dimanche 26 mai 2013

Mc 5, 1-20

Mc 5, 1-20

Lectures : Rm 8, 12-17 ; Jn 14, 15-27 ; Mc 5, 1-20
Thématique : Faut-il avoir peur de l’Evangile du changement, qui appelle notre participation ?
Prédication de Pascal LEFEBVRE [1] / Marmande, le 26/05/13.

Parmi les récits de miracles des évangiles, l’histoire de l’exorcisme du démoniaque de Gérasa fait partie des épisodes les plus surprenants…. les plus déconcertants, pour nos esprits modernes.
Il faut avouer que bien des choses peuvent nous étonner dans cette histoire : un homme possédé, errant parmi les tombes ; un régiment d’esprits impurs qui porte le nom de « légion » dans un pays occupé par l’armée romaine ; et des païens qui demandent à Jésus de repartir, suite au trouble qu’il vient causer.

Au 21e siècle, tout cela peut nous laisser perplexes … et septiques…. à commencer par cette histoire d’esprits impurs, de démons.
Mais, sans doute, faut-il accepter de dépasser la vision du monde… la « cosmologie » du 1er siècle… pour essayer d’envisager la richesse du message de l’Evangile, la Bonne Nouvelle qui s’y cache, derrière les représentations de l’antiquité.

Et, peut-être que la 1ère Bonne Nouvelle que nous fait entrevoir ce texte, à travers l’histoire de cet homme, qui se trouve être sous l’emprise de forces mauvaises qui le dépassent, qui vit comme un « aliéné », un étranger à l’espèce humaine, plongé dans la solitude et la souffrance… à la limite de la démence et de la folie… c’est que rien n’est impossible à Dieu… qu’aucune situation (si étrange soit-elle), aucune personne (si étrangère soit-elle, à vue humaine) n’est ignorée de Dieu.
Il s’agit, avant tout, d’un récit de guérison… de résurrection[2]… qui nous raconte le salut d’un homme, touché par le Royaume, le monde nouveau de Dieu, incarné par Jésus Christ.

Mais, à travers cette histoire, nous voyons que le salut vient aussi modifier… perturber… la vie d’autres hommes… que ce salut provoque des changements que tous ne sont pas prêts à accepter.
A travers, la réaction des habitants, des témoins de la scène, l’Evangile vient nous interroger : Est-ce que l’Evangile du Royaume… l’Evangile du changement… nous fait peur ? Est-ce que nous sommes prêts à nous laisser bousculer par lui ? Est-ce que nous sommes prêts à nous y engager ?... ou préférons-nous que Jésus nous laisse tranquille… qu’il nous fiche la paix (comme le souhaitent les habitants du pays) ?

Alors…. Voyons, plus en détails, de quoi il en retourne dans ce passage :

Jésus arrive de l’autre côté du lac, en terre étrangère.
Aussitôt débarqué, un homme possédé vient à sa rencontre. Il vient depuis les tombeaux où il réside, à l’écart du monde des vivants… en marge de la communauté humaine.
Tout dans le récit indique l’impureté du lieu : un territoire païen, un cimetière, un homme possédé, la proximité d’un troupeau de porcs.

L’allusion aux cochons – animaux considérés comme impurs par les Juifs – est un indice qui peut nous éclairer dans notre lecture :
Comme le territoire d’Israël, ce pays païen est occupé par les armée romaines.
Toutefois, à la différence d’Israël, ici, l’élevage des porcs est possible et même, sans doute, florissant. Il faut bien nourrir les « légions » romaines. Et on peut penser que l’élevage « industriel » des porcs – le texte parle de deux mille cochons –  est l’occasion d’un véritable essor économique … et même d’un commerce lucratif… pour les habitants du pays.
Dès lors, la première préoccupation de ces gens est la production.
Ils n’ont que faire de celui qui n’est pas comme les autres… de cet individu « aliéné »… considéré comme un monstre inhumain, comme une bête.

Bien trop préoccupé par le travail… il semble que personne n’ait pris à cœur le sort de cet homme… que personne n’ait pris le temps de s’occuper de lui : de l’appeler par son nom, de lui parler, d’essayer de le réintégrer, de l’aider, pour le libérer de son état d’aliénation ?
La seule chose que les habitants – prétendus humains – ont essayé de faire avec lui – mais sans y parvenir, compte tenu de sa force surhumaine – c’est de le « lier », de le museler… de le confirmer dans son emprisonnement, pour l’enchainer davantage dans son malheur, pour l’isoler et l’enfermer, afin qu’il cesse de gêner, de crier et de se mutiler avec des pierres, dans les tombeaux et les montagnes.

