dimanche 19 mars 2017

Mc 11, 12-25

Lecture biblique : Mc 11, 12-25
Thématique : la montagne à déplacer
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 19/03/17
(Inspiré d’une méditation de Jean Marc Babut)

Comment interpréter les paroles de ce jour ?
« Ayez confiance en Dieu » (v.22) « Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera accordé » (v.24)
Il y a sans doute plusieurs manières de les entendre :

* Premièrement, si on écoute ces paroles dans un sens général, on comprend que Jésus affirme ici la puissance de la prière, la force de l’intention, le pouvoir de la parole, la puissance de la visualisation :
Ce que nous désirons de tout notre cœur et que nous demandons avec confiance au Dieu créateur se produira.
D’une certaine manière, Jésus nous rappelle que nous sommes des co-créateurs de notre réalité : Par la prière et la foi, par la pensée et la parole, nous avons une influence sur notre vie et notre environnement, nous sommes des créateurs de notre réalité.

C’est bien ce qui se passe ici, puisque Jésus a adressé une parole négative – une sorte de malédiction – au figuier et il le voit le lendemain entièrement desséché.
Les disciples sont stupéfaits du résultat et Jésus leur fait prendre conscience, à travers cet événement, de la puissance de la prière : prononcer des paroles avec une réelle intention, les adresser à Dieu avec une confiance certaine, cela aura assurément des conséquences (car la pensée et la parole véhiculent une forme d’énergie).

Nous pouvons y lire une sorte d’avertissement enseigné par Jésus : demander – avec la force de l’intention et de la confiance – des choses positives, cela peut entraîner des conséquences positives ; mais, a contrario, demander des choses négatives, cela risque de produire des résultats négatifs : ici, la mort du figuier.

D’ailleurs, l’épisode se conclut par le thème du pardon, où Jésus appelle ses disciples à pardonner à ceux qui ont pu nous contrarier, nous blesser ou nous faire souffrir, car le pardon est un lâcher-prise, une force de libération, permettant d’obtenir la paix intérieure (aussi bien pour celui qui le reçoit que celui qui le donne).

C’est également en ce sens que Jésus – comme le fera aussi l’apôtre Paul – appellera ses disciples à bénir et à ne jamais maudire.
Je cite : « Aimez [même] ceux qui vous traitent en ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent » (Mt 5,44, voir aussi Lc 6,28)
Ou encore dans l’épître aux Romains : « Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez et ne maudissez pas. » (Rm 12,14)

Ces mots nous rappellent que les intentions et les paroles sont des forces créatives. Il nous appartient donc de les employer avec sagesse et discernement, pour faire advenir du bien autour de nous.

* Deuxièmement, il y a une autre manière d’interpréter les paroles de Jésus, en les resituant dans le contexte où l’évangéliste Marc nous les présente.

Dans l’épisode du figuier desséché (v.12-14. 20-25) est inséré un autre épisode beaucoup plus central (v.15-19) : celui des vendeurs chassés du Temple. Marc a raconté et lié ces deux épisodes dans une sorte de construction en sandwich.
Le récit des marchands chassés du Temple marque une sorte de révolte de la part de Jésus à l’égard de la Religion de son temps, une forte contestation de ce que les Religieux ont fait de la relation des croyants à Dieu.

Pour Jésus, la relation à Dieu, son Père – notre Père – est libre et gratuite. Elle est fondée sur la confiance. L’amour de Dieu est gratuit et inconditionnel. Nous pouvons adresser nos demandes vitales, comme nos demandes de pardon, à Dieu. Nous sommes assurés d’avoir un Père bien-aimant et compatissant à notre écoute.

Or, la religion a transformé cette relation filiale, faite de confiance et d’écoute, en une relation commerciale « donnant-donnant » : il faudrait offrir des sacrifices à Dieu, pour lui plaire, pour obtenir quelques faveurs. Les sacrifices sont désormais une monnaie d’échange : on sacrifie un animal sur l’autel, pour obtenir le pardon de Dieu. C’est une forme de marchandage, de troc avec Dieu.

En chassant les marchands du Temple, Jésus vient contester ce business qui n’a rien à voir avec la prière authentique :
D’un côté, nous avons le Dieu gratuit et miséricordieux de Jésus avec lequel on peut entrer dans une relation de confiance ; de l’autre, le dieu des sacrifices marchands institués par la religion des œuvres et des mérites.
D’un côté, nous avons un salut universel promis à tous ceux qui se nourrissent de cette confiance en Dieu ; de l’autre, nous avons un salut « chacun pour soi » obtenu par l’achat d’animaux voués à être sacrifiés, en vue du pardon individuel des péchés.

Il me semble que c’est dans ce contexte d’opposition qu’on peut interpréter cet épisode du figuier desséché :
Ce figuier symbolise peut-être ce qu’est devenu le peuple d’Israël, conduit par la religion instituée ou il symbolise peut-être le Temple, qui est ici disqualifié par Jésus, dans la mesure où il ne produit plus aucun fruit.

Ce que Jésus annonce alors, à travers cet épisode, c’est que ce figuier – qu’est le peuple des croyants, rassemblé par l’intermédiaire du Temple ou la Religion – ne produit plus de fruit. Car il n’est plus dans une relation véritable à Dieu. Il n’est plus connecté à la Source.

