dimanche 30 octobre 2011

La Providence

Fête de la Réformation (thématique) : la Providence

Lectures bibliques : Ps 37 (extr.) ; Job 21 (extr.) Mt 10, 29-31 ; Rm 8, 38-39  
Thématique : la « Providence » … à l’appui de deux théologiens : Calvin & Paul Tillich

Prédication : voir plus bas, après les lectures.

Lectures

Ps 37  (extraits : 4-6 ; 18-19 ; 23-28a ; 39)  (TOB)
 […]
4Fais tes délices du SEIGNEUR,
il te donnera ce que ton cœur demande.
5Tourne tes pas vers le SEIGNEUR,
compte sur lui : il agira,
6il fera paraître ta justice comme l'aurore
et ton droit comme le plein midi.
[…]
18Le SEIGNEUR connaît les jours des hommes intègres,
et leur patrimoine subsistera toujours.
19Ils ne seront pas déçus au temps du malheur,
aux jours de famine ils seront rassasiés.
[…]
23Grâce au SEIGNEUR, les pas de l'homme sont assurés,
et son chemin lui plaît.
24S'il trébuche, il ne tombe pas,
car le SEIGNEUR le tient par la main.
25J'ai été jeune et j'ai vieilli
sans jamais voir un juste abandonné,
ni ses descendants mendier leur pain.
26Tous les jours, le juste a pitié, il prête,
et sa descendance est une bénédiction.
27Evite le mal, agis bien,
et tu auras toujours une demeure,
28car le SEIGNEUR aime le droit,
il n'abandonne pas ses fidèles.
[…]
39Le salut des justes vient du SEIGNEUR :
il est leur forteresse au temps du danger.
[…]

- Transition

Voilà la conviction du psalmiste : le Seigneur soutient les justes [v.17] ; il n’abandonne pas ses fidèles [v.28].

Mais, cela va-t-il toujours de soi ?
L’expérience ordinaire semble parfois démentir cette affirmation de foi du psalmiste.
Précisément, Job s’interroge sur l’action de Dieu, lorsqu’il voit que des innocents traversent l’échec et la souffrance, tandis que des criminels prospèrent dans l’impunité.

Je vous propose d’entendre le constat désabusé de Job qui s’interroge et crie au scandale lorsqu’il voit que nous vivons dans un monde où des innocents souffrent injustement, tandis que prospèrent impunément bien des crapules.

[Nous écoutons un extrait du chapitre 21 du livre de Job]

- Job 21 (extraits : 6-9 ; 12-13 ; 23-26a)  (NBS)

Et Job prit la parole et dit : […]
6Quand j'y pense, je suis saisi d'épouvante, un frémissement s'empare de ma chair.
7Pourquoi les méchants vivent-ils ? Pourquoi vieillissent-ils ? Pourquoi reprennent-ils même des forces ?
8Leur descendance s'affermit devant eux, avec eux, ils ont leurs rejetons sous leurs yeux.
9Chez eux, aucune frayeur : c'est la paix ; le bâton de Dieu n'est pas contre eux.
[…]
12Ils chantent au son du tambourin et de la lyre, ils se réjouissent au son du chalumeau.
13Leurs jours s'achèvent dans le bonheur, en un instant ils descendent au séjour des morts.
[…]
23L'un meurt au sein de son intégrité, totalement satisfait et insouciant,
24les flancs chargés de graisse et la moelle des os remplie de sève ;
25l'autre [l’innocent, le juste] meurt, amer, sans avoir goûté au bonheur.
26Ensemble, ils se couchent dans la poussière […]

- Transition

Effectivement … l’injustice et le péché règnent dans le monde.
Mais ce constat doit-il remettre en cause l’action de Dieu ?
Comme Job l’affirme finalement : Qui sommes-nous pour « dénigrer la providence sans rien y connaître ? » [Job 42,3]

Dans l’évangile selon Matthieu, Jésus nous révèle que la providence divine transcende toutes nos catégories humaines.
Précisément, Dieu ne tient pas compte de nos distinctions pour dispenser à chacun son amour et ses bienfaits.
Notre « Père qui est dans les cieux […] fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » [Mt 5, 45].

[Ecoutons ce que dit Jésus dans l’évangile selon Matthieu au chapitre 10, les versets 29 à 31]

- Mt 10, 29-31  (TOB)

29Est-ce que l'on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d'entre eux ne tombe à terre indépendamment de votre Père. 30Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés31Soyez donc sans crainte : vous valez mieux, vous, que tous les moineaux.

- Transition

Soyons donc sans inquiétude… L’apôtre Paul nous explique précisément pourquoi vivre sans crainte. Il nous rappelle le fondement ultime sur lequel nous reposer dans cette confiance.

[Ecoutons les deux derniers versets du chapitre 8 de l’épître de Paul aux Romains]

- Rm 8, 38-39  (TOB)

8Oui, j'en ai l'assurance : ni la mort ni la vie, ni les anges ni les dominations, ni le présent ni l'avenir, ni les puissances, 39ni les forces des hauteurs ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur.



Prédication de Pascal LEFEBVRE / Clairac, le 30/10/11.

Qu’est-ce que la « Providence » ?

Pour ce culte de la Réformation où nous nous souvenons de l’influence de ces pasteurs-réformateurs qui ont marqué l’Eglise, je vous propose ce matin – grâce à la réflexion de deux d’entre eux – une méditation, un parcours sur le thème de la providence divine.

Du latin providere, la « providence » renvoie à la sollicitude de Dieu, au fait qu’il pourvoit au bien de sa création et de ses créatures, qu’il prend soin d’elles, les dirige, les conserve et les protège.
Dieu tient toutes choses dans ses mains, et c’est pourquoi rien ne peut advenir à ses créatures sans qu’il le veuille dans sa souveraine puissance et bonté[1].
Voilà une 1ère définition « classique » de la providence qui met en avant le fait que Dieu gouverne et soutient sa création.

Mais aborder la notion de « providence » est toujours difficile.
Immanquablement, lorsqu’un théologien s’attache à réfléchir à cette question et à vouloir penser la manière dont Dieu peut bien agir avec l’homme, et conduire avec sagesse et amour toutes ses créatures jusqu’à leur fin ultime… immanquablement surgit la question de l’origine du mal (Suis-je autorisé à faire un lien entre la volonté de Dieu et le mal qui survient dans ma vie ? Dieu peut-il vouloir le mal ou utiliser le mal à ses fins ?) et la question de la « théodicée »[2], cette fâcheuse question soulevée par le livre de Job. A savoir, si Dieu permet le mal – et même si Dieu se sert des méchants pour mener à bien ses desseins, comme le pense Calvin[3] – comment Dieu peut-il être, à la fois : - tout puissant, - juste et - bon ? Toute la difficulté est de tenir ensemble ces trois termes. Dieu peut bien sûr être « tout-puissant » et « juste », mais peut-il alors, en même temps, être « bon » ? Ou encore, Dieu peut certainement être « juste » et « bon », mais peut-il en même temps être « tout-puissant » ? Bref, l’aporie insoluble de cette question, le fait qu’il s’agisse d’une impasse, montre clairement que la question de la théodicée est mal posée.

Deux raisons au moins montre les limites de cette question :
D’une part, parce que cette question concentre toute son attention sur Dieu et ne tient pas compte de l’autre partenaire de l’alliance : l’homme, et la liberté humaine.
D’autre part, parce que cette question opère un renversement et place l’homme en situation de surplomb, en situation de juger Dieu. Or, l’homme n’a pas à convoquer Dieu devant son tribunal, pour savoir comment il peut être à la fois « tout-puissant », « juste », et « bon », pour justifier Dieu ou pour le condamner au regard de sa situation personnelle.

Il découle de cette constatation que tout théologien qui s’intéresse à la question de la providence doit sortir et dépasser la question de la « théodicée », et s’attacher à penser l’action de la providence divine avec la plus grande humilité.
En effet, en matière de providence aucune preuve ne peut être convoquée. La providence ne relève pas de la connaissance qui contrôle, d’une connaissance scientifique qui met à distance son objet d’étude pour l’analyser et le maîtriser, mais concerne la connaissance qui reçoit, c’est-à-dire une connaissance porteuse de sens, qui relève d’une préoccupation ultime, dans laquelle le sujet est lui-même impliqué.
En d’autres termes, la providence relève de la foi. Penser la providence n’est rien de moins que penser la foi, que réfléchir à notre relation à Dieu dans la vie quotidienne.

De cette question de la providence découle alors de nombreuses autres questions qui nous concernent : comment puis-je connaître et rechercher la volonté de Dieu ? Est-ce que je laisse à cette volonté une place dans ma vie pour qu’elle puisse se déployer et s’accomplir en phase avec ma liberté ? Est-ce que certaines situations ou certains comportements ne m’empêchent pas d’accueillir ce que Dieu me propose, ce que Dieu attend de moi ?
Si Dieu veut faire alliance avec moi, si Dieu a un projet pour moi, est-ce que je l’écoute ? est-ce que j’y suis ouvert ? est-ce que je laisse, en moi-même, un creux, une place pour l’accueillir ?

En termes d’intelligence de la foi – et de foi en la providence de Dieu – vous le savez comme moi, les Eglises de la Réforme ont toujours repoussé la pensée unique.
Il existe donc plusieurs manières de penser la providence, de penser l’action de Dieu dans le monde, et dans nos vies.
Il n’est évidemment pas possible ce matin d’être exhaustif. Je me limiterai donc à vous présenter très succinctement la pensée de deux réformateurs sur cette question.
Le premier théologien réformé est évidemment Calvin, notre réformateur– fondateur du 16ème siècle (1) . Le second homme est un théologien luthérien du 20ème siècle : Paul Tillich (2). Avec ces deux théologiens nous entamons donc ce matin une communion luthéro-réformée qui est d’actualité.

