dimanche 11 mars 2012

Mt 5, 3

Mt 5, 3

Lectures bibliques : Mt 5, 1-12 ; Mt 6, 19-21. 24 ; Mt 19, 23-24 ;  Lc 6, 20-26
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°2 – Mt 5, 3
Thématique : la pauvreté

Prédication = voir plus bas, après les lectures

Lectures

- Mt 5, 1-12 (NBS)

Voyant les foules, [Jésus] monta sur la montagne, il s'assit, et ses disciples vinrent à lui.
2Puis il prit la parole et se mit à les instruire :
3Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux !
4Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés !
5Heureux ceux qui sont doux, car ils hériteront la terre !
6Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !
7Heureux ceux qui sont compatissants, car ils obtiendront compassion !
8Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu !
9Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu !
10Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, car le royaume des cieux est à eux !
11Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, qu'on vous persécute et qu'on répand faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
12Réjouissez-vous et soyez transportés d'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.

Mt 6, 19-21. 24  (TOB)

19« Ne vous amassez pas de trésors sur la terre, où les mites et les vers font tout disparaître, où les voleurs percent les murs et dérobent. 20Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les mites ni les vers ne font de ravages, où les voleurs ne percent ni ne dérobent. 21Car où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.

24« Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.

Mt 19, 23-24  (TOB)

23Et Jésus dit à ses disciples : « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. 24Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. »

Lc 6, 20-26  (TOB)

20Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit :
« Heureux, vous les pauvres : le Royaume de Dieu est à vous.
21Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés.
Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez.
22Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme.
23Réjouissez-vous ce jour-là et bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel ; c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes.
24Mais malheureux, vous les riches : vous tenez votre consolation.
25Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim.
Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez.
26Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous : c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 11/03/12

La semaine dernière, nous avons médité les Béatitudes à travers la question du bonheur. Nous en avons conclu (en autres) que les Béatitudes impliquent un changement de mode de vie, de manière de penser et d’agir… qu’écouter les paroles de Jésus, c’est marcher dans la dynamique du monde nouveau de Dieu, à la suite du Christ, en mettant en pratique ses paroles, en plaçant notre confiance en Dieu.

Aujourd’hui, je vous propose de méditer à nouveau ce passage biblique en nous arrêtant simplement sur la première des Béatitudes (trad. F. Vouga) : « Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté : le royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3)
que l’on pourrait aussi traduire de la manière suivante (trad. Chouraqui) : « En marche ceux qui sont spirituellement pauvres, car le royaume des cieux est à eux »
ou encore (trad. J.M. Babut) : « Quel bonheur pour vous, les pauvres, parce que c’est à vous qu’est le monde nouveau de Dieu ».

Avec la première étape des béatitudes, on peut dire que Jésus entre directement dans le vif du sujet… d’un sujet qui fâche !

Les béatitudes s’ouvrent sur le thème de la « pauvreté » : esprit de pauvreté dans l’évangile de Matthieu, pauvreté générale dans l’évangile de Luc.
Déjà, avec ce thème, les paroles de Jésus qui annoncent la proximité du royaume des cieux s’opposent aux royaumes de ce monde.

Prêcher la pauvreté… il y a de quoi faire fuir tout le monde !... à commencer, peut-être, par nous, chrétiens des pays occidentaux… qui ne sommes pas les moins fortunés.

Alors…qui sommes-nous ? Faisons-nous partie des pauvres (Lc 6, 20), de ceux qui ont un esprit de pauvreté (Mt 5, 3) ? ou sommes-nous à compter parmi les riches qui tiennent déjà leur consolation (Lc 6, 24) ?

Peut-être sommes-nous simplement en marche… en train de lâcher nos chaînes… de nous ouvrir à la liberté à laquelle le Christ nous appelle ?
Quoi qu’il en soit, pour tenter d’en savoir plus, il nous faut éclaircir cette notion de « pauvreté ».