C’est, en substance, ce que Jésus dit à ceux qui officient dans le Temple : vous avez fait de cette maison de prière une caverne de bandits ! Jésus annoncera un peu plus tard la ruine à venir du Temple (cf. Mc 13)

Dans le premier Testament, le figuier (comme la vigne) est une figure qui peut représenter la vie nationale du peuple d’Israël.

Écoutons ces extraits du livre du prophète Osée, où le prophète dénonce le fait que le peuple se soit tourné vers des idoles. Ce faisant sa racine s’est desséchée et il ne porte plus de fruits. Je cite :

" J'ai trouvé Israël comme des raisins dans le désert, J' ai vu vos pères comme les premiers fruits d'un figuier ; Mais ils sont allés vers Baal Peor, Ils se sont consacrés à l' infâme idole, Et ils sont devenus abominables comme l' objet de leur amour. "  (Osée 9, 10)
"  Éphraïm est frappé, sa racine est devenue sèche ; Ils ne porteront plus de fruit ; Et s' ils ont des enfants, Je ferai périr les objets de leur tendresse. " (Osée 9, 16)
Nous pouvons faire un lien entre les deux épisodes : le figuier est desséché comme le Temple s’est lui-même desséché. Il n’est plus nourrit d’une relation authentique de prière et de confiance à l’égard de Dieu, mais il a sombré dans le troc des sacrifices.

D’ailleurs, il est intéressant de constater que Jésus conclut son intervention sur le thème du pardon : Ils appellent ses disciples à pardonner gratuitement et directement, alors que simultanément des croyants se rendent au Temple, pour offrir des sacrifices à Dieu, en vue d’obtenir le pardon de Dieu.

Or, la conclusion de Jésus est sans appel : plutôt que d’offrir des sacrifices inutiles, qui n’alimentent que le business des marchands et des prêtres, il s’agit d’entrer directement dans une relation de prière confiante avec Dieu. Et Jésus rappelle que l’amour de Dieu et du prochain sont intimement liés : « quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez, pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes » (v.25) C’est un pardon gratuit.

Dans cette deuxième façon de lire ce passage, du coup, ce n’est pas une malédiction que Jésus pose sur le figuier, comme sur l’activité du Temple, mais c’est un constat (qui fait part de sa déception) :
Pour lui, ce système religieux n’est plus connecté à la Source, à Dieu. Il n’y a donc plus rien à en attendre pour le salut du monde.

Non seulement ce système religieux n’apporte aucun appui à l’Évangile du règne de Dieu, du monde nouveau de Dieu proclamé par Jésus, mais encore il lui fait obstacle. Car il n’est pas fondé sur une relation de confiance avec Dieu, mais sur une sorte de commerce, de marchandage.

Pour le salut si urgent du monde, ce système religieux est devenu complétement stérile – aux yeux de Jésus – et donc totalement inutile. Il en annonce la fin et la mort prochaine.

Bien sûr, ce récit peut nous interroger, car le Christianisme, à la suite du Judaïsme, est lui aussi devenu une religion. Et il n’est pas certain qu’il n’ait pas aussi perverti – par des rites et des traditions – l’Évangile du salut, ici et maintenant, annoncé par Jésus.

C’est, en tout cas, une question sensible que pose le théologien Jean Marc Babut, que je vous livre. Je cite :

« Cette redoutable parole de Jésus concernant le Judaïsme de son temps devrait nous jeter non pas dans l'orgueilleuse satisfaction d'être hors de cause - parce que nous sommes d'un autre bord - mais dans une juste inquiétude, car sommes-nous sûrs de ne pas mériter nous aussi un jugement semblable : Que plus jamais personne ne mange de ton fruit ?

A quoi servons-nous, nous Eglise dite de Jésus-Christ ? Que faisons-nous pour faire entendre et progresser le message de salut que Jésus nous a confié ? En quoi sommes-nous au service de cet Évangile ? En quoi sommes-nous utiles au salut dont notre monde a un si urgent besoin ? Ou au contraire, en quoi faisons-nous inconsciemment obstacle à celui-ci ?

Ne nous abritons pas trop vite derrière le fait que nous ne sommes qu'une petite poignée insignifiante au milieu de la foule humaine et face à tant de pouvoirs [(notamment au pouvoir de l’argent)] infiniment trop puissants pour nos faibles moyens. Jésus était seul, il ne pouvait pas même compter sur ses disciples. Seulement il croyait vraiment au remède qu'il apportait pour guérir définitivement le monde de ses [mauvais] démons.

Et nous, que f­aisons-nous pour notre monde ?
Sommes-nous membres d'une Église pour consommer de la sécurité en prévision de l'au-delà de notre mort ? N' avons-nous pas encore compris que de cela c'est Dieu qui s'en occupe pour nous et qu'il nous libère ainsi de ce souci pour que nous devenions libres de servir l'Évangile du salut pour le monde [ici et maintenant] ?