(1) La conviction fondamentale de Calvin concernant la providence de Dieu est la suivante. Je vous livre quelques points essentiels :
- Tout d’abord, pour Calvin, Dieu n’est pas seulement le « Créateur », mais il est le « Gouverneur » et le « gardien perpétuel » de sa création. Le hasard n’existe pas. Tous les évènements et toutes les créatures sont gouvernées et conduites par la main toute-puissante de Dieu. La providence n’est pas seulement une prescience, mais elle est actuelle et agissante. Elle n’est pas seulement générale, mais elle est spéciale, c’est-à-dire qu’elle répond à la volonté de Dieu qui conduit chacune de ses créatures en particulier, vers la fin à laquelle il la destine[4].
- Calvin affirme, d’une part, que Dieu est la cause principale de tout ce qui advient, et, d’autre part, que Dieu use de moyens qui nous sont cachés. Cette conviction doit nous orienter vers le but de la Providence divine : Dieu exerce sa providence pour le salut des fidèles, pour nous faire connaître quel soin Il a du genre humain. C’est la raison pour laquelle, le croyant doit s’en remettre à la providence divine en toute circonstance – et prendre patience dans l’adversité – car il est assuré que Dieu accomplit sa justice, et que rien, ni personne, ne peut lui nuire sans que la volonté de Dieu y consente[5].
- Autrement dit, pour Calvin, la foi en providence toute-puissante de Dieu nous délivre de la crainte et du désespoir, car le croyant sait – je cite – que « le diable et toute la compagnie des méchants sont tenus serrés de la main de Dieu […] et qu’ils sont contraints par le frein de sa bride à lui obéir »[6].

On peut dire que cette question de la providence a été une véritable obsession pour Calvin.
En effet, comment pourrait-on comprendre les motifs qui ont poussé le réformateur à rédiger, pendant presque deux années, 159 sermons sur le livre de Job, si ce n’est pour tenter de donner une réponse au problème de la souffrance humaine et de défendre la justice de Dieu, face à la réalité du mal et de l’injustice qui sévissent dans le monde que nous côtoyons.

Précisément, il est facile de croire à la providence de Dieu quand tout va bien. Mais quand nous rencontrons des épreuves personnelles, des épreuves que nous estimons injustes ou imméritées, que pouvons-nous en dire ?
Comment penser et croire en un Dieu de providence qui ne nie pas la réalité des épreuves, de la souffrance et du mal que nous pouvons subir dans notre existence ?

C’est bien cette question qui anime et même qui révolte Job, lorsqu’il constate que, d’un côté, des criminels prospèrent dans l’impunité, alors que, de l’autre, des innocents traversent l’échec et la souffrance.
C’est là le scandale contre lequel s’élève Job, et qui lui fait dire que le méchant, l’impie, subit finalement un sort plus enviable que le juste.
Certes, l’un comme l’autre finiront par s’endormir dans la mort et retourner à la poussière, mais le méchant aura connu une vie heureuse, alors que l’autre – l’innocent, le juste – n’aura joui d’aucun bien.

Mais Calvin ne se laisse pas impressionner par cette constatation, il veut voir plus loin, il veut voir autrement, il veut voir derrière toute réalité transitoire l’action de la volonté de Dieu qui mène toute réalité vers son accomplissement ultime :
Il s’agit là d’une action que l’homme ne peut pas pleinement envisagée, car sa vue est partielle et trop courte, alors que l’action de Dieu se déploie sur l’horizon de l’histoire, dans une perspective eschatologique.

Ainsi, Calvin s’appuie sur l’apôtre Paul [1 Co 13, 9-12], pour souligner que notre connaissance actuelle est confuse et limitée, mais qu’au dernier jour tout sera dévoilé, lorsque « nous contemplerons face à face ce qui est maintenant montré comme en miroir »[7].
Ce n’est donc qu’au dernier jour que l’action providentielle de Dieu pourra être pleinement comprise, et que tout sera révélé.
Avant cela, l’homme doit reconnaître qu’il n’en a pas la capacité. Il doit donc tenir ferme dans la foi : se fier à Dieu, s’en remettre à lui dans l’espérance.

Autrement dit, si dans notre vie quotidienne, l’action de Dieu et sa justice infinie sont pour nous insondables et incompréhensibles, notre foi et notre espérance doivent dépasser notre expérience sensible. « Il nous faut avoir une raison plus haute que notre sens naturel »[8] : une raison fondée sur l’espérance, comme l’indique Calvin, qui s’appuie, ici encore, sur Paul :
« voir ce qu’on espère n’est plus espérer. […] Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance » [Rm 8, 25].

Si, pour Calvin, la foi en la providence divine est si essentielle, c’est qu’à ses yeux la Providence n’est pas seulement un effet de la puissance de Dieu, de sa volonté et de son action créatrice, mais elle est aussi une manifestation de la justice de Dieu[9].

Alors – me direz-vous – comment répondre à la question de la souffrance des justes ?

Calvin répond à cette question en mettant en avant l’idée d’une « double justice de Dieu » : D’une part, une justice révélée, une justice divine ordinaire, qui nous est connue par la Loi rapportée par Moïse, et accomplie en Jésus Christ [cf. Mt 5,17]. D’autre part, une justice cachée, une justice divine secrète, qui ne peut être appréhendée que par la foi[10].

Ne connaissant pas la volonté secrète de Dieu, l’homme doit s’en tenir et obéir à sa volonté révélée dans l’Ecriture[11], et témoigner de sa reconnaissance à Dieu comme le « principal auteur de tout bien »[12], en vivant dans l’assurance et la foi en sa Providence bienveillante.

Pour illustrer ce que je viens de dire, je vous cite à présent trois brefs extraits de Calvin, dans des sermons sur Job :

« Il y a double justice de Dieu : l’une est celle qu’il nous a déclarée en sa Loy, selon laquelle il veut que le monde se gouverne ; l’autre, c’est une justice incompréhensible, tellement qu’il faut parfois que nous fermions les yeux quand Dieu besogne, et que nous ne sachions point comment ni pourquoy ? »[13].

(un 2ème extrait)
« Nous voyons qu’il y a double justice en Dieu : l’une qui est toute notoire, pource qu’elle est contenue en la Loy, et qu’elle a aussi quelque conformité à la raison que Dieu nous a donnée ; l’autre qui [dé]passe toute nostre intelligence : nous ne la comprenons point donc sinon par foy, et [il] faut plustost que nous l’adorions comme une chose qui nous est cachée, attendans que le dernier jour vienne, auquel nous verrons face à face ce qui nous est maintenant obscur et caché »[14].

(un 3ème extrait)
« Quand… nous demandons si Dieu gouverne le monde, s’il dispose toutes choses en équité, il ne faut pas que nous le mesurions selon que nous le pouvons apercevoir. Et pourquoy ? Car le jugement de Dieu est trop haut… Qu’est-il donc question de faire ? Il ne faut sinon l’attendre »[15].

Pour Calvin, l’homme doit donc s’enraciner dans l’espérance, en plaçant sa foi dans la providence divine, dans la certitude que Dieu – qui est tout-puissant – peut même tirer du mal, un bien[16].

S’il fallait résumer la pensée de Calvin concernant la providence, on pourrait donc dire que, pour le réformateur, croire en un Dieu de providence permet de structurer l’ensemble de l’existence croyante. 
Le croyant est amené à reconnaître que tout au long de sa vie une puissance supérieure le protège et le conduit. Dieu est perçu comme Celui qui règne dans le monde, dirige l’histoire de l’humanité et de chaque individu.
En ce sens, le croyant construit sa vie grâce – ou à cause – de la protection de Dieu.
Pour autant, l’action de Dieu dans l’histoire ne peut être saisie que dans une perspective eschatologique. Ici bas, nous ne parvenons à discerner que « quelques marques de la providence » spéciale[17].

(2) Je vous propose maintenant d’entendre une 2nde position, différente de celle de Calvin. Il s’agit de la pensée de Paul Tillich, un théologien germano-américain du 20ème siècle.

Né en 1886, mort en 1965, Paul Tillich était un pasteur luthérien, professeur de philosophie et de théologie, qui a connu en son temps deux guerres mondiales avec l’horreur de la shoah. Chassé en 1933 de sa chaire de professeur de théologie par le régime nazi, il a émigré aux Etats unis.
Si je vous donne ces précisions, c’est qu’il me semble difficile de penser l’action de la providence divine de la même manière avant et après le 20ème siècle : après ce siècle qui a révélé l’ampleur de la barbarerie humaine, à travers l’holocauste, l’extermination systématique d’être humain pour leur appartenance ethnique ou religieuse.

Alors, bien sûr, il ne faut pas confondre l’action de la providence divine avec la profondeur du péché de l’homme – avec la force de son aliénation, de son éloignement, de sa séparation d’avec Dieu – qui aboutit à la violence, à la déshumanisation et à l’auto-destruction.
Mais, dans ce contexte du 20ème siècle, comment peut-on encore penser l’action de la providence divine, lorsque la réalité de notre monde semble si souvent être en contradiction avec la toute-puissance d’un Dieu juste et bon ?

Précisément, croire en un Dieu de providence prend ici la forme d’un défi :
La foi devient « foi paradoxale ». « Paradoxal »[18] signifie ce qui contredit la doxa, c’est-à-dire l’opinion qui se fonde sur l’ensemble de l’expérience humaine ordinaire.

Ainsi, en dépit de ce qu’il vit, malgré ce qu’il voit du monde, le croyant affirme sa confiance en Dieu. Il ne prétend pas que Dieu le préserve du malheur : le croyant n’est pas plus à l’abri que les autres du mal. Mais le croyant reçoit de Dieu la force de faire face aux peines et aux difficultés qui l’assaillent.
En ce sens, il construit sa vie dans la foi malgré les évènements malheureux.

C’est cet élément paradoxal, ce croire « malgré », « en dépit de », que Paul Tillich met avant dans la foi en la providence de Dieu.

Pour le théologien, le message qui est le cœur même du christianisme et qui rend possible « le courage de croire dans le Christ » est résumé dans l’épître de Paul aux Romains : « Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » [cf. Rm 8,38-39].
Dans son œuvre maîtresse, dans sa Théologie Systématique, Tillich prend appui sur ces versets, pour expliquer ce que signifie à ses yeux la créativité dirigeante de Dieu, sa Providence divine.

La foi en la Providence ne veut pas dire que tout est pré-vu et pré-ordonné par Dieu, mais elle donne la force de faire face aux malheurs de l’existence, dans la certitude que rien de ce qui nous écrase – la force des épreuves, l’horreur de la mort et l’angoisse de vivre – ne pourra détruire le sens de notre existence, que rien – en dépit de la souffrance et du péché – « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu »[19].