Alors …de quoi parle Jésus ici lorsqu’il parle d’esprit de pauvreté ou des pauvres par l’esprit ?

Avant de tenter de répondre à cette question, il faut d’abord souligner la formidable tension que cette première béatitude (qui est peut-être le résumé de toutes les autres) entraîne pour nous, auditeurs attentifs des paroles de Jésus, et en même temps citoyens du monde… d’un monde qui ne cesse de chercher la richesse (l’argent, la puissance, la gloire, le pouvoir, le savoir)… la richesse à tout prix, à n’importe quel prix.
N’est-ce pas pour cette raison que le monde court à sa perte ?  … qu’il s’éloigne de Dieu (qui ne demande pas la richesse, mais la pauvreté) ?

Il ne s’agit pas ici de caricaturer cette première béatitude. Jésus n’appelle pas ses disciples à vivre dans la misère ou la mendicité.
La misère est un mal contre lequel il faut se battre.
Il ne faut pas confondre la misère et la pauvreté. La première déshumanise les personnes, tandis que la seconde produit l’effet contraire : elle constitue un chemin d’humanisation et c’est pourquoi Jésus commence par elle.

Jésus ne demande pas à ses disciples de vivre comme des malheureux, privés de l’essentiel. Mais, il leur demande de ne pas vivre en quête de possessions… de ne pas faire fausse route, de ne pas s’attacher à ce qui est provisoire (Mt 6, 19-21), de ne pas se tromper de quête… autrement dit, de ne pas confondre la fin et les moyens.

Il y a tellement de personnes dans notre monde qui se préoccupent exclusivement des réalités terrestres, au point d’y fixer leur fin ultime, d’en faire leur raison de vivre, la règle de leurs actions, qu’elles finissent bien souvent par brûler leur existence, par consumer leur désir à cette seule fin… cette finalité de la possession que la société de consommation élève face à nous comme un but ultime, comme ce qui a le pouvoir de nous rendre heureux.
Il faut entendre ici, dans cette première béatitude (« heureux les pauvres …. les pauvres de cœur… les pauvres en esprit ») une critique radicale de la valeur « richesse » que notre monde ne cesse de promouvoir.

Alors… comment définir cette « pauvreté » dont parle Jésus …et qu’est-ce qui différencie le pauvre du riche ?

Je crois que le « pauvre » des béatitudes ne désigne pas uniquement celui qui n’a rien, mais, d’abord, celui qui attend tout de Dieu.
Les pauvres de cœur désignent ceux qui se tournent en toute simplicité vers Dieu, qui s’en remettent totalement à sa bonté.
C’est à ces personnes qu’est promis le monde nouveau de Dieu, car ce sont elles seules qui le cherchent. Par leur situation ou leur aspiration au dépouillement, à la compassion, à la générosité, elles sont en quête de l’autre, en quête de relation à l’autre, de fraternité, de communion, pour pouvoir habiter la joie de Dieu.

Il me semble que ce qui différencie le pauvre du riche n’est pas seulement une question d’abondance de biens – que l’on parle de biens matériels, de savoirs, de pouvoirs, etc. – mais avant tout une question de disponibilité (1), d’orientation de notre désir (2), et de confiance (3).

(1) Connaissez-vous beaucoup d’hommes riches qui soient disponibles ? qui vivent détachés de leurs richesses ? qui ne se préoccupent pas de leurs biens ? Même l’écrivain Jean de la Fontaine en a fait une fable (« le savetier et le financier ») pour montrer quel était le plus heureux, le plus disponible et le moins préoccupé.
Le problème de la richesse, c’est, bien souvent, qu’elle finit par prendre la place de Dieu.
Lorsque la possession des biens terrestres devient une finalité, lorsque l’homme écoute la voix des royaumes de ce monde qui confondent la fin et les moyens, alors la richesse nous enchaîne inévitablement, avec une puissance quasi irrésistible. Elle devient une idole qui nous éloigne de la relation avec Dieu et avec les autres.