Alors si nous sommes décidés à faire enfin quelque chose ­dans la ligne de l'Evangile, qu'allons-nous faire qui soit vraiment utile pour notre monde ?
Pour changer de mentalité, de quoi notre monde a-t-il besoin ? Ce n'est pas une question facile. Ne serait-il pas urgent qu'on en débatte enfin ? »[1]

Dans notre passage, Jésus nous donne déjà un élément primordial de réponse : « Ayez foi en Dieu », ayez confiance en Lui !

La foi, la confiance, c’est le contraire de la peur, de la méfiance.
Dans un monde en crise, traversé par l’incertitude, la crainte de l’avenir, la tentation du repli sur soi, de la résignation ou du désespoir, Jésus nous appelle à une seule chose : faire réellement confiance à Dieu, plutôt que de compter seulement sur nous-mêmes, sur un salut par plus d’avoir et de pouvoir (comme notre société matérialiste nous l’enseigne).

Jésus va même plus loin, car il nous dit de quoi cette confiance est capable, ce qu’elle peut réaliser. Il en parle pour un de ses disciples qui dirait à une montagne (v.23) : ­Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer. S'il le dit sans hésiter, ajoute Jésus, et s'il a confiance en Dieu que ce qu'il dit arrivera, eh bien cela lui sera accordé.

Il s’agit, bien évidemment, d’une image : la montagne, c'est l'exemple type d'une chose impossible à déplacer. Jésus fait allusion à une entreprise qui dépasserait infiniment les moyens dont nous disposons habituellement.

Si nous n’avons pas la force nécessaire de réaliser seul un tel exploit, Dieu, lui, en dispose. Nous pouvons nous appuyer sur lui, lui demander, lui faire confiance. Nous pouvons trouver en lui le courage et la confiance pour nous aider à dépasser tous les obstacles qui se dresseraient contre le salut du monde, auquel Dieu veut aboutir.

Bien sûr, cette confiance à laquelle Jésus nous appelle, elle n’est pas seulement pour nous, pour demander à Dieu d’obtenir ceci ou cela.
Ce qui est en jeu, ici, pour Jésus, c’est le salut du monde : c’est de demander à Dieu sa force pour surmonter les obstacles dans notre mission de disciples du monde nouveau de Dieu, du Royaume, à la suite de Jésus.

La confiance en Dieu à laquelle le maître appelle ses auditeurs n’est pas un moyen de se servir de Dieu pour leurs propres convenances ou leurs désirs personnels, mais un moyen de s’ouvrir à lui, pour le servir, pour servir son projet de salut pour le monde, pour tous les humains.
Car, pour Jésus, le salut des uns est lié au salut des autres. Il n’y a pas plus de salut religieux « chacun pour soi » que de salut matérialiste individualiste.

Compter sur Dieu pour déplacer les montagnes, c’est lui faire confiance pour surmonter tous les obstacles – si hauts, si lourds, si épais, soient-ils – qui se dressent contre le salut du monde.
Nous pouvons être sûrs du succès de Dieu, car nous savons qu’il en a les moyens. Ce ne sera certainement pas une victoire violente, mais la victoire de l’amour. Car, on le sait, « l’amour est plus fort que la mort » (Ct 8,6).

Cette confiance en Dieu, Jésus n’a cessé de la colporter autour de lui : « Tout est possible à celui qui croit » (Mc 9,23) disait-il au père de l’enfant épileptique.

Il a lui-même montré toutes les potentialités de cette confiance chaque fois qu’il a guéri un malade ou un infirme ou nourri une quantité de gens avec ce que les disciples ont accepté de partager.

Cette confiance en Dieu, elle est réellement efficace, contrairement aux sacrifices stériles offerts à la divinité dans le Temple. Elle fait pleinement partie de la nouvelle mentalité du règne de Dieu, à laquelle Jésus ne cesse d’appeler depuis qu’il s’est mis à parcourir les chemins de Galilée.

Cette confiance, Jésus en est lui-même un exemple vivant. C’est elle qui n’a cessé de l’animer depuis qu’il s’est offert à proclamer, en paroles et en actes, la proximité du règne de Dieu, le message du salut de Dieu pour notre monde.

Si Jésus appelle ainsi ses auditeurs à la prière, c’est qu’il sait que ses disciples, comme lui-même, se heurteront inévitablement à des montagnes qu’il faudra déplacer, dans leur mission d’annoncer la Bonne Nouvelle d’un Dieu accessible et gratuit, miséricordieux et compatissant.
(Jésus lui-même s’est heurté à une montagne : la religion instituée).

La prière et la confiance auxquelles Jésus invite ses disciples, c’est avant tout la prière pour le succès de l’Évangile. Et l’assurance que l’on peut avoir, c’est que Dieu est cohérent avec lui-même. S’il donne aux disciples du Christ une mission, un objectif à atteindre, il leur donnera aussi les moyens d’y parvenir.
Au moment où l’on demande quelque chose pour l’Évangile, on peut vraiment croire que Dieu nous accompagne et qu’on est en train de le recevoir.

Pour autant, soyons bien clair : n’attendons pas que Dieu exauce nos prières pour l’Évangile comme le voudrions, c’est-à-dire directement, (pour ainsi dire) tout cuit du haut du ciel. L’exaucement de cette prière, c’est de recevoir le courage et la confiance pour agir nous-mêmes, c’est que les moyens de déplacer la montagne, qui fait obstacle à la progression de l’Evangile, nous soient donnés.