Jésus, lui, vient d’arriver… et sa première préoccupation va être de s’occuper de cet homme qui vient à sa rencontre… de le libérer de l’esprit impur qui l’empoisonne et l’emprisonne (v.8).

Si l’homme est devenu insensé… s’il ne s’exprime que par des cris[3], des vociférations confuses… l’esprit impur qui habite en lui, sait parfaitement qui est Jésus : l’envoyé du Dieu très haut (v.7).
Il exprime même la crainte de Dieu et le souhait de ne pas être tourmenter (v.7). Il aimerait évidemment que Jésus lui fiche la paix.

Il y a là une dualité… une contradiction… qui exprime la confusion et le conflit à l’intérieur-même du possédé :
S’il accourt vers Jésus, c’est qu’il souhaite guérir… mais, en même temps, il a peur : peur que la guérison lui amène des souffrances.
L’esprit impur a peur, lui aussi… Il sait très bien que Jésus a le pouvoir de l’expulser.

Comme pour ramener l’homme à lui-même, à sa véritable identité, Jésus lui demande son nom.
A travers le nom de l’esprit impur : « légion », l’évangile nous indique que ce n’est pas un esprit, mais une multitude d’esprits qui possèdent cet homme.
Le réformateur Calvin dira que c’est une « gendarmerie de diables » qui déchirent cet homme. Et c’est bien le sens étymologique du mot « diabolos »[4] qui veut dire : celui qui divise, qui désunit, qui s’interpose, qui se met en travers.
Le nom de « légion » renvoie à cette division, à l’éclatement de celui qui ne peut plus parler en son nom, qui ne peut plus être lui-même, qui ne peut plus dire « je » comme un sujet… mais « nous », car il est sous l’emprise d’une personnalité multiple… de plusieurs puissances qui agissent en lui.

Mais « légion » – le nom n’a pas été choisi par hasard – c’est aussi le nom… le symbole de l’occupant romain…  de celui qui préoccupe tant les gens de la ville.
Alors… si le possédé… comme pour appeler au secours… emprunte ce nom si important pour ceux de la ville… c’est peut-être pour être entendu.
C’était peut-être pour que les gens du pays prennent enfin le temps d’être humain, de se mettre à l’écoute, de prendre soin de lui.
Et c’est justement ce que va faire Jésus : prendre le temps de la rencontre et de l’échange de paroles, pour faire accéder l’homme au langage… pour lui permettre de passer des cris à la parole.

Pour Jésus… aucune situation n’est sans issue, même celle du possédé.
C’est là – comme je le disais en préambule – le premier message de ce récit :
Aussi bien pour Jésus, que pour ceux qui le suivent, aucune situation n’est sans espoir, sans avenir… destinée à l’échec ou à l’impasse.

On voit bien, dans cette histoire, que le possédé va essayer de se dérober en donnant un faux nom… un nom générique – légion ou régiment – quand Jésus l’interroge sur son identité.
Mais… contrairement à tous ceux qui ont peur… cela n’impressionne pas Jésus. La confiance et l’assurance qu’il a en Dieu son Père, sont telles, qu’il sait qu’aucune puissance secrète ne peut s’opposer au salut de Dieu :
Le possédé va être définitivement délivré de son malheur… et cette délivrance va venir se répercuter sur son entourage.

Redoutant d’être chassée hors de la contrée… et en quête d’un nouvel asile… la légion d’esprits impurs supplie Jésus de l’envoyer dans le troupeau de porcs, à proximité.
Mais la permission de Jésus est le piège qui se referme sur eux. Les deux mille porcs se précipitent dans la mer, faisant ainsi revenir l’adversaire « légion » vers son lieu d’origine : les abîmes.

Le chiffre impressionnant de « deux mille » confirme l’état de déshumanisation avancé auquel était parvenu l’homme possédé.
Le fait que les cochons se suicident, en se précipitant du haut de l’escarpement dans la mer, dévoilent la nature de cet esprit impur : il s’agissait véritablement d’un esprit de mort.

Par ailleurs, l’anéantissement de l’ensemble du troupeau de porcs (avec la « légion » d’esprits impurs) laissent entendre que ce qui se joue entre le possédé et Jésus, dépasse le cadre d’une affaire personnelle… d’un problème individuel.
Pour que le possédé existe comme sujet… pour qu’il soit rétabli dans son identité… il est nécessaire qu’un nouvel équilibre s’opère. Cette rectification… cette restauration… désigne plus largement un problème collectif.

Les porcs qui se noient symbolisent le véritable lieu du problème : il faut que quelque chose change dans le rapport des habitants à leur préoccupation… leur activité économique.
Il faut que celle-ci cesse de prendre le dessus, de constituer la priorité, en occultant l’humain, le souci de l’autre… l’intégrité de l’individu.