(2) Outre la question de la disponibilité et de la liberté, le second problème de la richesse, c’est la question du désir et de l’attente.
Que peut attendre et désirer celui qui croit déjà tout avoir ? celui qui est satisfait de lui-même par lui-même, et qui finalement n’attend plus rien de la vie… ou des autres ? Si ce n’est, peut-être, la dernière nouveauté technologique qui viendra remplacer la précédente.

Et là, il me semble que la 1ère béatitude (v.3) rejoint la quatrième (v.6).
Seul celui qui a faim (faim de justice, soif de Dieu, faim et soif de la relation à l’autre) peut être rassasié. Celui qui est déjà rassasié de tout, plein de lui-même, blindé de possessions, n’a plus de désir, plus de place pour accueillir autre chose, pour s’orienter vers autre chose que ses richesses… que ce qu’il possède ou convoite.

En revanche, celui qui est appelé « pauvre » – qui n’est pas comblé et satisfait – reconnaît qu’il est dans une situation de manque. Il est en quête, en recherche. Il est prêt à bouger, à se questionner, à se déplacer.
Du fait de sa situation humble et modeste, il est dans une attitude d’ouverture (ouverture à autre chose, à une autre dimension, à l’inattendu qui vient, à la nouveauté qui peut toujours advenir), il est prêt au changement…autrement dit, il est prêt à cheminer, à suivre le Christ.
Cette possibilité de « suivre » vient précisément de cette condition d’insatisfaction et de manque dont témoignent ceux qui ont un « esprit de pauvreté », ceux qui ont en eux une place vide, inoccupée, pour accueillir et recevoir ce qui leur sera donné, pour suivre et s’engager dans la dynamique du royaume.

(3) Le thème de la « pauvreté » pose également la question de la possibilité de la confiance.
Le riche – contrairement au pauvre – peut-il faire confiance ? Peut-il facilement s’en remettre à un autre que lui-même ? C’est beaucoup plus difficile et beaucoup plus risqué pour lui… car le riche a peur … peur de perdre sa situation… ses possessions.
           
- pause (chant) -

Alors… quel est l’enjeu de cette 1ère béatitude ? Qu’est-ce qu’elle pointe ? Que nous propose Jésus ? Quel chemin nous invite-t-il à suivre ? Et comment vivre dans cette dynamique du royaume, face à un monde orienté et fasciné par la quête de la richesse ?

Il me semble que ce qui constitue l’enjeu de cette question de la pauvreté que l’évangéliste Luc oppose à la richesse, ce ne sont pas les possessions en elles-mêmes (qui constitueraient un obstacle pour s’approcher du royaume des cieux), mais c’est l’attitude qui correspond au fait de posséder ou de vouloir posséder (1)… et l’injustice qui peut résulter de cette attitude lorsqu’elle devient convoitise, lorsqu’elle est poussée à l’extrême (2).

(1) Celui qui est riche court le risque d’être attaché à ses biens, d’en devenir esclave. Il court le risque de ne plus être disponible, en quête du royaume : du monde nouveau de Dieu et de sa justice (Mt 6, 33).
Être pauvre, c’est donc ici le contraire par excellence d’être riche, au sens d’être attaché à ses possessions : la pauvreté du cœur ou celle de l’esprit correspond à une attitude de liberté, de détachement, de disponibilité, d’ouverture, de désir, d’attente, et de confiance en l’autre.

Pour Jésus, qui veut approcher de Dieu doit devenir pauvre, c’est-à-dire disponible, libre et confiant … capable de se déplacer pour suivre le Christ.
Et la promesse qui est faite à ce pauvre en esprit, ce pauvre de cœur, c’est de trouver la véritable richesse, celle offerte par Dieu. Ce n’est pas une richesse de possession, d’avoir, mais une richesse de désir, de relation… une richesse qui creuse le désir de la rencontre de l’Autre.

