillante étaient réservés aux croyants purs et fidèles.
Jésus rappelle, à sa manière, que chacun est « digne » sous le regard de Dieu, quel que soit son chemin, car l’amour de Dieu est inconditionnel, ouvert et promis à tous.

Le lecteur de l’évangile de Marc ne peut pas ne pas être frappé de la bonté profonde et de la disponibilité que Jésus manifeste à celles et ceux qu’il croise sur son chemin, en particulier à tous ceux qui traînent avec eux diverses misères humaines.
C’est sa façon de vivre le message dont il est porteur, c’est pour lui une manière d'affirmer que le Royaume – le monde nouveau de Dieu – est devenu tout proche (cf. Mc 1, 15).

En effet, si ce Règne de Dieu est devenu tout proche, il suffit d'un pas pour y entrer, et dans ce Règne les malades doivent être guéris, ceux qui sont possédés de démons (ou de quelques souffrances) doivent être délivrés, ceux qui sont en quarantaine (considérés comme des parias) comme les ramasseurs de taxes doivent être accueillis, ceux qui sont exclus comme les lépreux doivent être purifiés et réintégrés à la société, ceux qui ont faim comme les disciples qui arrachaient des épis un jour de sabbat doivent pouvoir calmer leur faim sans que cela fasse scandale, car « le sabbat a été fait pour l’homme » (cf. Mc 2,27), pour les êtres humains : voilà un des secrets du Règne de Dieu.     

Aujourd’hui, dans un monde économique plus que religieux, on pourrait dire : parce que « l’économie a été fait pour l’homme » et non l’homme pour l’économie. Mais, ce n’est pas une parole facile à entendre, tant notre monde est galvanisé par l’argent.

En bref… Jésus met en œuvre « l’amour du prochain » à chacune des rencontres qu'il fait. Quelle que soit la misère particulière de l'un ou de l'autre, Jésus la voit et il a le geste qu'il faut, ou le mot qu'il faut, pour que tout bascule dans le Règne de Dieu. Voilà une des merveilleuses nouveautés de l'Évangile qu'il apporte.

* Mais – nous l’entendons avec notre passage d’aujourd’hui – les choses ne sont pas simple pour Jésus et son message. Devant le succès populaire de ses paroles et ses actes, Marc nous fait part de l’afflux incroyable de gens qui arrivent jusqu’à lui, même de très loin, de pays païens voisins, en vue d’obtenir une guérison.

Le début de l’évangile semble nous montrer un Jésus qui est littéralement débordé de toute part par une foule de malades, à cause de son action thérapeutique. Comme il guérit les maux et les malheurs des humains : hommes possédés, paralytiques, lépreux, etc., il est assailli de partout. Il n’a pas d’autre solution que de se réfugier dans des lieux déserts ou d’aller dans la montagne pour chercher un peu de repos et de paix, ou lorsqu’il est au bord d’un lac, de prévoir une sorte d’« issue de secours » : une barque pour pouvoir fuir la foule qui risque de l’écraser, nous explique l’évangéliste Marc.

Bien sûr, nous pouvons essayer d’imaginer ces événements et ces mouvements de foule que nous raconte Marc. Mais, ils peuvent aussi nous interroger, car, pour nous, Jésus n’est pas seulement un guérisseur. Il est le porteur de l’Esprit de Dieu, le Christ.
Jésus est d’abord celui qui annonce que le monde nouveau de Dieu est devenu tout proche, qu’il faut changer de mentalité, de manière de considérer Dieu et les autres, que nous sommes appelés à vivre unis, en communion les uns avec les autres.
Jésus est le porteur d’un message de confiance – il nous appelle à croire à son message de salut – et de transformation.