Pour éclairer cette pensée, je vous cite maintenant deux brefs extraits de prédications de Tillich :

« La foi en la Providence divine est la foi que rien ne peut nous empêcher d’accomplir la signification ultime de notre existence. La Providence n’est pas un planning divin où tout est déterminé, comme dans une machine efficace. Bien plutôt, la Providence signifie qu’il se trouve en chaque situation une possibilité de création et de salut qu’aucun événement ne peut détruire. La Providence veut dire que les forces démoniaques et destructrices, en nous et dans notre monde, n’auront jamais sur nous une emprise qui ne puisse être brisée, et que notre lien avec l’amour qui nous accomplit ne pourra jamais être rompu. Cet amour nous apparaît et est incarné dans "le Christ Jésus, notre Seigneur". […] La Providence et le pardon des péchés ne sont pas deux aspects distincts de la foi chrétienne ; c’est une seule et même chose, c’est la certitude que nous pouvons atteindre la vie éternelle, malgré la souffrance et malgré le péché »[20].

(un 2nd extrait)
« La foi en la Providence, c’est toute la foi. C’est le courage de dire oui à sa propre vie et à la vie dans son ensemble malgré les forces en marche du destin, malgré l’insécurité de l’existence quotidienne, malgré ses catastrophes et malgré l’écroulement de sa signification. […] [Le mot de "providence"] signale le courage qui permet d’accepter la vie dans la puissance de ce qui est plus que la vie. Paul l’appelle l’amour de Dieu. […] Cet amour est la puissance ultime de l’union, la victoire ultime sur la séparation. Être uni à cette puissance nous permet de dominer la vie tout en y étant parfaitement inséré. Cet amour […] nous donne la certitude qu’à aucun moment nous ne pouvons être empêchés d’atteindre l’accomplissement vers lequel toute vie se dirige. C’est le courage d’accepter la vie dans la puissance même où elle prend racine et où elle est surmontée »[21].

Voilà donc deux manières différentes de penser la foi en la providence divine.
Dans la 1ère, le croyant sait qu’il peut construire sa vie « grâce » ou « à cause de » la protection de Dieu.
Dans la 2nde, le croyant sait qu’il peut construire sa vie dans le courage de la foi, « malgré » les épreuves et les jours sombres.
Il ne s’agit pas de donner raison à l’une ou l’autre position. Ces deux manières de percevoir Dieu traduisent des expériences et des sensibilités différentes. D’ailleurs, une même personne peut passer de l’une à l’autre selon les moments de sa vie.

Alors, après cet exposé, que peut-on faire de tout cela ?
Je crois qu’un des intérêts de cette réflexion – à travers ces deux courants – est de nous montrer que la Providence est avant tout à envisager comme une affirmation de foi : une affirmation qui résonne comme un « je crois », et non comme un « je sais ».
En réalité, le croyant ignore tout des secrets de Dieu : son conseil secret, sa volonté et sa justice cachées, les moyens d’action de sa Providence. C’est en faisant valoir un principe d’ignorance devant le secret de Dieu, que chacun peut s’en remettre, dans la confiance, aux mains de Dieu.
Parce qu’il en va de la foi, la question de la Providence est d’abord de l’ordre d’un abandon, d’un dépôt, d’une remise : comment puis-je en toutes choses, en toutes situations, m’en remettre à Dieu, me confier à lui ?

Si les réformateurs ont essayé de penser la providence, nous voyons que le lieu existentiel de cette question n’est en réalité pas la théorie, mais la prière.
La foi en la providence est la foi en la prière : la foi dans le fait que je peux confier ma personne et ma vie à Dieu dans une relation personnelle, parce que par Jésus Christ, le crucifié Ressuscité, je sais que Dieu est Père : qu’il est ce Père bienveillant et bien aimant, qui ne cesse d’accueillir et de relever l’homme, qu’il est ce Père à qui je peux dire la seule prière qui résume toutes prières : « Père, je m’en remets à toi… que ta volonté soit faite » !

Parce que Dieu est ce Père qui m’offre son amour : cet amour inconditionnel qui me libère de tout ce qui peut m’écraser, il me donne la capacité de vivre debout et de recommencer avec lui.
Alors, je peux comprendre sa providence, non comme quelque chose qui me protège de toute souffrance, mais comme ce qui me soutient dans l’épreuve, pour surmonter l’adversité.
Je peux comprendre la providence comme le courage que Dieu me donne pour repartir, rebondir, et renaître à une vie nouvelle.

La providence : c’est cette offre de résurrection, cette capacité de rebondir, cette force qui ouvre nos chemins… c’est cet amour que Dieu nous offre, jusqu’au cœur de l’épreuve, quand un grain de sable, un caillou, une tempête viennent semer le trouble dans notre vie.

Précisément que faire avec tous ces grains de sable qui balayent nos vies ?

Pour tenter de répondre et pour conclure, j’oserai une image … une image un peu risquée :
Par sa providence, Dieu nous donne la force de faire ce que fait une huître quand un grain de sable vient la troubler ou l’agresser : Elle ne se recroqueville pas sur elle-même, mais elle utilise le grain de sable, elle l’intègre dans son espace, pour peu à peu en faire une magnifique perle.

Voilà qu’à l’endroit même de notre trouble, voilà qu’au cœur même de l’épreuve, Dieu nous donne la force de transformer les grains de sable en perles précieuses… des perles qu’il nous aide peu à peu à former, pour pouvoir les offrir.
Comme l’indique le psaume 30, voilà que Dieu nous donne la force de changer l’épreuve du deuil en une danse, et de faire de nos habits funèbres des parures de joie.

Alors, dans la foi en la providence, le « malgré » [ou le « en dépit de »] de Paul Tillich rejoint le « grâce à » [ou le « à cause de »] de Calvin : malgré les épreuves, grâce à son amour, Dieu nous libère et nous donne le courage de Pâques [après la croix], le courage du passage qui nous permet de vivre debout. Il nous donne la capacité de transformer les obstacles en tremplin, les fragilités en richesse, nos blessures en œuvres d’art. 

A nous alors… à nous d’accueillir la créativité dirigeante de Dieu – sa Providence – comme ce qui nous permet de devenir, nous aussi, créatif…  d’ouvrir les portes de notre atelier personnel à son amour, pour, à notre tour, pouvoir offrir au monde une image patiemment peinte à la ressemblance de son Amour.
Amen.
P.L.


[1] Cf. Encyclopédie du Protestantisme.
[2] Expression que l’on doit à G.W. Leibniz (1646-1716) dans Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal (1710).
[3] Calvin, Institution de la Religion Chrétienne (IRC), 1559/1560, Livre I. Chapitres 16 à 18 : voir ici I, 18, 1.
[4] Voir Calvin, IRC, chapitre 16.
[5] Voir Calvin, IRC, chapitre 17.
[6] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 11.
[7] Calvin, 5ème sermon sur Job.
[8] Calvin, 79ème sermon sur Job.
[9] Voir Calvin, 75ème sermon sur Job.
[10] Ce concept de double justice de Dieu est en réalité à articuler avec la distinction qu’opère Calvin entre la volonté cachée de Dieu (que l’homme ignore, mais par laquelle Dieu peut se servir des pécheurs comme d’instruments au service de sa providence) et sa volonté révélée dans l’Ecriture (que l’homme connaît et à laquelle il doit sans cesse obéir).
[11] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 5.
[12] Voir Calvin, IRC, chapitre 17. § 10.
[13] Calvin, 47e sermon sur Job.
[14] Calvin, 97e sermon sur Job.
[15] Calvin, 138e sermon sur Job.
[16] Voir Calvin, IRC, chapitre 18. § 3.
[17] Calvin, 139e sermon sur Job.
[18] « Paradoxal » ne signifie pas ce qui est contraire à la raison, ce qui est « irrationnel ».
[19] « La providence n’est pas une ingérence mais une création. Elle utilise tous les facteurs, qu’ils viennent de la liberté ou de la destinée, en orientant créativement toute réalité vers son accomplissement. […] L’homme qui a foi en la providence ne croit pas qu’une activité divine particulière changera les conditions de la finitude et de l’aliénation. Il croit, et il affirme avec le courage de la foi, qu’aucune situation, quelle qu’elle soit, ne peut le frustrer de l’accomplissement de sa destinée ultime. Rien ne peut le séparer de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus (Romains, chap. 8). […] La certitude que Dieu est le fondement de l’être et du sens fonde la certitude de sa créativité dirigeante. La confiance de toute créature (son courage d’être) s’enracine dans la foi en Dieu, son fondement créateur » (Tillich, Systematic Theology I, University of Chicago Press : ST I, p.267-270 – Théologie Systématique II, Cerf/Labor et Fides/ Presse de l’Université de Laval : TS 2, p.150-155).
[20] Tillich, Les Fondations sont ébranlées : FE, p.148-149.
[21] Tillich, L’être nouveau : EN, p.84-90. 

dimanche 23 octobre 2011

Jn 5, 1-18

Jn 5, 1-18
Lectures : 1R 19, 1-8 ; Jn 5, 1-18 
Thématique : « Veux-tu guérir ? »

Prédication : voir plus bas, après les lectures

Lectures

- 1 R 19, 1-8  (Elie se dirige vers l'Horeb)

1Akhab parla à Jézabel de tout ce qu'avait fait Elie, et de tous ceux qu'il avait tués par l'épée, tous les prophètes. 2Jézabel envoya un messager à Elie pour lui dire : « Que les dieux me fassent ceci et encore cela si demain, à la même heure, je n'ai pas fait de ta vie ce que tu as fait de la leur ! » 3Voyant cela, Elie se leva et partit pour sauver sa vie ; il arriva à Béer-Shéva qui appartient à Juda et y laissa son serviteur. 4Lui-même s'en alla au désert, à une journée de marche. Y étant parvenu, il s'assit sous un genêt isolé. Il demanda la mort et dit : « Je n'en peux plus ! Maintenant, SEIGNEUR, prends ma vie, car je ne vaux pas mieux que mes pères. » 5Puis il se coucha et s'endormit sous un genêt isolé. Mais voici qu'un ange le toucha et lui dit : « Lève-toi et mange ! » 6Il regarda : à son chevet, il y avait une galette cuite sur des pierres chauffées, et une cruche d'eau ; il mangea, il but, puis se recoucha. 7L'ange du SEIGNEUR revint, le toucha et dit : « Lève-toi et mange, car autrement le chemin serait trop long pour toi. » 8Elie se leva, il mangea et but puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb.