Ceux qui ont assisté à la scène sont frappés de stupeur.
Toute la ville accourt écouter le récit de cet événement étonnant.
Mais le plus surprenant est la réaction des témoins devant le possédé, revenu à lui, assis, habillé et dans son bon sens (v.15).
La crainte les saisit. 
Pourquoi cette peur ?

Est-ce la crainte devant la manifestation du divin ? ou devant l’autorité de Jésus capable de réaliser un tel exorcisme ?
Est-ce la crainte devant l’homme… devant le nouvel état du démoniaque, revenu à lui… à la vie… restauré dans sa dignité, sa personnalité et sa raison ?
Evidemment… la reconnaissance de cette humanité laisse entendre que les autres n’avaient rien fait pour lui. Elle souligne le péché de ceux qui ne s’étaient jamais préoccupés de cet homme… jusqu’alors considéré comme une bête inhumaine.
Ou n’est-ce pas plutôt la crainte devant Celui qui – par ses paroles et ses actes – vient contester nos priorités et nos valeurs… en provoquant la perte de deux mille porcs : une perte économique considérable pour les éleveurs locaux… une perte qui vient interroger nos priorités, nos choix, nos compromissions :

Ne valait-il pas mieux pour les habitants de la région qu’un seul soit « fou » à l’écart de la ville, dans l’indifférence général, pour que les autres puissent continuer à vaquer à leurs occupations et à faire des affaires ?
Mais si le « fou » est guéri, c’est tout l’équilibre qui est rompu.

Ne valait-il pas mieux que les symptômes de la folie demeurent chez un seul, pour que tous aient l’impression de n’avoir aucun problème, pour que tous soient convaincus d’avoir fait le bon choix : faire du busines… élever des porcs pour l’occupant romain… plutôt que se préoccuper du sort des malheureux… Il faut bien vivre !

La présence de Jésus est venu perturber et déstabiliser l’équilibre fragile dans lequel chacun a construit son existence : le démoniaque dans son tombeau ; les porcs à paître sur les collines ; les hommes dans la ville.
Mais Jésus est passé par là… le règne nouveau de Dieu a soufflé… le salut est arrivé…
Et désormais… tout est chamboulé… rien n’est plus comme avant :
Le démoniaque n’est plus dans les tombeaux, parmi les morts, mais vivant dans son bon sens ; les animaux impurs destinés aux Romains sont au fond de la mer avec les esprits impurs « légion » ; les habitants se sont retrouvés ensemble hors de la ville.

Tout cela fait peur…
Les habitants viennent de découvrir les prémices du royaume de Dieu…
Ils comprennent que pour que ce royaume adviennent… pour commencer à sauver le monde de tous ses démons…  il va falloir qu’ils fassent des choix… il va falloir qu’ils changent… il va falloir qu’ils y participent.

Tout cela fait peur !
La rencontre et la parole de Jésus ont le pouvoir de changer les choses : tout cela inquiète… où allons-nous avec un tel souffle de liberté ?

Et nous… qu’en pensons-nous ?
Sommes-nous comme ces hommes… ces païens qui préfèrent demander gentiment à Jésus de partir… de peur que leurs choix et leurs manières de vivre soient remis en question par l’Evangile ?
Ou faisons-nous partie de ceux qui accueillent le Christ… pour nous laisser changer par lui… en acceptant qu’il vienne questionner nos choix de vie et nos priorités… qu’il vienne perturber nos habitudes… pour y mettre de la nouveauté… pour nous libérer, nous sauver… pour nous faire advenir à nous-mêmes… comme ce possédé, qui, grâce à Jésus, a pu être restauré comme sujet, dans son identité d’enfant de Dieu.

Acceptons-nous le règne du changement avec Jésus… un changement qui implique notre participation… ou demandons-nous à Jésus de nous laisser tranquille comme ces païens ?

Précisément… dans l’autre texte que nous avons entendu… dans l’évangile de Jean (cf. Jn 14, 15-27)… Jésus nous appelle à accueillir sa paix… son Esprit de paix.
Ce n’est pas un esprit qui nous laisse en paix… qui nous fiche la paix… mais un Esprit de vérité… qui donne la paix… qui apporte la paix, là où l’homme est restauré à sa vérité devant Dieu.
C’est un Esprit qui nous appelle à la confiance, et non à la crainte (Jn 14, 27 ; Rm 8, 15)… qui nous pousse à accueillir le souffle de Dieu, pour nous laisser renouveler et transformer par le Christ.

Cet Esprit de guérison… ce souffle de libération … c’est justement celui qui vient souffler sur le possédé de Gérasa au moment où il rencontre Jésus sur sa route. Et c’est la raison pour laquelle, il n’a qu’un souhait : rester avec Jésus.