« Tout ce que vous demanderez en priant, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera accordé » (v.24) : Cette Bonne Nouvelle est pour toutes celles et ceux qui sont engagés au service de l’Évangile, à la promotion du monde nouveau de Dieu.  

Amen.



[1] J-M BABUT, Actualité de Marc, Cerf, p. 242-247.

dimanche 12 mars 2017

Mc 8,34 - 9,1

Mc 8,34 – 9,1
Lectures bibliques : Mc 1, 14-15 ; Mc 8,31 – 9,1
Thématique : sauver sa vie ou la risquer, la donner ?
Prédication de Pascal Lefebvre, inspiré d’une méditation de Jean-Marc Babut
Tonneins, le 12/03/17

* Entrer dans le règne de Dieu, c’est entrer dans une nouvelle mentalité. C’est se laisser porter par l’Esprit saint, pour entrer dans la conscience de Dieu : c’est-à-dire dans une manière de voir les choses toute différente…  une nouvelle façon de voir la vie… où la gratuité est possible… où le salut des uns est toujours lié au salut des autres… où il n’est plus question d’un salut individualiste « chacun pour soi » mais d’un salut universel et collectif : tous ensemble, tous unis, car tous frères, tous enfants de Dieu.

Ce « tous ensemble » a pris une résonance particulière cette semaine face à l’actualité terrible de la famine qui sévit actuellement en Afrique, comme nous l’a rappelée – par exemple – le journal d’Arte hier soir.
Plusieurs pays sont touchés par cette famine : le Soudan, le Nigéria, le Yémen et la Somalie, et les causes en sont multiples : conflits armés, pressions des milices islamistes qui font fuir les gens, sécheresses et dérèglements climatiques… qui concernent des millions de personnes.

Devant ce drame humain, qui a lieu à des milliers de kilomètres de chez nous, nous nous sentons à la fois solidaires et impuissants. Nous ne pouvons pas oublier que ce sont des frères humains qui traversent cette situation terrible. Nous ne pouvons pas fermer les yeux devant tant de souffrances… qui nous interrogent sur la capacité et la volonté des hommes d’endiguer aussi bien la violence que la faim dans le monde. Il semble que les velléités de puissance et de pouvoir d’une minorité viennent écraser les vies de ceux qui constituent la grande majorité silencieuse, de ceux qui subissent toute cette inhumanité.
Il est temps que le niveau de conscience de l’humanité prenne un peu de hauteur : il est temps que des choses changent enfin dans notre monde !

Nous sommes dans cette période de l’année qu’on appelle le carême : temps de préparation et de conversion avant Pâques, avant de faire mémoire de l’événement décisif de la passion et la résurrection du Christ.

C’est une bonne chose de relire certains textes difficiles (comme ceux d’aujourd’hui) pendant ce temps d’introspection et de changement qui marque l’entrée en carême. Car précisément Jésus nous appelle inlassablement à changer de mentalité, à adopter un nouveau comportement fondé sur l’amour, le don de soi, le service, le partage… pour découvrir ce que veut dire vraiment « sauver sa vie ».

Relevons ensemble quelques phrases de l’Évangile de ce jour et essayons de discerner les changements, les retournements, que Jésus nous appelle à opérer dans notre vie :

* « Quel avantage y a-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie ? » : question primordiale posée par Jésus !

« Gagner » est toujours un mot très populaire de nos jours. Il décrit bien la mentalité ambiante : tout le monde voudrait « gagner plus », avoir plus de possessions, de prestige, de puissance. Mais la question à se poser, c’est de se demander si cela ne se fait pas toujours au détriment de quelqu’un d’autre ?

Dans une société fondée sur la rivalité et la concurrence, qui dit « gagnants » dit simultanément « perdants ».

Sur un sujet plus léger… et qui pourrait nous porter à sourire, si on le prenait moins au sérieux… nous avons eu une illustration de ce fait cette semaine, dans le monde du sport et plus particulièrement dans le milieu du football, où nous avons pu assister à la déroute catastrophique du PSG face au club de Barcelone. Barcelone l’a emporté 6-1. C’est inédit !
Suite à ce match, les joueurs du PSG ont été couverts de honte, insultés et même agressés par certains supporters déçus.

De façon générale, après un match, on voit les supporters de l’équipe sportive victorieuse se déchaîner en scandant : « on a gagné ! » comme s’ils y étaient vraiment pour quelque chose.
Le plaisir et la qualité de jeu s’effacent contre cet impératif qui prime avant tout : « gagner », et gagner contre les autres, évidemment.
Nous avons vu cette semaine à quels excès cette mentalité naturelle peut conduire.

Mais tout ce tient, ce n’est pas là un cas isolé.
On aurait pu trouver d’autres exemples, car cette mentalité courante, cette soif de gagner sur autrui est partout présente.

« Gagner », c’est aussi « avoir plus ». Chacun sait que tel est le but, l’idée maîtresse de notre société dite « capitaliste » et «  libérale ».
De nos jours, la qualité d’une entreprise se juge moins (voire pas du tout) aux services qu’elle rend, qu’aux profits qu’elle est susceptible de dégager pour ses actionnaires.
Le critère quantitatif – la perspective de nouveaux profits – est le plus important pour les agences de notation, puisqu’il s’agit de « gagner » toujours davantage, dans la course au « toujours plus ».