Il y a donc là une sorte d’ambiguïté, dans le récit de l’évangile, pour tous ces gens qui suivent Jésus et courent après un miracle :
Les guérisons que Jésus opère ne sont que l’illustration de son message. Il me semble que Jésus n’est pas seulement venu soulager les misères humaines – certes, il l’a fait – mais, son message était plus vaste : toute véritable guérison ne peut advenir sans confiance et sans un changement profond. Jésus appelait ses auditeurs à changer enfin de mentalité, pour entrer dans la Conscience de Dieu, dans la manière d’agir de Dieu, c’est-à-dire dans l’amour et la gratuité.

* Quoi qu’il en soit de la façon dont son message a été reçu, ce que nous montre Marc, c’est la résolution que Jésus a prise devant le succès de son action :
Jésus a compris, à un moment ou un autre, qu’il ne pouvait plus faire face, seul, à cette situation.
Devant la misère des gens qui l’assaillent de toute part, et à laquelle il ne peut plus répondre seul, il décide alors d’établir autour de lui – et avec lui – douze disciples à qui il donne une mission et il transmet son autorité, sa capacité de guérir et de libérer.

Je cite l’évangéliste Marc : « il établit les douze pour qu’ils soient avec lui, pour les envoyer proclamer, prêcher, en leur donnant autorité pour jeter dehors les démons » (v.15).  

Évidemment, nous ne dirions pas les choses de cette manière aujourd’hui. Derrière l’expression « chasser les démons », il faut entendre « libérer les hommes de leurs maux, de leurs malheurs ». Il s’agit de rendre à chacun son unité, son intégrité, sa capacité d’être lui-même, d’accéder à son vrai Soi, et donc de ne plus être divisé – car vous savez que ce qu’on met derrière les mots « diable » ou « démon » désigne, en fait, une force capable de nous diviser intérieurement, de nous asservir, de nous posséder, donc de nous rendre esclave, d’une certaine manière.
La mission que Jésus confie à ses disciples est celle de redonner les gens à eux-mêmes, de leur rendre leur liberté, leur intégrité, l’accès à leur vrai Soi, en relation avec Dieu.

Je crois, chers amis, que c’est là la mission qui est confiée à tout disciple de Jésus. Quand Jésus choisit les Douze, il les destine à faire, à leur tour, ce que lui-même fait : proclamer l’Évangile et chasser les démons (c’est-à-dire, chasser le mal, pour en libérer les humains et les guérir).
Les Douze doivent, en quelque sorte, prendre le relais de Jésus, prolonger son action et la multiplier. A leur tour, ils doivent rencontrer les misères humaines et y remédier avec les moyens que Jésus leur donne. Tel est l’avenir immédiat qu’il place devant eux.

Cela doit nous instruire pour comprendre la mission de l’Eglise, aujourd’hui encore :
- En tant que disciples de Jésus, nous ne sommes pas là pour faire de la religion. Parce que Jésus n’a jamais proposé une religion, mais un Evangile libérateur, synonyme de vie.
- Nous ne sommes pas là non plus pour détenir un monopole : celui de l’Évangile et être les gardiens de « l’orthodoxie » – c’est-à-dire de la foi « correcte » – contre les « hérésies » ou tel ou tel courant.
- Nous ne sommes pas là non plus pour faire croire au gens que nous pouvons les sauver par des rites que ce soit le baptême ou une cérémonie funèbre d’action de grâce. Ce n’est pas l’Eglise qui apporte le salut, c’est l’Esprit de Dieu. Ce souffle a pour nous été manifesté par Jésus et son message d’ouverture et de transformation.
Jésus, lui-même, d’ailleurs, ne revendiquait rien pour lui-même. Il n’avait aucune prétention. Il disait qu’il ne pouvait rien faire, par lui-même, que c’est son Père – Dieu, notre Père – qui agissait en lui et par lui (cf. Jn 5, 19. 30 ; Jn 14,10).

Autrement dit, réduire le message de Jésus – l’Evangile – à une religion qui distribue des sacrements pour sauver les pécheurs, c’est, à mon avis, tordre le coup au sens et à la portée de l’enseignement de Jésus, qui s’est heurté aux gardiens de la religion et des traditions de son temps.
La religion est dans la répétition, le conservatisme et l’immobilisme de la tradition. Jésus ne vient pas répéter, mais créer, innover, inventer : son message est transformateur. C’est celui d’un changement de mentalité et de vie.