- Jn 5, 1-18  (Guérison d'un paralytique à Jérusalem)

1Après cela et à l'occasion d'une fête juive, Jésus monta à Jérusalem. 2Or il existe à Jérusalem, près de la porte des Brebis, une piscine qui s'appelle en hébreu Bethzatha. Elle possède cinq portiques, 3sous lesquels gisaient une foule de malades, aveugles, boiteux, impotents. [... 45Il y avait là un homme infirme depuis trente-huit ans. 6Jésus le vit couché et, apprenant qu'il était dans cet état depuis longtemps déjà, lui dit : « Veux-tu guérir ? » 7L'infirme lui répondit : « Seigneur, je n'ai personne pour me plonger dans la piscine au moment où l'eau commence à s'agiter ; et, le temps d'y aller, un autre descend avant moi. » 8Jésus lui dit : « Lève-toi, prends ton grabat et marche. » 9Et aussitôt l'homme fut guéri ; il prit son grabat, il marchait. Or ce jour-là était un jour de sabbat.10Aussi les Juifs dirent à celui qui venait d'être guéri : « C'est le sabbat, il ne t'est pas permis de porter ton grabat. » 11Mais il leur répliqua : « Celui qui m'a rendu la santé, c'est lui qui m'a dit : “Prends ton grabat et marche.”  » 12Ils l'interrogèrent : « Qui est cet homme qui t'a dit : “Prends ton grabat et marche” ? » 13Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c'était, car Jésus s'était éloigné de la foule qui se trouvait en ce lieu. 14Plus tard, Jésus le retrouve dans le temple et lui dit : « Te voilà bien-portant : ne pèche plus de peur qu'il ne t'arrive pire encore ! » 15L'homme alla raconter aux Juifs que c'était Jésus qui l'avait guéri. 16Dès lors, les Juifs s'en prirent à Jésus qui avait fait cela un jour de sabbat. 17Mais Jésus leur répondit : « Mon Père, jusqu'à présent, est à l'œuvre et moi aussi je suis à l'œuvre. » 18Dès lors, les Juifs n'en cherchaient que davantage à le faire périr, car non seulement il violait le sabbat, mais encore il appelait Dieu son propre Père, se faisant ainsi l'égal de Dieu.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 23/10/11.

« Veux-tu guérir ? » 
Etonnante question que Jésus ose poser à cet homme malade, couché sur son grabat depuis 38 ans…mais pourtant : question fondamentale !

Quelle est au juste la maladie de cet homme ?
Le rédacteur de l'évangile ne le dit pas. Mais le mot grec « astheneia » [qui signifie sans force, sans vigueur] désigne un état de faiblesse ou de maladie.

L’homme souffre d’une infirmité… comme tous ceux qui – aveugles, boiteux, desséchés – se rendent à cette piscine probatique de Bethzatha, dans l’espoir d’un miracle, dans l’espoir que les eaux bouillonnantes laveront et purifieront leurs corps fatigués et meurtris par la maladie.

Mais l’homme croit-il encore à la possibilité d’une guérison miraculeuse ? Sans doute plus ! Lui qui attend d’abord un miracle beaucoup plus simple : qu’un homme, un jour, le prenne par la main, le soutienne et le porte dans la piscine au bon moment, au moment où l’eau commence à s’agiter. Voilà 38 ans qu’il attend, et que personne ne s’est arrêté pour le conduire et le descendre dans la piscine au moment favorable.

Quel spectacle affligeant, quel monde cruel ! Pas une âme compatissante ne s’est penché sur cet homme.
Ce lieu de purification n’est en fait que le lieu du chacun pour soi, où la concurrence entre faibles prime sur toute relation humaine, sur toute solidarité.
Voilà le marché de la superstition offert aux désespérés par les tenants de la religion établie.

Il y a de quoi perdre espoir. Il y a de quoi se décourager et se résigner. Et c’est sans doute ce qu’a fait cet homme qui attend depuis si longtemps.

Mais qu’attend-il encore exactement ?
Sans doute plus rien. Enfermé dans la résignation et la maladie … fatigué, démoralisé … il vit sans espoir de changement, dans la mendicité et la pauvreté, comme un marginal, un exclus de la société, reclus dans la solitude, condamné à venir là, tous les jours, pour quémander de quoi survivre.

Le comportement de cet homme affaibli et découragé rappelle celui d’Elie, menacé de mort par le roi d’Israël Akhab et sa femme Jézabel.
Devant les épreuves qu’il estime trop lourdes à supporter, Elie – à bout de force – se couche sur le bord du chemin, refuse d’aller plus loin, et s’endort en réclamant la mort.

Voilà 38 ans que cet homme est couché sur le bord de la piscine !
L’homme fait maintenant partie du décor. Il s’est résigné à son sort. Il a renoncé à penser autrement et à espérer autre chose.
L’accoutumance, la torpeur et la résignation ont lentement tué en lui le désir d’être affranchi.
Le voilà prisonnier de son découragement, enfermé dans la répétition, réduit à la mendicité.

Alors la question de Jésus a de quoi le bousculer !
« Veux-tu guérir ? »
Littéralement : « Veux-tu devenir sain, bien-portant, sensé ? »

L’homme ne répond pas directement à la question.
Sa réponse est une objection, un « oui…mais… », qui traduit bien sa lassitude, faite de désillusion :
« Je n’ai personne pour me plonger dans la piscine quand l’eau est agitée ; et, le temps d’y aller, un autre descend avant moi » [v.7].
L’objection est sans doute fondée, mais en 38 ans, il est difficile de croire à ce seul argument. Il est difficile de croire que l’homme – s’il l’avait vraiment voulu – n’ait pas pu trouver une solution pour descendre dans cette piscine.

L’objection traduit, en tout cas, le profond découragement de cet homme, accoutumé à l’idée qu’il ne guérirait plus. [v.7]
Nous savons bien qu’il y a des situations dans la vie qui provoquent des inhibitions profondes, qu’il y a des blocages qui détruisent notre volonté, notre personnalité, et conduisent à des dépressions si graves qu’elles provoquent des troubles psychiques et physiologiques : sentiment de lassitude, d’usure, d’isolement, dévalorisation totale, perte du langage, anorexie mentale, et même paralysie des membres.
Le malade ressasse ses malheurs, s’enferme dans le passé, sombre dans la dépression.
Cloîtré dans l’isolement, il ne parvient pas à se libérer de son mal intérieur.

Alors la maladie physique se mêle à la maladie spirituelle, la paralysie du corps se fait aussi paralysie de l’âme [psyché].
Le repli sur soi, le découragement, la perte de volonté, l’enfermement dans la peur ou la culpabilité, l’absence de discernement, l’immobilisation dans l’indécision et la dépendance vis-à-vis des autres, la perte de sa liberté de décision en sont des caractéristiques bien connues.

Mais, en même temps, la question de Jésus réveille en l’homme sa volonté cachée, le désir endormi qu’il a de s’en sortir et de vivre, au-delà des arguments de son objection.

Et c’est bien là ce que cherche Jésus avec cette question : ranimer le désir de cet homme, le désir d’être relevé et restauré dans sa dignité, dans son humanité.

A la réponse de l’homme succède la parole libératrice de Jésus : une parole performatrice capable de faire ce qu’elle dit ; une parole d’autorité, dont la force persuasive fait qu’un « déclic » s’opère, qu’un « choc » se produit, qu’une « ouverture » advient.

« Lève-toi, porte ton grabat, et marche ! » [v.8]
Aussitôt l’homme semble « sain, guéri ». Aussitôt, l’homme – qui pourtant n’a toujours personne pour l’aider à descendre dans la piscine – se lève, « porte son lit et marche » [v.9]

Que s’est-il passé ?
Il a suffi d’une parole du Christ pour que le découragement et la peur fassent place à la foi.
L’homme a cru en la parole d’autorité de Jésus, en cette parole qui restaure l’homme à son humanité, et le remet debout.
Il a cru et retrouvé en lui le courage de se lever, la force de vivre. Il n’a plus d’objection à formuler. Sa faiblesse, son apathie, son absence de volonté et d’énergie sont tout d’un coup dépassés.
Il accepte désormais de se prendre en charge et de répondre à l’appel que lui adresse Jésus pour commencer une vie nouvelle.
Le voilà libéré de son enferment et de tout ce qui pouvait le scléroser : son histoire passée et ses blessures, sa peur et ses culpabilités, son découragement et sa vie insensée, perdue, sans direction, sans but.

Voilà que la rencontre avec le Christ restaure son désir d’être relevé.
Voilà que la parole du Christ le sort de son inertie et le remet debout.

Alors, aussi bien la nécessité de se plonger dans la piscine pour se purifier, que le jour du sabbat, sont oubliés.
Les bains rituels et les interdits sabbatiques ne sont plus rien à côté de Celui qui libère, qui restaure la confiance et le courage d’être.

La suite du récit nous montre que l’homme, à cet instant, ignore encore qui est Jésus, puisqu’il est incapable de dire aux autorités juives de Jérusalem qui est Celui qui lui avait ordonné de se lever en emportant avec lui son grabat, son misérable couchage.

Lorsque Jésus rencontre à nouveau l’homme – cette fois dans le temple – le ton se fait exhortatif : « Te voilà sain, bien portant : ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore ! » [v.14]
Curieuses retrouvailles ! Ici, l’avertissement de Jésus peut avoir de quoi surprendre.
Le début récit parlait d’asthénie, de faiblesse, de maladie. Et voilà que Jésus parle à présent de « péché », comme pour signifier à l’homme de prendre garde, afin de ne pas retomber dans le péché.

Quel lien doit-on faire ici entre la maladie et le péché ?

Il est évident que la maladie ou le handicap qu’un homme subit n’a rien à voir – et ne doit pas être confondu – avec le péché qu’il commet. Alors, pourquoi, Jésus dit à cet homme « ne pèche plus ! »

Je crois que Jésus veut ici mettre en avant – à côté de la réalité de la maladie de cet homme, qui l’empêchait (semble-t-il) de se déplacer facilement, et constituait un handicap à sa mobilité – le fait que l’homme n’était pas ce qu’il devait être, ne vivait pas comme il aurait dû.

Le péché de l’homme auquel Jésus fait référence ici, est – il me semble – son manque patent de volonté et de courage, l’enfermement dans lequel il s’est lui-même prostré et anéanti.
Voilà 38 ans qu’il s’est trompé de chemin, 38 ans qu’il attend, sans bouger d’un iota, que quelqu’un le prenne en charge et le descende dans la piscine.
Voilà 38 ans qu’il n’a pas choisi la vie [Dt 30], mais ce qui est mortifère, en se laissant décourager par la maladie et la peur, en se laissant enfermer dans l’immobilisme et la répétition aliénante de la même vie insensée, jours après jours.
Voilà 38 ans que cet homme ne compte que sur les autres, sans faire usage de sa volonté et de sa liberté, 38 ans que cet homme vit comme une épave, allongé sur son lit de misères, loin de sa vocation d’être humain, de sa vocation d’enfant de Dieu, auquel tout homme est pourtant appelé.
Imaginez-vous : 38 ans. Quel gâchis humain !
Alors le péché de cet homme, c’est – je crois – tout ça ! Ce n’est évidemment pas la maladie physique en elle-même, mais c’est tout le reste : c’est le fait qu’il se soit laissé égarer et enfermer dans une vie privée de sens, de direction, de signification. C’est le fait qu’il ait laissé s’éteindre en lui la flamme du désir de guérir, la flamme de l’espérance, la flamme de la confiance.