Seulement un tel raisonnement a, en réalité, ses limites, parce qu’il présuppose et voudrait nous faire croire que ce qu’on peut gagner est illimité, qu’il n’y aurait qu’à le prendre dans une sorte de fonds anonyme et inépuisable, où les plus malins parviendraient à se servir avant et mieux que les autres, pour en avoir plus.

Mais, tel n’est pas le cas. Nous le savons bien. Nous vivons dans un monde limité. Ce que nous avons bien du mal à accepter.
Les problèmes écologiques partout sur notre planète nous le rappellent désormais. Il ne peut pas y avoir de croissance illimitée dans un monde limité… ni de gains exorbitants pour les uns, sans pertes ou exploitation des autres.

D’une façon ou d’une autre, dans un monde fondé sur le marché et la concurrence, « gagner » se fait toujours aux dépens des autres, car ceux qui ont des moyens financiers ou un quelconque pouvoir (du fait de leur influence ou leur prédominance) peuvent exercer des moyens de pression sur les plus pauvres.

Il suffit pour s’en convaincre de constater l’aggravation de la pauvreté et l’augmentation du nombre des pauvres de toutes sortes dans les pays où règne l’idéologie du profit.
(Et le pire, c’est qu’on désigne souvent, parallèlement, de faux boucs-émissaires : les étrangers et les migrants qui créeraient de l’insécurité et qui prendraient notre travail ; les bénéficiaires du RSA qui coûteraient très chers à la société ; etc. … alors que selon toute vraisemblance, c’est le système lui-même fondé sur le « toujours plus », sur la « convoitise » des plus puissants et des plus riches, qui est en cause et crée indirectement – et sans doute involontairement –  nombre de ces perturbations.
Il est vraisemblable que ceux qui sont des les hautes sphères de la finance ne se rendent absolument pas compte des conséquences de leurs actes sur autrui. Il faudrait seulement parvenir à leur en donner conscience, d’une manière ou d’une autre.)

Il est juste et de bon ton de s’indigner de l’exclusion qui frappe un nombre grandissant d’hommes et de femmes autour de nous. Mais, nous devons percevoir que tout ceci est le résultat inévitable d’une mentalité que nous partageons aussi, car elle nous a été « inculquée » par notre mode de vie : la mentalité habituelle du « gain », l’appétit universel de « gagner ». Autrement dit, un type de salut fondé sur « le chacun pour soi », où gagner implique de garder pour soi et de ne pas trop partager, pour ne pas perdre.

Le mal est donc beaucoup plus profond qu’on ne le dit. Il vient de nous-mêmes, il vient de notre mentalité.

* Autre parole de Jésus qui donne beaucoup à réfléchir elle aussi : « Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'Évangile la sauvera. »

Qu'est-ce que sauver sa vie ?
Dans notre idée c'est d’abord ne pas la perdre, car la vie est évidemment ce que l’être humain a de plus précieux. Ce que Jésus confirme lui-même, en disant « Que pourrait-on donner en échange de sa vie ? »

Mais, dans notre esprit, « sauver sa vie » est souvent beaucoup plus que ne pas la perdre.
C'est surtout pouvoir la remplir de nos projets et de nos rêves réalisés ; avoir plus d'aisance, plus de confort, plus de satisfactions, plus de pouvoir peut-être. En tout cas, c’est vraisemblablement le rêve d’un certain nombre de candidats aux élections présidentielles.

C’est toujours « avoir plus », encore une fois. Mais, Jésus vient nous heurter. Il vient contredire cette mentalité ancestrale, en nous avertissant que vouloir « sauver » sa vie ainsi, c’est en réalité la perdre.

Pour lui, une vie consacrée à avoir et à conserver n’a aucun sens. C’est, d’une certaine manière, une vie perdue, une vie gâchée, parce que c’est une vie que l’on garde pour soi… au lieu de la risquer, de la partager, de la donner.
Cela ne correspond ni à notre vocation d’être humain en relation avec les autres, ni à la vraie fraternité à laquelle Dieu nous appelle.

« Qui veut sauver sa vie, dit Jésus, la perdra ».
À force de vouloir « l'avoir » on perd son « être ».

Cette affirmation de Jésus nous dérange : reconnaissons-le !
Car, elle signifie le refus d’un type de salut individualiste « chacun pour soi » que notre société met en avant (c’est la loi du mérite personnel et du « donnant-donnant »)… qui correspond à notre manière habituelle de voir les choses.

Mais, Jésus ajoute : « Qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera ».
C'est justement parce que la vie est ce que ­l'être humain a de plus précieux qu'elle ne prend son vrai sens qu'en étant donnée.
Or, donner quelque chose qui ne vous coûte rien, ce n'est pas vraiment donner. Donner sa vie, vivre dans le don de soi, c’est autre chose !

Cela peut nous effrayer, n'est-ce pas ? Parce que cela remet profondément en cause nos croyances et nos comportements.
En tout cas, cela ne correspond pas du tout, à notre mentalité. Cela peut même nous paraître fou.
Mais, à bien y regarder, c'est peut-être beaucoup plus raisonnable que nous ne le pensons.