Mais, Jésus refuse. Il ne veut pas devenir le gourou de cet homme.
Désormais libre, il a mieux à faire de sa liberté recouvrée : Il va pouvoir réintégrer la communauté des vivants, retrouver ses proches, prendre sa vie en main, et témoigner autour de lui de la Bonne Nouvelle du salut… de ce Jésus Christ, capable de changer la vie des gens : de ceux qui acceptent de se laisser rencontrer par lui… de le laisser agir en soi.

Le possédé est désormais sujet de sa propre parole. Et il en profite pour parler, pour prêcher, pour raconter tout ce que le Seigneur a fait pour lui (v.20).

Alors… frères et sœurs… chers amis… encore une question… un mot sur ce texte… pour conclure :

Je crois que l’Evangile de ce jour… à travers la réaction des gens de ce pays païen (une situation qui est proche de la nôtre… nous qui vivons aujourd’hui dans un monde déchristianisé) …. nous rappelle une chose importante :
Le règne de Dieu ne vient pas de façon magique. Il réclame que nous soyons partie prenante.
Pour la libération et la réintégration du possédé, il y avait un prix à payer. Et cela, les gens de Gérasa ne l’acceptent pas, parce qu’ils sont mis devant le fait accompli.

C’est parce qu’ils pressentent cet appel à changer… à prendre part au Royaume … qu’ils ont peur… ils ne savent où cela va les mener… ils n’ont pas encore confiance en Jésus.

Si Jésus reste plus longtemps parmi eux… ils savent très bien qu’il y aura d’autres occasions où on leur demandera de s’engager eux-mêmes et de payer le prix, non pas pour eux-mêmes, mais pour d’autres. C’est là, en effet, semble-t-il une des règles du monde nouveau de Dieu.
Alors… face aux poids des habitudes… face à la peur de la nouveauté du Royaume… les gens de Gérasa choisissent de renoncer par avance. Ils prient Jésus de quitter leur territoire.

Et c’est toute la limite de l’action de Jésus… quand il rencontre la liberté humaine… capable de refuser son offre de salut :
Le libérateur (Jésus) est finalement expulsé du pays par ses habitants, tandis que l’oppresseur (légion) y demeure… même s’il est désormais hors d’état de nuire.
Ce renversement montre que les hommes préfèrent parfois abdiquer la liberté, plutôt que d’adhérer au message de Jésus… plutôt que de vivre la liberté que le Christ propose.

Bien sûr… comme Jésus est toujours celui qui offre, qui appelle et qui sert… sans rien imposer… il va repartir. Pour autant… sa mission en territoire païen – même de courte durée – n’aura pas été un échec. Il va repartir en laissant un témoin… une graine… une chance de semer et de propager la parole libératrice du règne de Dieu. 

Mais la réaction de ces gens doit nous interpeller…
Elle nous rappelle que l’Evangile est, avant tout, une Bonne Nouvelle à recevoir et à transmettre :

A travers la guérison de ce possédé… l’évangile vient nous redire, encore une fois, qu’aucune situation n’est jamais bloquée… sans issue :
C’est de ce salut toujours possible… dont nous sommes appelés à être les témoins.

Au contraire de la peur … exprimée par les païens de ce pays lointain… nous sommes appelés à nous enraciner dans la confiance… à répondre… à faire preuve de responsabilité dans l’accueil de la Bonne Nouvelle du Royaume.

Nous sommes appelés à y prendre part… à nous laisser changer et transformer par l’Esprit du Christ… par le souffle que Dieu nous donne… pour sauver le monde de ses mauvais démons… pour semer, là où nous vivons, la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu.

Amen.



[1] Inspiré par le commentaire d’Elian Cuvillier, L’Evangile de Marc, Bayard - Labor et Fides, 2002.
[2] L’homme va passer de la confusion, de la dislocation, de la mort, des tombeaux… à la vie rendue par Jésus.
[3] Marc, comme Luc, utilise le verbe grec « kratzo », une onomatopée du cri des corvidés.
[4] A noter que l’évangile utilise ici le terme de « démon » plutôt que celui de « diable ».

dimanche 19 mai 2013

De la peur à la confiance, de l'aveuglement à la vue


Passer de la peur à la confiance, de l’aveuglement à la vue

Lectures bibliques (choisies par les Confirmants) : Ps 23 ; Mc 10, 46-52 ; Jn 9, 1-7 .35-38 ; Lc 24, 13-35 + Volonté de Dieu : Mt 6, 24-34
Thématique : Être Chrétien… regarder le monde avec les yeux de la foi et un cœur brulant.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 19/05/13 – Avec 4 Confirmations

Chers jeunes, chers Confirmants,
Vous ne vous êtes pas concertés dans vos choix de textes bibliques pour ce matin… et pourtant parmi les différents passages vous avez choisis, on peut déceler un « fil rouge », un thème commun… ou plutôt deux :
Il est question, d’une part, de foi, de confiance, et, d’autre part, de transformation, de passage de l’aveuglement à la vue.