Bien entendu, l’homme avait de véritables circonstances atténuantes : l’épreuve physique et réelle de la maladie.
Pour autant, les paroles de Jésus – aussi bien son « veux-tu guérir ? » [v.6], que son « ne pèche plus ! » [v.14] – montre que l’homme s’était fourvoyé et dirigé dans une impasse, en se résignant au découragement, en réduisant sa personne et sa vie à sa seule maladie.

Ici, les paroles de Jésus [v.6 & 14] laissent entendre que le signe de la « guérison » a été en même temps « pardon du péché ».
L’homme – ressuscité, remis debout par la puissance de la Parole du Christ, sauvé dans son corps et son âme [Psyché] – est, dès lors, appelé à vivre pleinement en sauvé[1].
Jésus lui demande maintenant de « porter » son grabat. C’est-à-dire non seulement de vivre debout, en homme libre, mais de prendre sur lui, de supporter la part qui lui revient, en ayant une vie digne, en décidant de poursuivre dans la dynamique ouverte par Jésus, en faisant correspondre ses actes à son nouvel état, sans jamais retomber dans la routine du découragement, sans jamais revenir à son ancien chemin qui l’avait conduit dans l’impasse du désespoir.

Autrement dit, parce que Jésus offre à cet homme une vie nouvelle, il lui donne la possibilité de porter son passé, de porter sa charge, sans s’y laisser enfermer. Il restaure son être, en lui donnant la possibilité de reconfigurer son histoire, afin de lui donner – à présent – un sens, une direction, un but, afin de vivre désormais en homme libre, sous le regard de Dieu.
Alors le passé que cet homme doit porter avec lui n’est plus là comme ce qui le conditionne ou l’emprisonne. Jésus l’a délié du poids de ce qui l’écrasait. Mais ce passé lui appartient comme ce qui a construit son expérience et son histoire, et comme ce qu’il devra emporter avec lui et garder dans un coin de sa mémoire, pour vivre libre, sans retomber dans l’enfermement qui l’avait rendu esclave durant toutes ses années.

Par ailleurs, l’évangile nous montre que cet homme n’a pas été le seul à se fourvoyer dans cette histoire. La réaction des autorités juives est elle aussi étonnante. Voilà que l’homme guéri est critiqué parce qu’il porte son lit un jour de sabbat. Quelle ironie !
Sans doute aurait-il fallu que cet homme reste couché une journée de plus !

Quoi qu’il en soit, le miracle est complètement éclipsé, et ce qui retient l’attention des autorités juives est secondaire et dérisoire : c’est que cet homme ne respecte pas le sabbat, parce qu’il travaille, parce qu’il porte une charge un jour de repos.

Alors l’homme répond à sa mise en accusation. Celui qui avait dit : « je n’ai personne » prononce maintenant un nom : celui de Jésus.

Mais aveuglés par une obéissance servile à la Loi, les autorités juives sont incapables de se réjouir de la guérison de cet homme. Ils y voient seulement la transgression de l’interdit lié au repos sabbatique, transgression qui émane de Jésus.

La réponse de Jésus à leur encontre est éloquente, mais elle ne peut être reçue que par ceux qui l’accueillent comme le Christ : « Mon Père, jusqu’à présent, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » [v.17].
Dieu ne cesse de poursuivre son action créatrice et de soutenir l’univers, y compris pendant le sabbat. Chaque jour, il prend soin de ses créatures, il soutient les hommes et les sauve. Son amour et sa providence ne connaissent pas de repos.
A l’image de son Père, Jésus signifie qu’il participe précisément à cette action providentielle, qu’il vient révéler le salut de Dieu.
Jésus vient manifester l’amour du Père, et pour cela… pas question d’attendre le lendemain !

Contrairement à ce que veulent croire les autorités juives [selon l’évangile de Jean], Jésus ne vient pas ici se faire « l’égal de Dieu » [cf. Ph 2, 6], mais rendre manifeste sa Parole, une parole qui transforme ceux qu’elle touche, y compris le jour du sabbat.

Cette polémique autour du sabbat peut nous interroger – nous aussi – sur ce que nous entendons par « écouter la Parole de Dieu ».
Le Sabbat – qui correspond, pour nous, au repos du dimanche – est le temps de l’écoute de la Parole et de la rencontre avec Dieu. Mais ce n’est pas un temps d’inactivité.
Ecouter la Parole, c’est bien sûr l’entendre, s’en imprégner, mais c’est aussi la vivre et la mettre en pratique.
Le sabbat « dominical » est ce temps qui marque le renouvellement de notre désir de vivre avec Dieu, d’écouter sa Parole, pour suivre le Christ.

Or, le récit biblique indique que cet homme n’avait trouvé personne pour l’épauler en 38 ans. Il y a de quoi s’interroger sur la mise en pratique de la Parole de la part de tous ceux qui avaient pu l’entendre. 
Et cette question ne regarde pas que les juifs d’autrefois, elle nous concerne également aujourd’hui… nous qui sommes appelés à vivre de la Parole que nous recevons, dans le quotidien de notre existence.

Alors, frères et sœurs, que peut-on retenir aujourd’hui de cette méditation ?

A nous qui sommes parfois rendus « infirmes » par les épreuves de la vie, à nous qui nous sentons « inaptes » ou « incapables » face à telle ou telle situation, à nous qui nous sentons parfois « paralysés » par nos peurs ou nos doutes, nous qui ne parvenons pas à sortir de nos enfermements, d’une histoire trop lourde à porter, des habitudes impossibles à abandonner, d’un passé devenu sclérosant, l’Evangile nous annonce ce matin la délivrancela libération.

Le Christ vient réveiller en nous la flamme cachée, le désir et l’espérance qui étouffent sous le poids de nos fardeaux accumulés.
Les paroles de Jésus nous appellent ce matin à nous lever, à laisser là nos enfermements, à prendre avec nous notre passé, pour aller vers la source qui accueille et qui guérit toutes nos détresses.
L’Evangile nous offre de vivre debout, une existence d’hommes et de femmes libres, dans la confiance en Celui qui nous offre le baume de son amour pour guérir nos blessures.

« Veux-tu guérir ? »
« As-tu le courage de sortir de ton découragement ? »
Voilà la question que nous adresse le Christ, ici et maintenant.

Le Christ est toujours prêt à intervenir dans nos vies, mais le voulons-nous vraiment ?
Sommes-nous prêt à sortir de nos habitudes, de nos routines, de nos découragements ?
Acceptons-nous le risque d’être dérangé, d’être bousculé, d’être transformé ?

« Veux-tu guérir ? » dit Jésus à cet homme.
Le Christ ne s’impose pas. Il n’agit pas sans l’homme. Il ne contraint pas sa liberté.
Son action requiert d’abord le désir et la volonté de l’homme.           

Alors la résurrection est le fruit d’une action commune :
- En Jésus Christ, Dieu fait « l’impossible », il m’offre sa grâce, malgré ma misère :
« Lève toi ! »
Il me propose un autre chemin ; il m’offre la puissance de sa résurrection.
- Mais, il me demande de faire « le possible », de vivre courageusement dans la foi :
« prends ton lit, porte ton grabat, et marche ! »
Il m’appelle ainsi à ne pas me reposer sur mes faiblesses et mes infirmités, mais sur lui seul, lui qui m’apprend à marcher à ses côtés, jour après jour, dans la confiance.

« Veux-tu guérir ? »
« Veux-tu changer ? »
« Veux-tu que je te transforme ? »
Voilà la vraie question qu’il me pose… voilà la question qu’il nous pose.
Amen !
P.L.


[1] On peut remarquer que le mot « sain » revient 7 fois dans le récit, ce qui semble bien appuyer le motif d’un « salut intégral ». 

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Cher Pascal,

J'ai l'impression de m'être pris un ouragan en pleine tête en lisant ça! Et j'entends au loin, ou plutôt au plus profond de moi un "Talitha koum!"
Et ça me donne sacrément envie, (et plus qu'une envie, ça m'aide et me remets en marche), de me relever, et de dire un immense OUI à toutes ces dernières question.

Et ...choisir la vie!

Audrey

dimanche 16 octobre 2011

Lc 15, 11-32

Lc 15, 11-32
Culte-Prédication autour de « la parabole des deux fils perdus »

Lectures : Es 25, 6-9 ; Lc 18, 9-14 ; Lc 15,1-3 & 11-32
Thématique : Dieu attend ses enfants les bras ouverts … il nous appelle à accueillir, à vivre, et à nous réjouir – avec nos frères – de sa grâce miséricordieuse et de son amour inconditionnel.

Prédication : voir plus bas, après les lectures


Accueil (Bienvenue…) + Au début du culte (ci-dessous)

Je vous propose de vivre aujourd’hui un temps de culte un peu inhabituel : un temps où nous pouvons à la fois nous mettre à l’écoute de l’Evangile et louer Dieu en chantant.

Je vous propose ce matin de relire une parabole bien connue… la parabole du « fils prodigue »…ou plutôt du « père prodigue »… et de prendre du temps pour redécouvrir la Bonne Nouvelle que cette parabole nous offre… de prendre du temps pour déguster, mâcher et digérer la Bonne Nouvelle que Jésus nous adresse à travers cette parabole.

En général, pour bien digérer un repas copieux, il ne faut pas manger trop vite, et il faut surtout marquer des temps de pause entre les plats. C’est ce que je vous propose ce matin avec cette parabole qui constituera le cœur de notre liturgie : Nous alternerons l’écoute de la Parole, la méditation et les chants qui nous permettrons de digérer et d’intégrer progressivement tous les nutriments que nous offre la Parole, pour qu’elle puisse nous nourrir et nous transformer de l’intérieur… pour que nous puissions l’ingérer, l’intégrer et faire corps avec elle.

Grâce + chant

Illumination + Lecture (voir textes bibliques cités plus haut) + chant

Lectures

- Es 25, 6-9  (Un festin pour tous les peuples)

6Le SEIGNEUR, le tout-puissant, va donner sur cette montagne
un festin pour tous les peuples,
un festin de viandes grasses et de vins vieux,
de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés.