En effet, réfléchissons un instant…
Lorsque – un jour ou l’autre – nous quitterons cette existence terrestre, pour d’autres cieux plus lumineux, nous perdrons tout ce qui est matériel, tout notre avoir, même notre corps.
Si nous avons passé notre vie à vouloir la sauver, en l’économisant, en la conservant précieusement et jalousement, en collectionnant nos gains et notre avoir, d’une certaine manière, nous perdrons tout.

Mais, le paradoxe de l’existence – inscrite dans la finitude – c’est que la seule chose qui restera de notre passage sur cette terre… la seule chose qui subsistera… c’est l’amour que nous aurons donné et reçu. Ce qui demeure est ce qui est immatériel, insaisissable ; ce qui est d’ordre spirituel et relationnel.

C’est là un paradoxe, car nous résumons souvent notre existence à la matérialité, alors que cette matérialité n’est qu’un moyen, un instrument de la vie.

Jésus, à sa façon, nous rappelle cette chose essentielle, que nous ne devrions pas perdre de vue : ne confondons pas la fin et les moyens !

Ce que nous croyons capable de « sauver », en réalité « nous le perdrons » et cela nous « perd » et peut nous faire perdre notre vie.

A contrario, ce que nous acceptons de perdre, c’est-à-dire de risquer, de donner… c’est cela qui nous apporte le vrai salut, qui nous conduit sur le chemin d’une libération, d’une guérison :
Encore une fois, il ne s’agit pas d’un salut individualiste, mais d’un salut, d’une guérison collective, car – pour Jésus – nous sommes tous liés, tous unis.

Pour sa part, Jésus s'est délibérément engagé sur cette voie et l'a suivie jusqu'au bout, préférant perdre sa vie plutôt que la sauver en s'enfuyant, ce qui, selon les récits évangéliques, était parfaitement possible au jardin de Gethsémani.
Mais s'il s'était enfui, Jésus aurait montré qu'il ne croyait plus l'Évangile dont il était porteur : une Bonne Nouvelle – la Bonne Nouvelle – seule capable de sauver le monde et l’humanité de ses errements et de ses enfermements.  

La vie est ce qu'un être humain a de plus précieux. Mais voilà que, venant d'ailleurs, venant de Dieu, quelque chose de plus précieux encore lui est offert, à savoir l'Évangile, qui donne enfin un sens à la vie. Un sens, c’est-à-dire une direction.

Éclairée par l'Évangile, la vie ne va plus n'importe où, n'importe comment, elle ne vas plus en fin de compte nulle part.
Elle va vers un but que Jésus lui propose de la part de Dieu, et qui n'est rien moins que le salut de l'humanité.

Donnée ainsi à ce but proposé par Jésus, la vie trouve enfin son vrai sens, elle est sauvée.

Elle est sauvée, parce habitée par l’amour de Dieu et du prochain.
Elle rend de plus le bonheur à l’humanité, parce qu’elle l’ouvre à une vie nouvelle fondée sur la fraternité.

* Pour conclure, il nous revient, chers amis, frères et sœurs, de nous mettre à l’écoute de Jésus et d’essayer de nous inscrire dans cette nouvelle mentalité du règne de Dieu :

Sauver sa vie, ce n’est pas la garder pour soi, c’est bien davantage la risquer. Et il n’y a pas d’âge pour cela. Il n’est jamais trop tard pour s’y engager.

Oser risquer sa vie, c’est oser aller vers les autres, oser l’accueil, le pardon et l’amour du prochain.

Oser perdre sa vie, c’est assumer le risque de perdre un peu de nos fausses sécurités, de notre avoir ou de notre pouvoir, pour gagner en fraternité… c’est finalement oser franchir le pas de la confiance.

En un mot, Jésus nous appelle à abandonner toutes nos peurs… et à oser faire enfin confiance à Dieu… à son amour, à sa bienveillance et à sa providence.

Amen. 

dimanche 5 mars 2017

Mc 7,31 - 8,10

Lecture biblique : Mc 7,31 – 8,10
Thématique : Guérir
Prédication, reprise en grande partie d’une méditation de Jean-Marc Babut[1]
Marmande, le 05/03/17

* Qu’est-ce que l’Évangile ?
Une Bonne Nouvelle… plus précisément, la Bonne Nouvelle d’une guérison.

Pour l’évangéliste Marc, c’est là quelque chose de tout à fait essentiel.
Depuis le début de son récit, dans les sept premiers chapitres, il n’a cessé de présenter Jésus comme quelqu’un qui va à la rencontre des humains et qui soulage leurs détresses et leurs souffrances.

Nous pouvons penser, par exemple, au possédé de Capharnaüm, à tous les malades et les infirmes qu’on lui amène aussitôt après la fin du sabbat, au lépreux qu’il nettoie de sa lèpre, au paralysé à qui il rend sa liberté de mouvements, etc.

Jésus n’offre pas seulement une guérison physique, mais aussi spirituelle et sociale, en permettant, par exemple, au péager Lévi – exclu par ses contemporains, à cause de sa fonction de collecteur de taxes, collaborateur de l’occupant romain – en lui permettant de venir à sa suite, en le guérissant de sa solitude et de son isolement.