Il faut donc éviter une interprétation caricaturale de cette première béatitude : il n’y a pas les bons pauvres d’un côté, et les mauvais riches de l’autre. Ce qui est pointé par Jésus, c’est la question des valeurs, de l’attitude et des comportements relatifs à la pauvreté ou à la richesse. Cette question est liée à celle de nos préoccupations, de nos choix, de notre style de vie, de notre engagement à vivre des relations justes avec notre prochain, avec nos frères.

Ce qui est pointé là, en filigrane, c’est la question de la justice… de la justice avec et vis-à-vis de mon frère qui est pauvre, qui vit dans le besoin. Car qui dit « justice » pour le riche, dit forcément « partage » avec le pauvre.

Le problème de la « richesse » n’est pas une question de niveau, de degré de « fortune ». Peu importe, en réalité, le montant des possessions de chacun. Ce n’est pas là le fond du problème.
Le riche peut aussi vivre dans une attitude de pauvreté : vivre comme s’il n’était pas riche.
Mais, faire « comme si ne pas » est évidemment beaucoup plus difficile, car la possibilité de la possession et la tentation de la convoitise (c’est-à-dire de ramener toute chose à soi-même) sont là… à la porte.
La difficulté du riche, c’est précisément de renoncer aux prérogatives, aux privilèges que lui offre son état, pour vivre dans une attitude de pauvreté… c’est de renoncer à ce qu’il pourrait avoir, en ayant davantage, pour rechercher ce qu’il n’a pas, comme celui qui est pauvre.
Autrement dit, la difficulté du riche, c’est d’abandonner ce qu’il est de part ce qu’il a… pour simplement être devant Dieu…. pour changer de quête… en vivant dans le désir, non de la possession, mais de la relation.

Le riche doit donc changer de trésor (Mt 6, 21) et c’est là une difficulté, comme le souligne la conclusion du récit du jeune homme riche : « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux » (Mt 19, 23).

L’homme se trouve donc situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels (la pauvreté, la douceur, la miséricorde, la paix, la justice) qui permettent de s’approcher de Dieu… d’entrer dans le monde nouveau de Dieu.
Adopter un « esprit de pauvreté », c’est faire un choix : celui de l’ouverture pour pouvoir accueillir, écouter et répondre à Celui qui nous appelle… celui de nous laisser transformer et construire par Dieu. Cela signifie également un renoncement : renoncer à servir deux maîtres (Mt 6, 24), pour suivre le Christ et orienter notre désir vers Dieu.

Si l’évangéliste Matthieu parle d’« esprit de pauvreté », là où l’évangéliste Luc parle de « pauvreté » simple, cela montre que le terme « pauvres » ne signifie pas l’appartenance à une classe économique ou sociale, mais la décision personnelle en faveur d’un certain style de vie.
Le royaume des cieux appartient à ceux qui sont humbles, doux, compatissants, à ceux qui prêtent l’oreille à la proclamation de la justice de Dieu, à ceux qui se décident à mettre leur confiance dans la bonté providentielle de Dieu.

Il s’agit donc de s’interroger et de savoir en quel lieu, à quel endroit, en qui nous plaçons véritablement notre confiance … là où se trouve notre cœur (Mt 6, 21).

Par ailleurs, je crois qu’il faut aussi dépasser le dualisme et la vision quelque peu manichéenne de l’évangéliste Luc (Lc 6, 20-26).
Bien des pauvres dans notre société se comportent de la même manière que des riches. Et cela est dû à ce que notre société de consommation présente comme le chemin du bonheur : acquérir, posséder, pour satisfaire et jouir.
Si le pauvre suit ce chemin – celui de la convoitise – il se comporte en réalité exactement comme le riche (tout en étant pauvre), car sa quête ne porte alors que sur la possession, et son seul désir est finalement d’être et de faire comme le riche.
Autrement dit, il y a aussi des pauvres qui se trompent de cible – et ils sont nombreux (Mt 7, 13) –  car leurs oreilles sont bercées par les illusions et les promesses trompeuses d’une société fondée sur le commerce et l’avoir.