Vous connaissez sans doute ces paroles : «  Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres ; mais à vin nouveau, outres neuves » (Mc 2,22).

Bien sûr, ce n’est pas toujours évident de faire comprendre cela à beaucoup de nos contemporains qui ne fréquentent des Églises que très occasionnellement, par exemple, pour demander un acte pastoral, au moment du baptême d’un enfant, d’un mariage ou d’un enterrement. Cela nécessiterait qu’ils revoient complétement leur manière de penser la mission de l’Eglise, ainsi que le message de Jésus, qui n’a pas grand chose à voir avec des rites ou des traditions.

Jésus est venu pour faire du neuf, pour annoncer une Bonne Nouvelle qui nous déplace, nous bouscule, nous guérit et nous transforme, pas pour enterrer nos morts ou baptiser nos bambins, d’ailleurs, lui-même n’a jamais baptisé personne et nous a demandé de laisser nos morts enterrer nos morts.

Si nous revenons donc à la mission que Jésus confie au Douze : prêcher la Bonne Nouvelle de l’Evangile et libérer les humains de leurs maux, je ne peux pas imaginer aujourd’hui – face à des Eglises et des Temples à moitié vides – que l’Eglise puisse envisager un autre avenir que celui-là, que ce que Jésus a lui-même initialement proposé.

Voyez-vous, si l’Eglise n’est plus attentive, comme son Maître, aux misères de ce monde pour y porter remède, avec les moyens que son Seigneur lui a donnés, alors, demain, elle ne représentera plus rien d'important.
Elle sera peut-être une association religieuse plus ou moins solide, plus ou moins fragile, mais elle ne sera plus l'Église de Jésus.

Dans le passé les Églises, répondant à cette vocation de miséricorde pour les détresses humaines, ont créé des écoles, des hôpitaux, des orphelinats, des centres d'accueil, par exemple. Nous en avons ici encore à Tonneins des traces concrètes avec l’APRES (autrefois l’orphelinat protestant), l’Entraide Protestante ou d’autres associations.

Depuis lors, d'autres ont pris le relais et poursuivent la même action. Mais aujourd'hui, dans le monde extraordinairement violent où nous vivons, les détresses humaines ne se comptent plus. Il suffit d’ouvrir la télévision pour s’en rendre compte ou une revue de l’ACAT.

On torture encore dans de très nombreux pays. Dans presque tous les pays aussi on enferme, parfois sans jugement des opposants, ceux qui pensent ou disent autrement que le régime en place. Cela se passe même à aux portes de l’Europe, en Turquie ou en Russie.
Ailleurs, on supporte de plus en plus mal ceux qui sont différents par leur couleur, leur religion, leur sexe, leur langue, leur culture.
Il y a de larges zones du monde où l'on crève lentement de faim et de sous-développement. Il y a des prisonniers libérés à réinsérer, des femmes qui attendent qu'une place légitime leur soit enfin reconnue, etc.

Nous, les disciples du Galiléen, qu'allons-nous faire au nom de Jésus ? Bien sûr, nous ne pouvons tout faire. Mais nous ne pouvons pas non plus rien faire.
Nous pouvons toujours œuvrer ici ou là, dans / et avec telle ou telle association, par nos moyens physiques, intellectuels, financiers, etc.
Nous sommes seulement appelés à agir dans le sens de l’action engagée par Jésus, avec nos faibles moyens s’il le faut, avec nos forces modestes : nos « cinq pains et nos deux poissons », comme au jour de la multiplication des pain (cf. Mc 6, 30-44).

C’est seulement pas la cohérence entre nos paroles et nos actes que le message de Jésus peut avoir un impact.
Par notre « faire », par la diaconie et le service envers les plus petits parmi nos frères, non seulement nous pouvons agir en synergie avec le message de l’Evangile, mais nous pouvons aussi permettre à nos contemporains de prendre plus au sérieux ce Jésus que beaucoup méconnaissent, ignorent ou fuient, car, ils en sont restés à une vision de la religion des siècles passés.