­« Nous passons en général bien vite sur ces guérisons opérées par Jésus, ne sachant pas trop qu'en penser, ni qu'en faire ?
Mais elles tiennent tant de place dans son activité qu'on ne peut les négliger sans amputer l'Évangile d'une part essentielle.
Qu'est-ce que cela veut dire pour nous d'être les disciples de Celui qui guérit ?
De quels maux avons-nous besoin d'être guéris ? Et surtout de quels maux notre monde a-t-il besoin d'être guéri ?

L'intérêt particulier des deux récits que nous avons relus ce matin est de nous montrer Jésus porter l'Évangile de la guérison en plein pays païen.
Il nous avertit ainsi que cette guérison n'est pas du tout réservée aux gens de la maison de Dieu, au clan de celles et de ceux qui sont déjà du bon côté, mais qu'elle est vraiment offerte, immédiatement offerte et disponible à tous, même à ceux qui ignorent tout du [Royaume, du] monde nouveau de Dieu.

On est ici à l'opposé de tous les mouvements intégristes ou fondamentalistes qui sévissent aujourd'hui dans notre monde, qu'ils se parent de couleurs religieuses (chrétiennes, juives, musulmanes) ou antireligieuses, avec leurs variantes nationalistes ou racistes.
Tous ces mouvements sont fondés sur une peur des autres, peur qu'ils camouflent sous une prétendue exigence de pureté.
Mais Jésus n'éprouve aucune peur de ceux qui sont différents. Il les laisse même dans leur différence, mais il leur offre une guérison dont ils ont [besoin, comme tous les autres] […] »

* Nous voyons donc Jésus en pays païen.
Sans doute est-il regardé comme un guérisseur efficace : c’est ce que la rumeur publique a dû transmettre à son sujet.
C’est la raison pour laquelle des hommes lui amène un homme sourd, presque muet, en lui demandant d’imposer la main sur lui.

Mais Jésus le prend à l’écart, comme pour l’isoler de la pression de la foule. Et il se livre à un certain nombre de gestes – il met les doigts dans ses oreilles, il touche sa langue avec sa propre salive – des gestes qui sont sans doute fort semblables à ceux que pratiquaient les guérisseurs grecs de l’époque.

Pourtant, deux choses spécifiques peuvent attirer notre attention :

Premièrement, c’est le regard de Jésus vers le ciel. Il nous révèle de qui Jésus attend véritablement la guérison : de Dieu, son Père.
Cela, il l’apprend à l’homme qui est devant lui.

Deuxièmement – ce qui est sans doute le plus impressionnant – c’est le soupir de Jésus.

« Ce soupir trahit une difficulté, une lutte, une profonde fatigue. II nous montre, en tout cas, que la guérison dont l'Évangile est porteur n'est pas une chose facile, même pour Jésus. Car nous autres humains voulons bien être guéris de nos maux de toutes sortes, personnels ou collectifs, mais nous sommes beaucoup moins prêts à accueillir le monde nouveau de Dieu qui rend enfin cette guérison possible.

Ce monde nouveau, en effet, remet en question tant de choses dans notre manière de vivre ! Et […] [malgré nos innombrables échecs, nous restons le plus souvent bloqués par la peur du changement : peur de changer, de quitter, de perdre… une peur qui nous rend le plus souvent conservateurs !]

Le soupir de Jésus trahit déjà la souffrance que lui cause sa mission d'ambassadeur du Règne de Dieu auprès de nous, les humains.
En un sens, le soupir de Jésus est déjà un signe précurseur du supplice de la croix que lui réservent tant les croyants que les païens.

L'effort nécessaire pour guérir le sourd presque muet, Jésus le fait pourtant […] [et la présence de Dieu, l’action régénératrice de Dieu – Force d’amour et de guérison – se fait sentir.]
Alors le sourd découvre ce que c'est qu’entendre et, du même coup, ce que c'est que parler. Désormais il va pouvoir écouter et il saura répondre. Il devient enfin [un être de communication] […].

Quant à tous les païens témoins de ce changement, ils savent maintenant, au moins un peu, qui est ce Jésus, et ils le disent à leur manière : Tout ce qu'il fait est vraiment bien ; il fait entendre les sourds et parler les muets.
[Nous reviendrons sur cette parole de vérité] […] ».

* On peut relier ce récit avec celui qui suit, qu’on a l’habitude d’appeler « la seconde multiplication des pains ».
Nous voyons, en effet, que ces deux récits nous révèlent chacun une des deux faces de la guérison que Jésus propose aux humains en leur apportant la bonne nouvelle du monde nouveau de Dieu.

« Dans le premier récit, Jésus apparaît comme le sauveur personnel du sourd presque muet. Dans le second récit, nous apprenons qu'il est aussi le sauveur de la foule païenne, le Sauveur du monde […].