7Il fera disparaître sur cette montagne
le voile tendu sur tous les peuples,
l'enduit plaqué sur toutes les nations.

8Il fera disparaître la mort pour toujours.
Le Seigneur DIEU essuiera les larmes sur tous les visages
et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple.
Il l'a dit, lui, le SEIGNEUR.

9On dira ce jour-là : C'est lui notre Dieu.
Nous avons espéré en lui, et il nous délivre.
C'est le SEIGNEUR en qui nous avons espéré.
Exultons, jubilons, puisqu'il nous sauve.

- Lc 18, 9-14  (Parabole du Pharisien et du collecteur d'impôts)

9Il dit encore la parabole que voici à certains qui étaient convaincus d'être justes et qui méprisaient tous les autres : 10« Deux hommes montèrent au temple pour prier ; l'un était Pharisien et l'autre collecteur d'impôts. 11Le Pharisien, debout, priait ainsi en lui-même : “O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, qui sont voleurs, malfaisants, adultères, ou encore comme ce collecteur d'impôts. 12Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme de tout ce que je me procure.” 13Le collecteur d'impôts, se tenant à distance, ne voulait même pas lever les yeux au ciel, mais il se frappait la poitrine en disant : “O Dieu, prends pitié du pécheur que je suis.” 14Je vous le déclare : celui-ci redescendit chez lui justifié, et non l'autre, car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé. »

- Lc 15, 1-3  (Jésus et les pécheurs)  & 11-32  (Parabole du fils retrouvé)

1Les collecteurs d'impôts et les pécheurs s'approchaient tous de lui pour l'écouter. 2Et les Pharisiens et les scribes murmuraient ; ils disaient : « Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! »
3Alors il leur dit cette parabole : […]
11Il dit encore : « Un homme avait deux fils. 12Le plus jeune dit à son père : “Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.” Et le père leur partagea son avoir. 13Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre. 14Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence. 15Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs. 16Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait. 17Rentrant alors en lui-même, il se dit : “Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim ! 18Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. 19Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers.” 20Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. 21Le fils lui dit : “Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils...” 22Mais le père dit à ses serviteurs : “Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. 23Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, 24car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.” « Et ils se mirent à festoyer.25Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. 26Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était. 27Celui-ci lui dit : “C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.” 28Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier ; 29mais il répliqua à son père : “Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. 30Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui ! ” 31Alors le père lui dit : “Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. 32Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.”  »


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, 16/10/11  (interrompue par des chants)
(inspirée d’un ouvrage de J-M Gobert, Sous le regard de Dieu, Olivetan, 2008, p.57-77.)

Quel titre pourrions-nous donner à cette parabole bien connue ?

Il me semble que le titre habituel « parabole du fils prodigue » ne rend pas vraiment justice à l’ensemble de la parabole, parce qu’il oublie deux des trois personnages principaux : le père et le fils aîné.

Si l’on observe le rôle central occupé par le père, nous pourrions davantage l’appeler « la parabole du père prodigue » ou « la parabole de l’amour du père »[1]. Car c’est bien de cela dont il est question ici : d’un père qui dissipe son amour sans compter, qui attend et accueille chacun de ses enfants quoi qu’il fasse.

Mais un autre titre pourrait également convenir à cette histoire : « la parabole des deux fils perdus »[2]. Car elle nous montre l’attitude ambivalente de l’homme face à Dieu.

-       Attitude de l’homme qui ressemble à ce fils cadet, à la fois, insolent lorsqu’il entreprend de devancer le moment du partage de l’héritage, « dissipateur, dilapidateur de biens » [c’est le sens du mot « prodigue »], et pénitent lorsqu’il prend réellement conscience de sa situation. 
-       Attitude de l’homme qui ressemble aussi à ce fils aîné, un homme de devoir, droit dans ses bottes, mais en même temps mesquin et enfermé dans une attitude de jalousie et de mépris vis-à-vis de son frère.

Il est relativement facile de s’identifier au fils cadet. Dans la mesure où la dilapidation des biens donnés par le père constitue bien une image, une métaphore de nos propres vies pécheresses, lorsque nous ne voulons pas vivre sous le regard du Père.
Mais en nous comparant au fils prodigue, nous nous donnons aussi le beau rôle. Car nous nous imaginons consolés, accueillis avec chaleur à une fête organisée pour notre personne, par un père pardonnant, quoi qu’il arrive.

Il est, en revanche, plus difficile d’oser s’identifier avec le fils aîné. Dans la mesure où son attitude antipathique et sa colère peuvent paraître de mauvais goût, quand l’heure est à la fête et aux retrouvailles, et non à quelques bouderies jalouses.

Pourtant, la parabole nous montre ici deux aspects différents du caractère de l’homme.
A côté du repentir « sympathique » du cadet, il ne faut pas oublier le frère aîné – le pharisien que nous sommes de temps à autre – même si nous le trouvons trop mesquin pour nous ressembler.

Précisément, il faut s’interroger sur les raisons de la colère de l’aîné, face au déploiement de tant de festivités pour son vaurien de frère cadet.
A bien y regarder, comment le fils aîné pourrait-il se réjouir face à l’organisation d’une fête pour son frère, alors qu’il n’en a même pas été averti par son père ?

Cette colère révèle en fait l’incompréhension de l’aîné face à son père. Elle révèle un profond malentendu sur la manière dont le fils envisage et comprend sa relation filiale avec son père.
L’aîné inscrit cette relation dans le devoir, plutôt que dans la gratuité de l’amour. Alors lorsqu’il découvre le véritable visage de son père, à travers la puissance de sa miséricorde, il ressent un profond sentiment d’injustice.

Ne se serait-il pas trompé sur son père ? et sur ce que son père attendait de lui ? Pourquoi avoir fait tant d’efforts pour être à la hauteur de l’amour de son père, pour mériter sa place ? Alors que finalement le père accueille son enfant même lorsque celui-ci lui est infidèle ! Pourquoi tant d’efforts pour répondre à ce que lui-même imaginait que son père attendait de lui ? Alors que finalement le père ne demande pas à son enfant d’être un fils parfait, et de devoir mériter sa place de fils !

C’est précisément sur cette question de « l’image » du Père et de notre relation avec lui, qu’il faut situer le contexte de cette parabole dans l’évangile de Luc.
A cet instant, Jésus accueille les collecteurs d’impôts, considérés comme des pécheurs. Et cet accueil est évidemment très mal vu par les pharisiens qui inscrivent leur relation à Dieu dans la stricte application des préceptes de la Loi.
Avec cette histoire, Jésus répond à leurs récriminations et à leurs murmures.

Le fils aîné de cette parabole est le personnage qui, d’une certaine manière, ressemble à ces pharisiens irréprochables.
On pourrait oser mettre dans sa bouche la prière du pharisien qui prie en disant : « Ô Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes… » [Lc 18.11], et l’on pourrait ajouter : « que je ne suis pas comme ce frère, ce vaurien ! »

Mais ici l’orgueil du fils aîné est troublé par le pardon de son père pour le fils cadet.
Ce fils aîné, qui est sans doute un homme de devoir et de fidélité, souffre ici d’un sentiment d’injustice, parce qu’il est plein de sa propre justice, parce qu’il a du mal à admettre que la grâce de son père puisse être aussi éclatante, parce qu’il ne comprend pas que la miséricorde de son père dépasse sa propre conception – toute humaine – de la justice, enracinée dans la réciprocité du donnant-donnant.

A travers la figure de ce père de famille, Jésus révèle la bonté sans mesure du Père :
Dieu le Père ne punit pas son fils rebelle ou infidèle – en réalité, celui-ci s’est déjà puni lui-même, en subissant les conséquences de son éloignement – mais il l’accueille sans s’imposer, sans reproches, sans exigences.
Et c’est cette réaction du père qui surprend : l’extraordinaire accueil et compassion du père, qui reçoit et accepte son enfant sans condition, sans critique, sans en rajouter.

A l’image de ce Père, Jésus rend lui-même manifeste cet accueil inconditionnel avec les pécheurs et les collecteurs d’impôts. C’est là une cause de scandale pour les pharisiens !
Et c’est la bonne nouvelle que nous redit l’évangile de ce matin : Dieu ne nous juge pas ! Mais, il nous aime et nous accueille tels que nous sommes ! Voilà un motif de réconciliation et de joie ! Voilà de quoi mettre un terme à toutes les fausses images que nous construisons lorsque nous imaginons que Dieu serait un juge impitoyable, méchant, pervers ou indifférent.

----- pause : chant (Louange)   -----

(v.11.12.13) « Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : "Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir." Et le père leur partagea son avoir. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre. »

La 1ère partie de la parabole nous montre deux personnages :
- Un Père, d’abord, qui ne manifeste aucune résistance à la demande extravagante de son fils. Sans être spécialiste du droit hébreu, on peut supposer sans risque qu’il ne suffisait pas à un fils de demander sa part d’héritage pour que le père se trouve contraint d’obtempérer aussitôt.
Pourtant, ici, l’évangéliste Luc nous montre un père qui accorde toute liberté à son enfant. A l’opposé de toute autorité paternelle, sans réticence, le père s’exécute simplement et répond favorablement à la demande de son fils.

- Un fils cadet, ensuite, qui entend bien faire prévaloir ses droits, et se réaliser seul, par lui-même, en toute autonomie.
Dans sa quête éperdue d’indépendance, le jeune homme part, avec sa part d’héritage, le plus loin possible. Il s’imagine qu’une vie nouvelle s’ouvre à lui, rendue possible par l’argent. Ses désirs de liberté sont alors libérés, mais, dans cette liberté – dans ce mirage de liberté – qu’il a confondu avec une indépendance radicale, il n’y a plus que lui, son argent, et un pays lointain.
Et très vite, la puissance dissolvante de cette fortune va se déployer. Voilà qu’il s’appauvrit au fur et à mesure qu’il satisfait, sans modération, ses désirs d’indépendance, loin de la présence du père.

Alors cette terre lointaine – qui devait être un nouvel « éden » – devient, au contraire, « le pays de l’oubli »[3] : un sol ingrat, un lieu de famine, de manque et de déracinement… où le fils oublie le Père et son identité de fils.

Sa quête de liberté loin du père débouche sur la misère et l’aliénation. Loin de l’abondance attendue, le fils commence à se trouver dans l’indigence.