* La foi… la confiance… c’est d’abord ce qui permet avec l’auteur du psaume 23 – le texte que Luc a choisi – d’affirmer que nous nous ne sommes pas seuls, livrés à nous-mêmes, à la solitude et au désespoir… que nous avons un guide, un Dieu-berger… qui vient nous conduire, nous accompagner tout au long de la route… et notamment dans les passages difficiles.

C’est cet appui, cette confiance en Dieu… en un Dieu-berger qui marche à nos côtés, qui nous libère de la peur : peur du lendemain, peur de manquer, peur de l’avenir, peur de l’inconnu.

Cette solide confiance, c’est véritablement l’antidote de la peur, de la crainte, de l’angoisse.
Et le psalmiste vient nous rappeler ce matin qu’elle ne repose pas d’abord sur nous-mêmes (sur la confiance en soi), mais sur un Autre : sur Dieu, sur son amour… sur l’amour qu’il nous donne.

« Oui, tous les jours de ma vie, ton amour m'accompagne, et je suis heureux. » (Ps 23, 6) :
Voilà ce qui réjouit le psalmiste… voilà qui lui donne confiance en l’avenir quel qu’il soit (rose ou gris) : la présence réconfortante, consolante, encourageante et vivifiante du Seigneur à ses côtés… à nos côtés.

* Dans notre société d’aujourd’hui… nous avons bien besoin d’une telle confiance.
Car, ce qui prédomine dans notre monde, ce n’est pas vraiment la confiance, mais bien plutôt la défiance, la peur de l’avenir, la crainte que demain soit plus sombre, plus dur, moins beau qu’aujourd’hui.

Nous retrouvons l’expression de ce pessimisme ambiant dans tous les sondages. Les indices de confiance sont au plus bas. Le moral des Français est en berne.
Semaines après semaines, on ne cesse d’entendre s’accumuler les mauvaises nouvelles : augmentation du chômage des jeunes, délocalisation, licenciements (y compris des sociétés qui réalisent des bénéfices), etc.
La récession, les effets de la crise économique qui frappe l’Europe, rendent l’avenir incertain, et les premières victimes de cette incertitude sont les jeunes… les étudiants qui (faute d’argent) n’arrivent même plus à se soigner quand ils sont malades… (On estime que 10 % de la population étudiante vit dans la très grande précarité)…et les jeunes qui n’arrivent pas à trouver un premier emploi… parce que personne ne veut prendre le risque d’embaucher des juniors… parce que personne n’ose faire confiance à des débutants.

Pendant des siècles, beaucoup de parents ont accepté de travailler…de faire des sacrifices… dans l’espoir d’offrir une vie meilleure à leurs enfants.
Mais, cette certitude s’est effondrée. Et la logique s’est inversée :
Ce sont maintenant les jeunes qui sont sacrifiés pour payer les dettes des générations précédentes !
Beaucoup de parents ont peur que leurs enfants grandissent dans une société plus dure que la leur. Beaucoup de parents sont angoissés quand ils pensent au monde dans lequel leurs enfants vont devoir apprendre à devenir adultes.
C’est d’ailleurs une phrase qui revient souvent dans la bouche des parents et des grands-parents : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? »

Sans doute, la question se pose. Mais il y a, à mon avis, une autre question qui se pose… une question beaucoup plus essentielle : « quels enfants allons-nous laisser à ce monde ? »… si nous restons cloitrés dans la peur… si nous ne nous mobilisons pas !
Des enfants résignés, découragés, déprimés, effrayés, paralysés par la peur... ?
Des enfants indifférents au sort des autres, égoïstes, repliés sur eux-mêmes, intérieurement vides, éteints comme des Smartphones en panne de batterie ?
Des enfants agressifs, prédateurs, drogués à l’idéologie de la performance, prêts à écraser tout le monde pour réussir ?
Des enfants sans culture, sans esprit critique, sans repères, sans spiritualité, sans fondations solides, qui se laisseront entraîner comme des moutons de Panurge ?
Quels jeunes allons-nous laisser à ce monde ?… si nous ne vivons pas dans la confiance… si cette confiance ne nous incite pas à changer : à changer de mentalité… à modifier notre manière de voir les choses et de vivre ![1]

* Dans les textes que les jeunes ont choisis, il est justement question de « confiance ».
Le psaume 23 nous parle d’une confiance qui ne nie pas les difficultés ou les épreuves, mais qui les intègre, pour les surmonter avec l’aide de Dieu… d’une confiance qui nous permet de changer de regard sur la vie… qui nous permet de faire passage : de passer de l’aveuglement à la vue.