Je voudrais conclure en quelques mots :
Nous nous inquiétons parfois pour notre avenir paroissial, de la fragilité de nos Eglises. Je le comprends et c’est une saine inquiétude. Car, il y a beaucoup à faire et les ouvriers sont peu nombreux. Mais, nous pouvons faire confiance à l’Esprit saint. Il souffle partout et aussi au-delà des murs de nos temples et de nos institutions : notamment dans toutes les associations qui s’engagent en faveur de plus d’humanité et de dignité dans ce monde, qu’elles connaissent ou non le nom de Jésus Christ. Nous n’avons pas l’apanage de la fraternité et de la solidarité.

La vraie question – bien que cela puisse nous chagriner – n’est pas de savoir s’il y aura encore des cultes dans ce temple dans 20 ans, 50 ans ou 100 ans. Nous n’en savons rien !
Quoi qu’il arrive, soyons certains que l’Evangile continuera à être proclamé d’une manière ou d’une autre, ici ou là. Car il en va du salut de tous – d’un salut universel – et non pas d’un salut individualiste, du « chacun pour soi » que met si souvent en avant notre société et notre mode de vie matérialiste.

La vraie question – il me semble – c’est celui de l’engagement des Chrétiens – et en particulier des Protestants – au nom de Jésus et derrière lui, avec les moyens que Dieu nous donne, car l’Evangile ce n’est pas seulement des belles paroles – proclamées le dimanche matin – cela implique aussi des actes : un changement de mentalité, un engagement personnel à la suite de Jésus.

Être appelé à entrer dans le Règne de Dieu, c’est franchir un pas à la suite de Jésus, c’est accepter d’être à l’écoute des misères du monde autour de nous – comme Jésus le faisait – pour y porter le remède de l’amour et de la libération qui viennent de Dieu.


Amen.

dimanche 15 janvier 2017

Mc 1, 21-34

Mc 1, 21-34
Lectures bibliques : Lc 6, 31-36 ; Lc 14, 12-14 ; Mc 1, 21-34
Thématique : Du vraiment nouveau
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 15/01/17
(Inspiré en partie d’une méditation de Jean-Marc Babut)

* Les textes que nous écoutons aujourd’hui mêlent et croisent de façon originale deux thématiques : d’un côté, la gratuité, de l’autre, le refus de la résignation ou du fatalisme. C’est un véritable changement de mentalité que Jésus nous propose. Regardons cela ensemble :

* A l’époque de l’évangéliste Marc, on associait souvent la maladie et l’influence d’un esprit impur ou mauvais. Sans explication rationnelle, ni scientifique, il était courant de dire que les malades étaient plus ou moins démoniaques, qu’ils avaient en eux un esprit mauvais, qui devait être la cause de leurs symptômes et de leurs maladies.

Faute de pouvoir expliquer un certain nombre d’anomalies, comme l’aliénation mentale, une excessive nervosité, telle maladie ou telle infirmité, on attribuait ces maux à la présence et à la l’action maléfique d’un « esprit », qualifié d’« impur ». On désignait par là tout ce qui peut faire obstacle à une relation avec Dieu.

Bien sûr, les choses ont évolué avec le temps. On n’explique toujours pas la cause de toutes les maladies – et d’ailleurs, nous en traitons plus souvent les effets que les causes réelles – mais on ne croit plus qu’elles soient liées à la présence d’un esprit démoniaque.

Nous avons donc une autre manière de voir les choses aujourd’hui. Pour autant, il ne faudrait pas nous croire en bonne santé – je veux dire : il ne faudrait pas croire, malgré tout, que notre monde n’est plus malade et qu’il n’est pas soumis à des mauvais démons.