Face à cela, le premier mouvement du fils n’est pas du tout celui d’une conversion, d’un retournement. Au contraire, il s’agit pour lui de se battre, pour maintenir son indépendance, et demeurer, coûte que coûte, en ces lieux déshérités.
Des rencontres d’infortunes le font devenir gardien d’un troupeau de cochons. Quelle humiliation pour un homme juif !
Cette fois, l’homme est devenu pauvre et misérable. C’est un ventre-creux taraudé par la faim qui aimerait simplement se bourrer l’estomac avec la nourriture des porcs.

C’est à partir de cette situation peu enviable de porcher et de crève-la-faim que la parabole situe les prémisses d’un chemin de « conversion » qui semble – en même temps – quelque peu « intéressé ».

À ce stade de l’histoire – on le voit déjà – c’est la revendication de l’héritage qui pose problème. En demandant sa part d’héritage du vivant de son père, le fils cadet réagit comme s’il ne voulait plus rien à voir avec lui.
Ce n’est pas ici une séparation qui construit, mais une fuite qui détruit. C’est une rupture totale. Le fils cadet semble fuir l’éducation reçue et tous les enseignements que lui a donné son père. En gardant les cochons – animaux considérés comme impurs chez les juifs – il renie l’héritage culturel et religieux transmis par son père.

Mais une fois réalisé son rêve d’autonomie et de toute-puissance, le cadet réalise sa pauvreté et l’impasse dans laquelle il se trouve.
Coupé de son père, de la source de la vie, il finit par prendre conscience qu’il a perdu le sens de son être, de sa vie, qu’il a perdu son identité.
C’est précisément la prise de conscience de cette perte, de ce manque, qui le met en marche, qui lui ouvre un chemin nouveau, un chemin d’espérance vers l’Autre, vers son Père.

On le voit ici : Vivre un échec n’est pas un malheur lorsqu’on arrive à en prendre conscience, à le reconnaître et à le surmonter en se tournant vers Celui qui ne cesse de nous accueillir, malgré nos détours et nos faiblesses.

Alors "Revenant en lui-même" ou "rentrant en lui-même", le fils comprend peu à peu son égarement, mesure son éloignement : (v.17.18.19) « il se dit : "Combien d’ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim ! Je vais aller chez mon père et je lui dirai : "Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers." »

Face à la faim, l’humiliation, et la déchéance sociale, s’impose, peu à peu, la mémoire de ce père laissé le plus loin possible.
Mais, à vrai dire, ce souvenir, cette mémoire retrouvée n’a rien d’un examen de conscience bien flatteur. Au tout début, il s’agit quasiment d’un calcul, d’un examen permettant de comparer deux situations :
- D’un côté, la situation présente, concrète, au milieu de la famine et des cochons.
- De l’autre, la situation des salariés du père, bien nourris, qui « ont du pain de reste ».
À choisir, mieux vaut devenir salarié du père que de continuer à s’épuiser à survivre dans ce pays lointain.
Alors, le fils anticipe son arrivé, il l’imagine. Et cette anticipation reste très ambivalente : prise à la fois entre les prémisses d’une conversion et un calcul qui semble bien intéressé.

D’un côté, le cadet pense en des termes précis, d’abord celui du péché : « j’ai péché, je me suis égaré, je me suis trompé de chemin ». Et il prend conscience d’avoir péché non seulement contre « son père », mais aussi contre « le ciel », pour n’avoir pas « honorer » son père, contrairement à ce qu’exige la 5ème des paroles de l’alliance rapportée par Moïse, c’est-à-dire un des dix commandements du livre de l’exode [en Ex 20,12].
Je cite : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur, ton Dieu ».
L’autre terme précis employé par le jeune homme est l’adjectif « digne » : « je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ».

D’un autre côté, il semble y avoir aussi une certaine ambiguïté, lorsque le fils ajoute à cette confession la 2nde partie de la phrase : « traite-moi comme un de tes ouvriers ». Ici, avec cette 2nde partie, il n’est plus question de conversion, mais d’un simple calcul, car, face à l’impératif vital de manger, même si le cadet en venait à perdre son titre de fils, pour être « rétrogradé » à celui de salarié, il resterait gagnant, puisque même en tant que simple salarié, il serait sûr d’être bien traité et bien nourri.

----- pause : chant (Repentance)   -----

C’est alors que l’Evangile nous en dit davantage sur le véritable visage du Père : (v.20.21.22.23.24) « Il alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut ému aux entrailles : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : "Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs : "vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé." Et ils se mirent à festoyer. »

Bouleversé, pétri d’émotion, le père voit son fils alors qu’il est encore loin. Sans hésitation, son regard reconnaît immédiatement la silhouette de son fils, comme si ce père n’avait jamais cessé d’espérer et d’attendre le retour de ce fils perdu.

La miséricorde du père se dit ici par tous ses gestes : - D’abord, il court vers son fils pour aller au-devant de lui et lui éviter d’avoir à faire les derniers pas de son chemin de repentance. - Ensuite, dans le silence et l’écoute, il laisse à son fils le temps de dire une partie de ce qu’il avait préparé dans son coeur : il n’est plus digne d’être appelé « fils ». - Enfin, la miséricorde du père se montre encore, de manière stupéfiante, en ce qu’il ne permet pas à son fils de dire l’ensemble de ce qu’il avait prévu. Après la confession de son indignité, le fils ne pourra pas dire la 2nde partie de sa phrase : « traite-moi comme un de tes ouvriers » : cette partie qui ne relevait que d’un petit calcul.

A la place du calcul du fils, voilà qu’une fête est donnée par le père.
Le programme festif du père court-circuite et engloutit celui du fils.
Le père explique même à ses serviteurs la raison de tous ces préparatifs : son fils est « ressuscité » ! Il « était mort, et il est revenu à la vie » [v.24].

Le fils lui, dans sa confession, reconnaît son indignité filiale.
Par ces paroles, il s’extirpe de la logique de la revendication par laquelle il s’était perdu, en réclamant sa part d’héritage et son autonomie, pour entrer dans une autre dimension : celle de l’humilité et de la reconnaissance.
Par ces paroles – et appuyé tout contre son père, qui ne lui demande rien, qui n’exige rien – le fils dit ici le cœur de toute prière chrétienne : Je ne suis pas digne d’être appelé ton fils, et pourtant, c’est toi, Père, que je prie.
La reconnaissance de cette indignité est rendue possible par l’attitude du père qui vient au-devant de son fils se jeter à son cou.

Les pharisiens, auxquels Jésus donne cette parabole, jugeaient indécente l’attitude de Jésus qui faisait bon accueil aux pécheurs et aux collecteurs d’impôts.
Par cette parabole, Jésus confirme en un sens le bien fondé de leur irritation.
Oui ! l’amour de Dieu, la démesure de son pardon est indécente, comme ce geste d’un père qui se jette au cou de son fils.

Alors, frères et sœurs, que retenir déjà de la 1ère partie de cette parabole ? 

Grâce au regard miséricordieux de ce père, qui accueille son fils, sans condition, dans la joie et la gratuité de l’amour, je crois que nous pouvons comprendre que le fait de reconnaître sa propre misère… que le fait de se reconnaître sans dignité filiale devant ce Père rend véritablement possible la rencontre et la communion avec Lui.
C’est ce que nous dit aussi la 1ère des béatitudes : « Heureux ceux qui se savent pauvres en eux-mêmes, le Royaume des cieux est à eux ! » [Mt 5,3].
Voilà que celui qui se reconnaît pauvre en lui-même se sait fondamentalement heureux, car il se sait accueilli et en communion avec Dieu.

Ainsi, malgré notre pauvreté, nos turpitudes, nos parcours sinueux, et nos pauvres calculs, Dieu ne nous accable pas, mais, au contraire, nous accueille tels que nous sommes.
Le Dieu de Jésus-Christ est ici ce père blessé qui nous attend, qui regarde à l’horizon et qui ne demande qu’à nous reconnaître pour venir au-devant de nous.
Et lorsque nous approchons, il vient à notre rencontre, à nos côtés, comme un père tendre et bien aimant, qui nous invite aux retrouvailles et à la fête.
Alors, cette présence de Dieu rétablit notre liberté véritable, et nous sommes remis debout en homme libre.
C’est ce que symbolisent ici, dans la parabole, les sandales passées aux pieds de ce fils, et l’anneau qui lui est remis, en signe d’identité filiale.

Voilà donc une « figure » de Dieu que cette parabole nous propose :
Dieu est Celui qui attend, qui nous attend plein d’espérance.
Il est ce père qui accueille et qui pardonne, et qui nous offre de ressusciter.

Le fils, qui est passé de la mort à la vie, sait que, grâce au pardon du père, il sera toujours fils.
Ainsi, la grâce de Dieu nous donne ou nous re-donne notre identité profonde : une identité imprenable, notre identité de fils.

----- pause : chant (Pardon)   -----

Mais le frère aîné, lui, ne va pas comprendre l’attitude de ce père, ni ce passage de la mort à la vie effectué par ce jeune frère.

(v.25.26.27.28.29.30) « Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était. Celui-ci lui dit : "C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé." Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier ; mais il répliqua à son père : "Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des prostituées, tu as tué le veau gras pour lui !" »

Le fils aîné est en colère. Il se sent humilié. Il ne comprend pas l’attitude de son père qui tue le veau gras et organise une fête pour son fils cadet, alors que ce jeune fils a eu un comportement irresponsable et a dilapidé sa part d’héritage, contrairement à lui, l’aîné, qui a toujours su faire fructifier sa part, par son labeur et sa fidélité.

La colère de l’aîné se montre aussi bien par son refus d’entrer dans la maison en fête, que par son refus d’utiliser le mot « frère » pour désigner son cadet, puisqu’il le nomme « ton fils », comme pour bien marquer sa volonté de n’avoir rien en commun avec ce vaurien de frère.

L’aîné exprime ici de la rancœur, de l’amertume, un sentiment d’injustice, et même du ressentiment vis-à-vis de son père.
Lorsqu’il découvre l’étendue de la miséricorde de son père, celle-ci lui paraît scandaleuse, parce qu’elle ne correspond pas à l’image qu’il s’était forgé de lui.
Il pensait peut-être avoir un père exigeant, intransigeant, ou dur [cf. Mt 25,24], mais le retour de son cadet lui révèle le vrai visage du père.