Cela les deux récits de guérisons d’aveugles par Jésus – les textes que vous avez choisis Lucille et Amandine – l’expriment très bien.
Dans le récit de l’évangile selon Marc (pour ne prendre que celui-là) il est question de foi et de guérison.

Bartimée est un homme qui ne se soucie pas des apparences, du « quand dira t-on »… qui ne se préoccupe pas de savoir ce que dit la foule des « bien-pensants » qui l’entoure.
Lorsqu’il crie vers Jésus pour implorer son aide, on lui dit de se taire… qu’il fait trop de bruit… qu’il dérange, qu’il crie trop fort… Mais il suffit que Jésus s’arrête un instant, qu’il lui adresse une parole, pour que la foule change d’opinion et d’attitude… pour qu’elle écoute enfin le maître.

Alors, peu importe, ce que pense le monde…. Bartimée, lui, a placé sa confiance en Jésus, et cette confiance le pousse au changement, elle le conduit à se déplacer, à s’avancer vers Jésus… quitte à trébucher… même s’il n’y voit rien.

Ce qui est étonnant dans cette histoire de guérison, c’est à quel point la foi peut nous mettre en mouvement : Bartimée a cru… il a placé toute sa confiance… son espérance… en un autre que lui-même, en Jésus… Et voilà que le Christ lui adresse cette phrase étonnante : « va ! t’a foi t’a sauvé », comme si la foi de cet homme était elle-même le déclic de sa guérison, comme si la confiance, à elle-seule, avait le pouvoir d’opérer des changements, des transformations, des miracles.

Et à bien y regarder, c’est là un des messages importants – une Bonne Nouvelle – que nous livre l’Evangile :
La foi – la confiance – a le pouvoir d’opérer des changements dans notre vie… pour peu qu’elle nous engage… pour peu qu’il s’agisse d’une foi active, participante…. une foi qui nous fasse bouger… qui nous déloge de notre torpeur, de nos certitudes, de nos peurs… comme celle de Bartimée.

* Je recevais… il y a quelques semaines… un jeune couple qui demandait le baptême pour leur nouveau-né : au cours de notre entretien, je les questionne pour en savoir plus sur eux et sur le sens de leur démarche.
Vous êtes Chrétiens… vous demandez le baptême pour votre enfant… parce que c’est la tradition dans votre famille… très bien ! … mais, essayons d’aller un peu plus loin… qu’est-ce que ça veut dire pour vous « être Chrétien » ? qu’est-ce que ça change fondamentalement dans votre vie ? En quoi votre existence est-elle modifiée, autre, différente de celle de votre voisin qui se dit « incroyant » ou « agnostique », de celle de votre collègue qui se prétend « athée »… En bref, qu’est-ce que ça signifie et qu’est-ce que ça change pour vous d’« être Chrétien » ?

Cette question… un peu provocante… nous pourrions tous nous la poser :
Qu’est-ce que la foi ? Qu’est-ce que ça signifie concrètement, pour moi, de me dire croyant ?... en quoi cela change-t-il quelque chose dans ma vie ?

Nous connaissons tous l’expression populaire qui parle d’« avoir la foi »… « j’ai la foi »… Mais est-ce que nous « avons » la foi ?

En réalité, la foi, ce n’est pas quelque chose que l’on a… qu’on peut saisir ou posséder… c’est bien davantage quelque chose, ou plutôt quelqu’Un qui vient nous saisir, nous interpeller… nous mettre en route : C’est ce qui s’impose à nous comme une question, comme un appel, comme une « préoccupation ultime » (cf. Tillich).
La foi naît subitement ou peu à peu, progressivement, de l’expérience d’une rencontre bouleversante avec le Christ… à travers un témoin, une personne, la Bible, une Parole, une rencontre…
Et cet événement, cette rencontre inattendue, soulève en nous de la nouveauté, des questions… cela nous conduit… si nous nous mettons à l’écoute de cet appel que Dieu nous adresse… cela nous conduit… à répondre à l’interpellation que nous avons secrètement reçue, à telle ou telle occasion.

Autrement dit… à certains moments de notre vie, il arrive que nous réalisions… que nous prenions conscience… que quelque chose nous est donné, comme un don, un cadeau, une grâce de Dieu.
La foi, c’est l’acceptation de cet amour que Dieu nous offre, c’est la réponse, la confiance que nous adressons à la confiance première de Dieu….
Et cette confiance, nous invite à changer… à vivre autrement.

La foi, ce n’est pas adhérer ou réciter une confession de foi… ce n’est pas une histoire de dogmatique ou de religion… c’est bien plutôt oser dire « oui »… répondre « oui » au « oui » de Dieu.
Et dire « oui » à quelqu’un, c’est bien plus engageant que de recevoir la confession de foi d’une Eglise, cela implique notre parole, notre personne, notre existence, notre manière de vivre.