C'est que l'un ne va pas sans l'autre.
Il n'y a pas de guérison pour moi, s'il n'y en a pas aussi et d'abord pour la communauté humaine à laquelle j'appartiens.
C'est pourquoi Jésus se présente aussi comme le sauveur des païens.
A cette foule païenne qui le suit depuis trois jours il va faire découvrir le monde nouveau de Dieu de la même façon qu'il l'a fait découvrir à la foule lors de ce qu'on appelle […] "la première multiplication des pains". »

Remarquons, ici, que c’est Jésus qui prend l’initiative. C'est lui qui, le premier, se rend compte que si on laisse repartir tous ces gens le ventre vide beaucoup vont défaillir en chemin.
C'est que tous ces gens sont pauvres – comme Jésus et ses disciples d'ailleurs.
Ce qui veut dire que, contrairement à nous, ils n'ont pas de réserves et vivent au jour le jour.
De plus, l’endroit est désert. Il n’y a ni auberge, ni marchand.

« Jésus fait donc établir l'inventaire de ce que les disciples ont emporté avec eux pour nourrir la petite troupe. L'inventaire est vite fait : sept pains – sept de ces pains ronds et plats qui devaient ressembler, je pense, à ceux qu'on sert dans les restaurants libanais d'aujourd'hui.

Jésus prend donc les pains des disciples et, après avoir remercié Dieu [c’est-à-dire, après avoir dit du bien, loué Dieu, après avoir rendu grâce, après l’avoir béni], il les rompt...
Pourquoi ? – C'est évidemment pour les partager.
"Rompre le pain", c'est le partager. […]

[Quand, à la ­Ste cène, le célébrant dit "le pain que nous rompons est la communion au corps de notre Seigneur Jésus-Christ", il veut dire, précisément, "le pain que nous partageons est la communion au corps de notre Seigneur Jésus-Christ"]

Jésus impose donc à ses disciples de partager avec les autres le peu qu'ils ont – de le partager avec des païens.

Partager le peu qu'on a, surtout avec des gens qui ne nous sont rien, n'est pas chose naturelle. Il nous faut cette autre vision des choses, que Jésus nous apporte, pour découvrir cet autre monde que le nôtre, ce monde nouveau dont nous n'avons aucune expérience, ce style de vie différent, celui-là même que Jésus pratique et qu'il [nous] invite à adopter.

Ce monde nouveau, ce style de vie nouveau, c'est ce que Jésus appelle le Règne de Dieu.

Mais comme ce monde-là nous est profondément étranger, comme sa nouveauté nous fait plutôt peur – [car nous avons toujours peur de perdre] – il faut que Jésus ordonne à la foule de s'étendre à terre pour le repas ; il faut qu’il prenne [lui-même] les pains de la petite communauté avant de les partager et de les faire distribuer. »

Finalement, ce qu’on appelle souvent le « miracle » de « la multiplication des pains », ce n’est pas tellement de savoir si Jésus a réussi à multiplier la matière des sept pains tirés du sac des disciples, le miracle le plus étonnant, c’est celui du pain partagé : c’est que des gens qui ne vivent habituellement que pour eux-mêmes, des gens qui tremblent quotidiennement pour leur existence (parce qu’ils sont pauvres), se mettent un beau jour, grâce à Jésus, à partager le peu qu'ils ont. ­
C’est inimaginable, n’est-ce pas ? Et bien, Jésus l’a fait réaliser.

« Alors, en ce beau jour, un petit coin du Règne de Dieu prend pied tout à coup dans notre pauvre monde en train de se détruire peu à peu lui-même par tant de haines, d'égoïsmes, d'exclusions et de violences accumulées.

Un commencement de salut germe soudain pour notre humanité perdue. On voit poindre enfin la guérison du monde, celle-là même dans laquelle Jésus engage ses disciples, dans laquelle il nous engage. »

* Pour conclure, revenons « à cette sorte de bilan que dressaient les païens qui venaient d'être les témoins de la guérison du sourd presque muet : Tout ce qu'il fait est vraiment bien, disaient-ils. Il fait même entendre les sourds et parler les muets (Mc 7,37).
Non pas "il a fait entendre un sourd et parler un muet", mais les sourds et les muets.

Ce faisant ils parlent sans doute, d'abord d'eux-mêmes, qui n'avaient jamais encore entendu l'Évangile du monde nouveau de Dieu. Mais ils parlent aussi de nous, les disciples – ils nous parlent à nous.

Voilà ainsi des païens qui se mettent eux-mêmes à annoncer l'Évangile qu'ils viennent de voir à l'œuvre. Et c'est à nous qu'ils l'annoncent, à nous les disciples sourds et presque muets.

Ils nous annoncent ainsi que, tout comme chez eux, Jésus finira par nous faire entendre le message du Règne de Dieu, et qu'alors nous saurons en parler, nous saurons en être les témoins auprès des autres, et nous commencerons à savoir partager ».

Car, il est probable que la guérison dont Jésus est le porteur commence d’une part, part un lâcher-prise, une confiance en Dieu (et pas seulement en nous-mêmes), et, d’autre part, par une prise en compte de l’autre, une attention à autrui, faite de compassion, d’amour et de partage.

« Ainsi pour nous aussi, disciples de Jésus, il y a une guérison, une guérison pour nos oreilles, pour notre bouche, pour nos mains et pour nos cœurs ».

Amen.



[1] Voir Jean Marc BABUT, Actualité de Marc, ed. Cerf, Paris, 2002, p.157-162.