Certes, il ne s’agit pas forcément de croire à une force personnifiée, surnaturelle, concurrente à Dieu, qui s’appellerait le Diable et qui aurait une armée de démons à son service. Mais, nous ne pouvons pas dire, non plus (d’une certaine manière) que notre monde n’est pas encore et toujours soumis à des mauvais démons, des forces ténébreuses, qui obscurcissent notre conscience, nos facultés de discernement et nos capacités d’altruisme.

Nos mauvais démons ont des noms. Il s’appellent : orgueil, égoïsme, convoitise, jalousie, colère, intolérance… ou encore indifférence, fatalisme, résignation, … et le Diable – ou le Démon – n’est qu’un nom qui sert à dire ce qui nous divise nous-mêmes et nous éloigne des autres. C’est l’étymologie du mot « Diabolos » : ce qui divise. Ici ou là, Jésus le nomme aussi Mammon, le Dieu Argent, par exemple.

Nos principaux mauvais démons sont « la peur perdre » et « l’oubli de Soi », de qui nous sommes vraiment. C’est le fait d’oublier que nous sommes tous liés, que nous sommes unis : nous sommes un avec nos frères et sœurs humains ; nous sommes un avec Dieu.
C’est ce que Jésus demande au Père pour nous dans l’évangile de Jean et ce qu’il souhaite que ses disciples réalisent. Je cite : « Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi […] » (Jn 17, 21).

Lorsque nous agissons comme si nous étions séparés et divisés – c’est-à-dire de manière égocentrique – forcément, cela a des conséquences néfastes pour les autres, mais aussi souvent (à moyen ou long terme) pour nous-mêmes.
C’est un des messages centraux de l’Évangile, de la Bonne Nouvelle que Jésus apporte : Il nous invite à prendre conscience de nos mauvais démons, et d’y remédier en n’agissant plus « chacun pour soi », mais en tenant compte des autres… en agissant, en conscience, comme si nous étions toujours unis, en communion, avec les autres et avec Dieu.

Au salut individualiste, au monde du « chacun pour soi », Jésus oppose une nouvelle réalité : le monde nouveau de Dieu, le Royaume : un monde de paix, de réconciliation et de guérison, qui advient quand on comprend et qu’on agit en se pensant toujours uni à autrui.

* Évidemment, nous qui connaissons bien le Nouveau Testament (peut-être depuis notre enfance), nous ne réalisons pas toujours la nouveauté que Jésus est venu apporter dans notre monde.
Le Christ nous invite à un retournement, à une révolution, dans nos mentalités et nos comportements. Il nous appelle à agir dans la gratuité, le désintéressement, à donner sans compter, à partager, à oser vivre dans le détachement, à oser ouvrir les mains et lâcher-prise… et donc à quitter nos habitudes de penser en termes d’accaparement, d’avoir, de mérite, de récompense, de donnant-donnant.

Nous voyons, en ce moment, combien c’est difficile. Nous le saisissons, par exemple, à travers le climat international, qui traduit un repliement sur soi des états et des nations. Aux États Unis, l’élection du conservateur Donald Trump en est un des symptômes. Mais, nous pouvons aussi nous en rendre compte, par exemple, à travers un des thèmes qui vient de s’inviter dans la campagne électorale en France : celui du revenu universel… un thème qui crée beaucoup de réactions et de crispations… alors qu’il me semble que c’est quasiment un thème évangélique.

L’idée – émise par certains hommes politiques – de donner à tous les citoyens d’un pays une somme d’argent de façon inconditionnelle fait bondir bien des gens. Comment cela se pourrait-il ? Cela remettrait radicalement en cause notre façon de penser, le monde du travail, du mérite, du donnant-donnant : où chacun doit travailler et suer pour gagner sa croûte et mériter son salaire. Et tout d’un coup, on introduirait de la gratuité dans la société. On viendrait dire à chaque citoyen que sa survie n’est pas une question de mérite, de capacité, de travail, mais de dignité inconditionnelle.