C’est d’ailleurs ce qui est proprement étonnant dans la foi : bien qu’elle soit une réponse à l’amour premier de Dieu… elle est une réponse qui suscite en nous des questions… qui nous met en question… en mouvement.

La foi nous relève… elle nous entraine dans une dynamique… dans une relation avec Dieu… qui nous appelle, nous engage, nous tire vers l’avant… pour autant que nous acceptions de nous laisser interpeller par le Christ.

* C’est précisément ce qui se joue dans notre récit avec Bartimée :
Ce qui caractérise la foi de cet homme, c’est sa détermination, son engagement… c’est qu’il s’agit d’une foi pleinement participative… c’est son audace :
Bartimée a osé placer toute sa confiance en Jésus et cette confiance a provoqué un mouvement, un déplacement, qui d’ailleurs a perduré après sa guérison, puisque l’évangile nous laisse entendre qu’il s’est mis à suivre Jésus sur le chemin…. en d’autres termes, qu’il est devenu son disciple.

Autrement dit… cette histoire nous révèle un chose essentielle sur la foi… sur son aspect actif, agissant :
« Avoir la foi » (comme on dit), ce n’est pas « rester à distance », ce n’est pas de l’ordre d’une adhésion intellectuelle, mais c’est existentiel… c’est « prendre part », c’est « participer » à la vie du Christ… à la dynamique du Royaume (cf. Mt 6, 33).

La confiance à laquelle Dieu nous appelle n’est véritablement « confiance » que dans la mesure où nous la mettons en pratique… où nous acceptons de faire confiance à la confiance… de vivre concrètement cette confiance.

* Et c’est justement de cela dont notre monde a besoin : de gens de confiance qui fassent confiance à Dieu.
Pour sortir du pessimisme ambiant, d’un monde occidental qui a peur de l’avenir, et qui ne cesse de regarder en arrière, de se replier dans la crainte de perdre : de perdre ses acquis, ses avantages, sa richesse, son pouvoir, son influence… l’Evangile nous appelle à quitter nos sécurités provisoires et éphémères, pour risquer une nouvelle fidélité : pour vivre la confiance avec Dieu.
L’Evangile nous appelle à oser le changement… à la suite de Jésus.

« Va ! t’a foi t’a sauvé » dit Jésus.
La foi… la confiance… c’est ce qui nous permet d’oser, d’aller de l’avant, de partir à l’aventure, pour sortir des schémas trop usés du monde ancien.
Car si l’Evangile nous parle de « salut », de « guérison », de « libération »… c’est bien que notre monde tel qu’il est, est « perdu »… qu’il est devenu « malade »… « aveugle »…. conduit par la peur, l’égoïsme et la loi du plus fort.

Pour nous en rendre compte… il suffit d’ouvrir les yeux autour de nous… de lire ou d’écouter les actualités dans les journaux ou à la télévision : 
Nous voyons bien que le monde tel qu’il est… est usé, à bout de souffle… nous voyons bien que le modèle de vie, proposé par néo-libéralisme occidental … gouverné par le monde de la finance… nous mène dans une impasse.
L’Evangile nous appelle à quitter notre aveuglement.
Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans l’égoïsme et l’insouciance, sans nous préoccuper des plus petits… de ceux qui sont tout en bas, qui crèvent dans l’indifférence, ici, chez nous, en France, en Espagne, en Grèce, au coin de la rue… ou, là-bas, à l’autre bout du monde, écrasés par les plus puissants (ou par leurs bâtiments… comme au Bangladesh), par les multinationales… les sociétés qui ne pensent qu’au profit de leurs actionnaires.

Nous voyons bien que ce monde-là : ce monde marchand du « donnant-donnant », de la réciprocité… ce monde calculateur où il faut vaincre, dominer, se battre pour réussir, quitte à écraser l’autre… ce monde-là est anti-évangélique.

Le monde dont parle Jésus… le monde nouveau de Dieu… le Royaume… dont Jésus est le témoin, le porteur… n’a rien à voir avec ce monde-là.
Et c’est la raison pour laquelle il appelle ses disciples à opérer un renversement… en vivant en relation avec Dieu …. en regardant la vie … telle que Dieu la veut… avec les yeux de la foi.

La foi… à laquelle Jésus nous appelle… est une foi active, participative… une foi qui nous appelle à changer de mentalité et de comportement : à dépasser le « chacun pour soi »… à sortir de la logique commerciale du « donnant-donnant », de la réciprocité… qui nous enferme dans la répétition du même schéma depuis toujours… pour vivre dans une autre logique : celle du don et de la gratuité… celle de la générosité, qui dépasse toute notion de « calcul ».