(2) Lorsque le théologien Paul Tillich parle du péché, il utilise trois termes : l’incroyance, l’hubris, la concupiscence. L’incroyance est le contraire de la foi. Elle consiste à se détourner de Dieu pour se tourner vers soi. L’hubris est la surestimation de soi-même, l’élévation de soi à la place de Dieu. Enfin, la concupiscence – qui nous intéresse ici – désigne la convoitise illimitée de l’homme, le fait de vouloir tout s’accaparer, tout ramener à soi et tout inclure en soi. Paul Tillich la définit comme le « désir illimité d’inclure dans son propre soi l’ensemble de la réalité »[1]. Le problème de la convoitise ne vient pas du désir en lui-même, mais réside dans le « tout » du désir d’objet, c’est-à-dire dans son caractère excessif et totalitaire… dans le fait que ce désir de possession, infini et incessant, est en réalité indéfini et égoïste, car il ne désire pas l’autre (en tant que sujet, et sujet déterminé), mais il ramène uniquement l’autre à soi (en tant qu’objet) et vise seulement la satisfaction de son propre plaisir à travers l’autre.

C’est là – je crois – un des problèmes majeurs de notre société occidentale (fondée sur le système de l’échange) qui tend bien souvent à réduire toute relation à une relation de type économique, commercial ou utilitariste.
En général, ce qui est visé dans l’échange, c’est l’objet échangé, ce n’est pas l’autre en tant que sujet qui échange. Peu importe ce qui advient de l’autre, peu importe que l’autre profite – ou non – de l’échange, ce qui compte c’est ce que cela va me rapporter … à moi. Dans cette logique, je peux même en arriver à considérer l’autre comme un objet d’échange, pourvu que cela me rapporte quelque chose… pourvu que j’y « gagne » quelque chose.
Et lorsque j’y « gagne » quelque chose, la question est de savoir (mais souvent nous ne voulons pas le savoir) si ce n’est pas finalement au prix de l’autre, si ce n’est pas en « perdant » l’autre.

C’est ainsi que fonctionne, d’une certaine manière, la spéculation boursière. Ce qui compte c’est ce que mon investissement va me procurer. Le trader ne se préoccupe pas de l’autre : de celui qui se trouve à l’autre bout de la chaîne économique. Lorsqu’il spécule sur la dette de l’état Grec ou sur des matières premières, peu importe qu’il participe à l’endettement et à l’appauvrissement des Grecs contraints à emprunter à des taux de plus en plus élevés, peu importe que le marché du cacao s’effondre provoquant la ruine des petits producteurs (et de leurs familles) à l’autre bout de la planète,… ce qui compte, c’est le profit personnel de sa clientèle (et le sien), c’est d’en avoir toujours davantage.

Aujourd’hui, de plus en plus de personnes prennent conscience de la déshumanisation provoquée par un système « néolibéral » poussé à l’extrême…lorsqu’il n’y a plus de régulation pour protéger les plus faibles, lorsqu’on a perdu la vision et les objectifs premiers d’un système libéral – fondé sur le concept moral de justice – qui devait profiter au plus grand nombre, et non seulement aux plus riches. 
Il faudrait évidemment nuancer le propos. Et c’est sans doute ici une caricature du « riche » du 21ème siècle, et de l’injustice que provoque sa convoitise, mais cela montre la conversion, le retournement qui reste encore à opérer pour suivre le Christ.

En appelant à vivre dans la pauvreté de cœur, Jésus appelle ses disciples à emprunter une autre voie, à se soucier avant tout de la justice (Mt 6, 33), à se préoccuper d’abord de l’autre.
Il nous invite à nous engager dans une forme de résistance face à la tyrannie du matérialisme, de la consommation, à la fois, en contestant la toute-puissance des valeurs induites par ce modèle (que sont la force, la richesse, la violence d’une réussite qui écrase les autres), et en s’inscrivant dans une autre logique : celle de la sobriété pour soi et de la générosité pour l’autre, celle du don et du partage, en vue de la fraternité et de l’amour.