Au fond, à travers ce débat, la question n’est pas tellement de savoir si ce serait possible ou non techniquement – car, la politique est toujours une question de choix et de priorités : il suffit de le vouloir et de le choisir, pour y parvenir. L’argument économique ne peut pas être la vraie raison du rejet de ce type d’orientation –. C’est, en réalité, une question philosophique de fond : voulons-nous changer de paradigme, de modèle par rapport à la question de la réciprocité, du mérite ? La survie doit-elle être offerte à tous gratuitement, sans condition, ou doit-elle être méritée ? Doit-on la gagner ?

L’enjeu de ce débat, c’est aussi la question du travail, qui est a été placée au centre de notre vie, par nos choix de société. Car si on décidait de donner à chacun un revenu de base de 750 ou 800 euros par mois, il faudrait sans doute reconfigurer complétement notre manière de penser le travail. Sinon, celui qui faisait un métier difficile d’aide soignant, de conducteur de bus, d’éboueur, de technicien de surface ou un travail en usine – souvent payé une misère, au regard de la pénibilité – n’aurait plus vraiment de raison de se lever pour aller travailler.
Demain, il faudrait peut-être payer davantage tous ceux qui ont été exploités jusqu’alors, pour les encourager à travailler.
C’est, en tout cas, ce dont on a peur : que les gens s’arrêtent de travailler. Mais, cela me semble tout à fait irrationnel, car ce n’est pas avec un revenu de base minimum qu’on va, de toute façon, pourvoir payer ses crédits pour sa maison ou sa voiture.

A vrai dire, le même débat avait déjà eu lieu lorsque le RMI a été mis en place. Des réactions de peur s’étaient fait entendre. On croyait alors qu’on ferait de la société une société de paresseux, que les gens resteraient chez eux, au lieu d’aller travailler. Mais, cela ne s’est pas produit. Tout simplement, parce que nous avons besoin d’avoir une vie sociale et que le travail peut aussi être un lieu d’accomplissement et d’épanouissement, lorsqu’on respecte les salariés. Évidemment, tout dépend des conditions de travail.

En d’autres termes, il faut voir combien cela fait réagir les gens dès que quelqu’un introduit ici ou là la notion de gratuité, la reconnaissance d’une dignité inconditionnelle.
Cela remet en cause nos mentalités ancestrales fondées sur l’idée de mérite. C’est en quelque sorte une idée nouvelle par rapport à nos logiques humaines. C’est pourtant de cette manière là que Dieu agit avec les humains – nous dit Jésus : il ne tient pas compte de nos œuvres, de nos comportements ou de nos mérites, pour nous aimer. Son amour est inconditionnel.

C’est en ce sens que Jésus appelle, par exemple, ses disciples à agir gratuitement, sans compter. Cela est illustré, aussi bien, à travers l’appel à aimer et à prêter sans rien espérer en retour (cf. Lc 6, 31-36), qu’à travers l’appel à inviter les pauvres, plutôt que ceux qui peuvent nous rendre la pareille, ceux qui ont les moyens de répondre à nos actes (cf. Lc 14, 12-14).

Et je dois dire que c’est ce que nous faisons – sans le savoir – lorsque nous envoyons un don à une association humanitaire ou caritative. Nous ne nous occupons pas de savoir si les plus pauvres, qui sont les destinataires en Afrique ou en Asie, méritent notre don ou s’ils nous le rendront un jour. Mais nous donnons par solidarité, par fraternité, parce que notre compassion et notre altruisme nous invitent à le faire, simplement par humanité.

* En parlant de gratuité et d’amour inconditionnel, Jésus apporte donc quelque chose de vraiment nouveau. Et cela est aussi illustré dans notre passage où nous le voyons manifester son autorité dans la synagogue (cf. Mc 1, 21-28).

Là, en ce jour de sabbat, tout le monde est surpris par la force de son enseignement.
Son contenu, l’évangéliste Marc ne nous l’a pas livré précisément ici, mais il nous l’a résumé juste avant, à travers cette affirmation de Jésus : « le règne de Dieu est devenu tout proche, changez de mentalité, croyez ce message de salut » (Mc 1, 15).