L’aîné ne parvient pas à se réjouir de l’attitude miséricordieuse de son père, parce qu’elle lui paraît injuste, à vue humaine, parce qu’il s’était forgé sa propre conception de la justice, à l’image du légalisme pharisien.
Lui qui vivait dans une relation de servilité vis-à-vis de son père, enfermé dans une obéissance soumise et paralysante, plus proche de la situation d’un esclave que de celle de fils, il n’admet pas que son père soit différent, soit tout autre que ce qu’il avait imaginé.
Lui qui vivait sous la Loi, il est désormais confronté à l’Amour du père plus fort que la Loi. Et il ne comprend pas comment son père peut montrer une miséricorde aussi rapide, aussi festive, sans contreparties, sans reproches, sans même un temps de mise à l’épreuve.
Lui qui s’inscrivait dans la logique du devoir, dans celle du mérite et de la rétribution, basée sur la réciprocité du donnant-donnant, il a du mal à admettre que son père puisse vivre dans une autre dimension : celle de la grâce, qui aime, qui accueille et qui pardonne, au-delà de tout esprit comptable, d’un amour totalement gratuit et inconditionnel.

En d’autres termes, la réaction du fils aîné montre qu’il était toujours resté à côté de son père, mais sans véritablement le comprendre.
Il vivait dans l’obéissance, sans savoir ce que signifie « aimer ».
Sa réaction de colère – emprunte de mesquinerie et de jalousie – révèle précisément sa souffrance et son incompréhension.

Sans doute faut-il aussi entendre dans cette colère du fils l’émergence d’un désir :
L’aîné prend conscience de son désir à l’instant même où son père fait un don à son frère. A cet instant, il découvre l’ampleur de l’amour de son père, et son frère devient son concurrent.
Ainsi apparaît la jalousie de celui qui n’a pas compris que son père offre le même don d’amour, propose la même communion à chacun de ses enfants.

Face à ce torrent de colère, le père, lui, a une attitude admirable :
Non seulement, il a quitté la fête pour porter attention à son fils aîné et le prier de rentrer, mais surtout, il écoute son fils en silence. Et il parvient à trouver les mots justes :

(v. 31.32) « Alors le père lui dit : "Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé." »[4]

D’abord, le père s’adresse à son fils en colère, en le nommant affectueusement « mon enfant ». Puis il ajoute : « toi, tu es toujours avec moi ». Ce qui invite le fils à prendre conscience que, dans sa colère et sa révolte, il reste en communication, en relation avec son père. Enfin, il ajoute encore : « tout ce qui est à toi est à moi ». Ce qui permet de dissiper un terrible malentendu.
A cet instant, le fils aîné se sent éloigné de son père, voire étranger ou ignoré de lui, - parce qu’il en restait à une compréhension morale, s’exprimant en termes de devoir vis-à-vis de son père, - parce qu’il attendait de son père quelques récompenses ou gratifications pour le prix de sa fidélité et de son comportement irréprochable, - parce qu’il s’était forgé une image erronée de son père qui correspondait à son propre orgueil, à sa propre justice, à sa volonté d’être toujours parfait, irréprochable et peut-être même le premier, le meilleur.

Par cette parole : « tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi », le père signifie ici à son fils ce qu’il ne savait pas : à savoir, qu’il est toujours en communion avec lui.
Il répond ainsi au cri de colère de son fils qui exprimait son besoin de relation et d’attention. Et il l’invite, par là, à quitter tous ses enfermements, toutes ses certitudes, toutes les fausses images qu’il avait pu se forger, tout orgueil ou toute idée de rétribution, pour, au contraire, se libérer, s’ouvrir à la fête, et s’émerveiller, à son tour, du mystère d’une miséricorde qui dépasse nos clichés et nos repères humains.

La parabole s’achève ainsi… sur des points de suspension… interrogatifs.
Nous ne savons rien de la suite de cette relation filiale. Nous ne savons pas comment le fils aîné va répondre à l’invitation de son père.
Va-t-il finir par comprendre que le don que le père offre à son fils cadet, en signe d’accueil, d’amour et de joie, pour fêter son retour… que ce don, il peut, lui aussi, le recevoir et en jouir ? Va-t-il comprendre que la surabondance de l’amour du père lui permet d’offrir ce don à chacun de ses enfants ? Va-t-il comprendre que ce don offert à son frère ne le prive de rien, puisqu’il peut à tout moment vivre cette même communion avec son père ?

Pour s’ouvrir à la fête, le fils aîné devra se laisser transformer par l’amour du père : amour scandaleux, démesuré, débordant pour chacun de ses enfants.
C’est en comprenant qui est véritablement son père que l’aîné pourra s’ouvrir à la fête. Et c’est lorsque celui-ci aura rejoint la fête que le Père pourra vraiment être comblé de joie.
En attendant, le père attendra son enfant, car, à la fin de la parabole, c’est cette fois une conversion de l’aîné que le Père attend.

----- pause : chant   -----

Cette parabole des deux fils montre finalement une sorte de retournement :
- Le cadet, le fils prodigue a appris l’humilité parce qu’il s’est retrouvé affamé, dans le manque. Cette faim et cette humilité lui ont permis de découvrir la miséricorde du père.
- Le fils aîné, lui, connaît l’humiliation : l’humiliation devant la surabondance de la bonté paternelle qui blesse son orgueil spirituel.
Cet orgueil spirituel le rend incapable, à cet instant, de vivre la proximité du père, la communion avec lui, ainsi que l’accueil et la générosité envers son frère.
Pour se réjouir du retour de son frère et entrer dans la fête offerte par Dieu, il lui faut d’abord surmonter la logique du devoir et accepter l’extraordinaire accueil et liberté que le Père offre à ses enfants à ses côtés.

Le père, lui, est miséricordieux pour chacun de ses deux fils. Et c’est bien cet amour miséricordieux (vous l’aurez compris !) qui est au cœur de cette parabole.
Cette puissance miséricordieuse de Dieu, dont ce père est ici la figure, nous est montrée sous deux regards :
- Celui du Père qui regarde au loin et attend constamment le retour de son enfant. Ce regard nous apprend que nous sommes toujours attendu par notre Père, même lorsque nous nous sommes éloignés de son amour.
- Et, d’autre part, le regard du Père qui vient écouter notre incompréhension, notre colère ou notre révolte, et nous donner une parole de vie : « tu es toujours avec moi » : - Une parole de vie qui nous permet de nous dépouiller de ce que l’on croyait savoir sur notre Père : que son amour, son accueil infini et son pardon dépassent nos logiques humaines. - Une parole de vie qui nous permet de vivre dans la communion paternelle, et par elle, en communion avec nos frères, quels que soient leurs parcours ou leurs cheminements.

Autrement dit, à l’image de ce père, l’accueil infini est le moyen dont Dieu use pour offrir à ses enfants la possibilité de sortir de la spirale de l’enfermement : enfermement dans l’indépendance appauvrissante ou enfermement dans le devoir sclérosant, et offrir ainsi à chacun la possibilité d’un autre chemin, ouvert sur une vraie liberté et une vraie relation à l’Autre.

Par son attitude, le père de la parabole – qui vient rejoindre, tout à tour, chacun de ses enfants dans leur enfermement – rappelle ici que seule la puissance de l’amour peut transformer la réalité, provoquer le changement, et faire advenir la nouveauté dans la vie quotidienne.

Par ailleurs, au regard de cette puissance de transformation qu’est l’amour, la parabole nous enseigne ici ce que peut être le péché.
Précisément, qu’est-ce que cette parabole nous dit du « péché » ?

À travers cette histoire, nous comprenons que « le péché » n’est pas une faute morale, qu’il n’est pas lié au fait d’enfreindre quelques règles religieuses ou sociales, mais qu’il s’inscrit dans une dimension relationnelle, comme ce qui nous fait manquer notre but, rater notre relation à l’Autre.
Les deux fils représentent – chacun à sa manière – l’homme qui ne se tient plus « devant Dieu », mais recroquevillé en lui-même [« incurvatus in se » (Luther)] et qui cherche à se construire par ses propres moyens, ses propres forces, son propre mérite, en ne comptant que sur lui-même.

Le péché du fils prodigue, c’est le fait de vouloir se poser seul, face à Dieu, dans une revendication d’autonomie, pour tenter de vivre seul, sans Dieu, loin de sa présence.
Le remède au péché advient ici avec l’humilité, la conversion, la reconnaissance de notre dépendance, de notre misère et de notre indignité.

Le péché du fils aîné, c’est l’orgueil spirituel de celui qui pense accomplir parfaitement son devoir, qui peut aboutir à un enfermement et à un manque de générosité, c’est le fait de se croire meilleur que les autres et de juger son prochain dans un esprit comptable, c’est le fait
de ne pas accepter que la bonté et la justice de Dieu dépassent nos petites logiques humaines.
Le remède au péché ne peut venir ici qu’avec l’acceptation de changer notre regard sur Dieu et notre prochain. Il commence avec l’acceptation de la scandaleuse miséricorde du Père, l’acceptation de s’en remettre à sa seule grâce, et à l’écoute de son invitation, pour entrer dans sa communion et partager sa fête avec nos frères.

Ainsi, la parabole nous présente les étapes d’un chemin de conversion qui nécessite d’abord un retour sur soi pour se dire à soi-même, et avouer que nous n’avons aucun argument, aucune prétention et aucun droit à faire valoir, avant d’aller vers le Père.
C’est dans ce cheminement – en reconnaissant, d’une part, notre dépendance et notre indignité, et, d’autre part, la générosité et la surabondance de l’amour Père – que nous acceptons et que nous accédons à la véritable liberté : celle d’être des « enfants de Dieu » et des « frères », accueillis et aimés tels que nous sommes, inconditionnellement, par Celui qui, à lui seul, fait toutes choses nouvelles.

Alors, frères et sœurs – que nous soyons, tour à tour, cadet ou aîné – voilà que l’évangile nous appelle ce matin à entrer dans la liberté des enfants de Dieu : à nous libérer, nous aussi, de notre volonté d’autonomie et de notre orgueil, pour accueillir la grâce du Père, qui nous invite à l’accueil et à la réconciliation, à la générosité et à la communion avec nos frères.
Christ nous engage à oser vivre cet amour entre Père et fils et entre frères.
Libérons-nous de nos peurs et de nos enfermements, pour oser l’aventure de l’Amour, sous le regard du Père.
Amen !

P.L.

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Suite du culte (confession de foi, …)


[1] Pour reprendre une expression de J. Jeremias.
[2] Pour reprendre une expression de E. Fuchs.
[3] Pour reprendre une expression d’Augustin.
[4] Le père n’accepte pas les arguments de son fils aîné. Au « jamais » (v.29), il oppose un « toujours » (v.31).