Il faut donc comprendre pourquoi Jésus loue la pauvreté comme la première des béatitudes.
Comme le souligne Paul Tillich, Jésus « loue les pauvres dans la mesure où ceux-ci vivent dans deux mondes : le monde présent et le monde qui vient [le monde nouveau de Dieu]. Et il menace les riches, dans la mesure où ceux-ci ne sont orientés que sur un seul monde »[2].

« Cela fait entrer dans nos vies une formidable tension. Notre vie appartient à deux ordres dont l’un est l’envers de l’autre. L’ordre qui vient [le royaume] est toujours en marche, ébranlant l’ordre d’ici, luttant avec lui. […] L’ordre qui vient est toujours a portée de la main, mais on ne peut jamais dire "il est ici ou il est là !" [cf. Lc 17, 20-21]. On ne peut jamais le saisir – mais on peut être saisi par lui, et dès qu’un homme est saisi par lui, il est riche même s’il est pauvre dans cet ordre-ci. Sa richesse n’est autre que sa participation à l’ordre qui vient, à ses batailles, ses victoires et ses défaites. Il est béni, il peut se réjouir et danser, même s’il est solitaire et insulté, car sa solitude appartient à cet ordre-ci, tandis qu’il appartient lui-même à l’autre ordre »[3]. Il appartient déjà au monde nouveau de Dieu qui a pris pied sur notre terre avec Jésus.

Savoir que le monde nouveau de Dieu n’est pas seulement une réalité à venir, mais une réalité qui est déjà là, en devenir… savoir que notre vie n’appartient pas seulement au monde tel que la plupart des hommes le voient, mais aussi au monde tel que Dieu le voit et le veut, change notre manière de penser notre existence, nos engagements, notre manière de voir la vie, ce qui l’oriente et lui donne sens.

Par le retournement des valeurs que provoquent les béatitudes, Jésus nous invite à choisir un autre chemin, à faire place à ce monde nouveau de Dieu, ce monde de salut (de guérison et de libération) dans lequel il nous invite à entrer, auquel il nous invite à participer.

Conclusion

Alors… chers ami(e)s, que pouvons-nous retenir de cette méditation ?

« Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté : le royaume des cieux est à eux » (Mt 5, 3)
Cette béatitude « en creux » nous rappelle paradoxalement que le bonheur ne vient pas d’une accumulation de choses mais par le creux et la place qui est en nous… qui nous donne la possibilité d’accueillir ce qui se présente à nous.

Riche ou pauvre, Jésus nous appelle à dépasser la préoccupation mondaine de l’avoir et du pouvoir, à faire « comme si ne pas », comme si nous n’étions pas riche, à laisser en nous un espace vide, à vivre dans la quête et le désir de l’autre pour lui-même, et non pour ce qu’il peut nous procurer.

Jésus nous invite à sortir du système de l’échange et de la convoitise, pour vivre dans la logique du partage et de la gratuité, qui répond à l’amour du prochain.

En d’autres termes, Jésus nous appelle à changer de comportement… à nous engager à sa suite dans l’espérance de la justice. … celle qui nous porte à voir en tout autre, un frère, un être humain créé à l’image de Dieu et aimé par lui.

En changeant de style de vie, de manière de vivre, nous communiquons d’autres valeurs autour de nous, nous participons (à notre niveau) à un changement de regard sur le monde, tout en nous approchant du monde nouveau de Dieu.

Frères et sœurs… que Dieu nous donne d’être des témoins disponibles, libres et confiants autour de nous… des témoins de l’Evangile du don et de la gratuité.
Amen.


[1] Paul Tillich, Théologie Systématique : ST II, p.52 (TS 3, p.88).
[2] Paul Tillich, Les Fondations sont ébranlées : FE, p.45.
[3] Ibid. 

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