Il n’annonce pas un « règne de Dieu » qui tombera un jour ou l’autre du haut du ciel – « tout cuit », prêt à consommer – mais, une nouvelle réalité, une nouvelle mentalité, dans laquelle nous pouvons entrer, pour vivre une existence nouvelle, qui réponde enfin au projet de Dieu pour notre humanité.

Et d’ailleurs, ce règne de Dieu, Jésus ne se contente pas de l’annoncer, il l’apporte concrètement en paroles et en actes.

Cet enseignement nouveau qui a frappé les auditeurs de Jésus, il est justifié par son « autorité ». C’est ainsi que le traduisent la plupart de nos versions.
Je cite : « Qu’est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau, plein d’autorité ! Il commande même aux esprits impurs et ils lui obéissent » (v.27).
Mais le mot qu’emploie Marc désigne aussi parfois la « liberté ». Nous pourrions, en fait, traduire ce verset de la manière suivante : « Qu’est-ce que cela, demandaient-ils ? Un enseignement nouveau donné avec une souveraine liberté »

Précisément, cet enseignement est comparé avec celui que les croyants reçoivent habituellement de la part des « scribes » et des « maîtres de la loi ».
Ces maîtres habituels n’ont pas la même « souveraine liberté » : quand ils parlent et veulent convaincre, ils se réfèrent à une tradition. Ils se placent sous l’autorité d’autres maîtres, ceux du passé. Tandis que le message de Jésus prend sa source ailleurs que dans le passé, en Dieu lui-même, dans la liberté qui est celle de Dieu.

Jésus ne reprend pas ce que d’autres ont déjà dit. Il ne présente pas son message comme « ce qui fait autorité, puisque ça a toujours été comme ça ». Il apporte, au contraire, du neuf : le changement dont notre monde a tant besoin.

Ce qu’il dit, lui, est de première main. Ce qu’il enseigne est vraiment différent. Nous le voyons, par exemple, dans l’évangile à propos des discussions au sujet du sabbat ou du pur et de l’impur.

Jésus sort des sentiers battus de la tradition ; il brise les cercles vicieux des antiques raisonnements humains, de ces convictions ancestrales qui enferment l’humanité, depuis toujours et partout, dans la sinistre certitude que la force et le mérite, l’avoir et le pouvoir, sont, en fin de compte, les seules solutions aux problèmes humains.
Jésus refuse d’appliquer ces recettes qui ont, en réalité, plongé l’humanité dans un monde fondé sur la rivalité, la concurrence, la domination et l’exclusion.

Devant ceux qui sont qualifiés de malades, de dominés par un esprit « impur » ou « mauvais », Jésus refuse le fatalisme.
Car, c’est, au fond, ce que traduit cette expression de « mauvais démon », d’« esprit impur » : elle signifie que l’homme se trouve aux prises avec une puissance plus ou moins secrète, qui fait violence à un être humain et qui est complétement étrangère au règne de Dieu.

Devant ces forces mystérieuses qu’ils ne savent pas maîtriser, les humains ont malheureusement souvent abdiqués. Ils ont pris l’habitude de se taire et de se résigner :
« Il n’y a rien à faire – dit-on –. De toute façon, mieux vaut ne pas s’y frotter. Ça pourrait être dangereux. »

Finalement, c’est la raison pour laquelle l’esprit « impur » – pour parler comme l’évangéliste Marc – est tellement à l’aise parmi les humains : Personne ne le conteste.
Au contraire, le pouvoir qu’on lui reconnaît lui laisse toute liberté d’agir à sa guise.

« Parce qu'on le tient à distance, il ne se sent nullement menacé. Il a tout loisir d'opérer sans danger et de continuer à faire des victimes. Les humains acceptent son pouvoir comme inévitable : en un certain sens, pensent-ils, cette puissance qui asservit, fait partie du monde où nous vivons. Il faut donc bien s'en accommoder.

En revanche, l'avènement du Règne de Dieu qui vient prendre pied sur notre terre, représente pour « l'esprit impur » la menace suprême. Pour la première fois cette puissance d'asservissement, de violence et de torture sent qu'il y a danger pour elle. D'où son agressivité à l'égard de Jésus.
Car, contrairement aux humains, Jésus ne reconnaît à cette puissance aucun pouvoir. Il refuse d'abdiquer devant elle ; il refuse de se résigner.
Qu'une telle puissance, même spirituelle, puisse tenir un être humain en son pouvoir et lui prendre sa dignité et sa liberté lui est intolérable. Un tel esclavage est incompatible avec le Règne de Dieu qu'il est venu semer sur notre terre.

Davantage, quand le Règne de Dieu est enfin là, cette prétendue puissance qui asservit l'être humain n'a même plus le droit à la parole. Elle doit se taire et s'en aller sans la moindre compensation. Tel est l'ordre de Jésus : Tais-toi et sors de cet homme ! (v.25)

Ce qui est nouveau et profondément bouleversant, c'est que « l'esprit impur » ne peut pas résister. En la personne de Jésus, le Règne de Dieu se présente avec une telle assurance, sa vérité éclate avec une telle évidence que le pouvoir de « l'esprit impur » perd toute consistance : un dernier bluff (le pauvre malade est malmené en tous sens), un dernier cri, et c'est fini.

Ce matin-là, à Capharnaüm, le Règne de Dieu a pris pied sur notre terre et il a montré, sans la moindre violence, toute son efficacité pour sauver l'être humain de ses démons.

L'Évangile, ce n'est pas seulement des mots, […] c’est une vie [nouvelle]. ­Enfin on va pouvoir sortir de l'engrenage mortel dans lequel l'humanité se trouve prise. Enfin il y a un espoir ! Enfin quelque chose va pouvoir changer sur notre terre !

C'est pourquoi nous devrions nous réjouir, ce matin, de cette victoire pacifique du Règne de Dieu dans la synagogue de Capharnaüm. Elle est prometteuse pour nous.
Certes on ne parle plus aujourd'hui « d'esprits impurs » ; le mot a disparu de notre vocabulaire. L'idée a disparu de nos pensées d’Occidentaux modernes.

Mais tant que nous acceptons le pouvoir de certaines forces d'asservissement de l'être humain [ou de résignation] la situation restera pour nous sensiblement la même que pour les gens de Capharnaüm.

Au temps de Jésus on situait les « esprits impurs » dans le domaine spirituel. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Mais ces prétendues puissances n'ont pas disparu pour autant ; elles ont simplement changé de domaine.
Pour ma part, je pense qu'elles ont émigré du domaine spirituel au domaine du comportement humain [fondé sur la domination, notamment en matière économique]. C'est là, en effet, que la violence continue d'exercer ses ravages : qu'on pense [aux relations de concurrences que les personnes, les entreprises ou les nations se livrent entre elles, mais aussi à la corruption,] aux oppressions de toutes sortes […], [ou encore] aux intolérances, aux racismes, aux tortures, aux guerres qui déchirent notre humanité. Voilà les démons d'aujourd'hui.

Jésus nous encourage à refuser de reconnaître le moindre pouvoir à ces puissances d'asservissement. C'est ainsi que doit commencer leur déconfiture et que le monde nouveau de Dieu prend pied sur notre terre. Et c'est là que doivent commencer notre étonnement et notre joie, mais aussi notre combat, car le Règne de Dieu, c'est vraiment du neuf ! »[1]

Cela implique, bien sûr, un changement personnel, pour chacun de nous. Car, c’est avec nous, et par nous, ses disciples, que cette nouveauté peut advenir. Cela signifie que nous acceptions nous-mêmes ce changement, même s’il nécessite de revoir – de fond en comble – nos mentalités et nos comportements.  

Amen.



[1] Extrait de : Jean-Marc Babut, Actualité de Marc, Cerf, p.22-26.