C’est une foi qui nous appelle à chercher d’abord et avant tout, « le Royaume et la justice de Dieu » (cf. Mt 6, 33)… à aimer notre prochain comme nous-mêmes… à vivre dans la fraternité, la solidarité et le partage… autrement dit, à expérimenter concrètement la confiance… à sortir de la peur qui nous pousse à nous retrancher dans l’égoïsme, à la recherche de biens, de sécurités, à accumuler, à thésauriser, dans la crainte de l’avenir.

* En bref … (et pour conclure)… l’Evangile nous appelle à faire passage, à vivre une Pâque… à passer de la mort à la vie… de la peur à la foi… du désespoir à l’espérance… comme Bartimée ou l’aveugle-né, ou comme les disciples d’Emmaüs… le texte que David a choisi.

Dans ce passage de l’évangile, il est encore question d’un retournement… de disciples qui ouvrent les yeux… (qui découvrent l’action de Dieu en Jésus Christ)… et qui ont le cœur brulant.

C’est peut-être là la définition de la « foi » que l’Evangile nous appelle à vivre dans le quotidien de l’existence :
Être Chrétien, c’est… garder les yeux ouverts… pour regarder le monde avec les yeux de la foi et un cœur brulant.

Alors… avec l’aide de Dieu… qui nous offre son alliance… avec l’aide de Dieu qui nous donne son souffle, son Esprit saint… - comme nous le fêtons en ce jour de Pentecôte - ….avec l’aide de Dieu … et pour peu que nous vivions dans la foi… la confiance… nous pourrons déplacer des montagnes… nous pourrons être des disciples du Royaume, du monde nouveau que Dieu attend et espère pour nous : Un Royaume dont nous sommes appelés à être les artisans, les disciples … et notamment vous, Lucille, Amandine, David et Luc… dès maintenant…  et tout au long de votre vie.  

Amen.



[1] Nous rejoignons ici le questionnement de Guilhen Antier dans une de ses prédications. 

dimanche 5 mai 2013

La vie juste que Dieu demande : l'objet de notre préoccupation


La vie juste que Dieu demande : l’objet de notre préoccupation

Lectures bibliques : Lc 12, 13-21 ; Mt 6, 25-34  (Louange = Psaume 8)
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 05/05/13.

« Cherchez d’abord le royaume et la vie juste que Dieu demande…  et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33) : Qu’est-ce que Jésus veut dire exactement ? … à quoi nous appelle-t-il ?

* Si vous suivez les actualités… vous avez peut-être entendu cette annonce aux informations, il y a une dizaine de jour : la société IBM France prévoit de licencier près de 1400 emplois d’ici deux ans.
Ces licenciements répondent à une logique financière :
Pour augmenter sa marge bénéficiaire et pour faire plaisir aux actionnaires, la société cherche à faire des économies. C’est sur le dos de la masse salariale qu’elle a décidé de rogner ses dépenses, afin d’accroitre davantage sa perspective de rentabilité. Car précisément, la société IBM a réalisé un bénéfice record en 2012. Et elle n’entend sans doute pas en rester là pour les années à venir.
Malheureusement, il ne s’agit pas d’un cas isolé. De nombreuses multinationales résonnent  de la même manière, dans une logique orientée prioritairement par le profit et la rentabilité.

Le problème, c’est que cette manière de penser fait peu de cas de la personne humaine, de l’autre, de celui qui va se retrouver sur le carreau.

Face à la logique marchande et financière, qui en vient à considérer la personne humaine comme un simple moyen, un rouage, un objet, au service du profit financier de l’entreprise et de son actionnariat, l’Evangile nous appelle à voir les choses de façon radicalement différente… à une conversion, un retournement complet de perspective. Il nous appelle, au contraire, à nous soucier prioritairement de l’autre…. de la vie juste selon Dieu.

Il s’agit, au fond, de savoir ce qui nous fait réellement « gagner » ou « perdre » notre vie.

* Dans le premier passage biblique que nous avons entendu (cf. Lc 12, 13-21) … nous recevons d’abord une exhortation : « Gardez-vous de toute avidité » ! (v.15)

Jésus nous propose d’adopter un nouveau comportement… une nouvelle mentalité. Car il en va de notre manière d’habiter le monde… de notre rapport à la création et aux autres.
Il nous invite à sortir de la logique de la possession… à quitter l’optique du profit, de l’excès, de la surenchère, qui nous pousse à la cupidité… au désir de ramener toute chose à soi-même…. pour vivre dans la sobriété et le partage.

Pour illustrer ce nouveau mode de relation au monde et aux autres que Jésus nous appelle à vivre, il nous fait cheminer à travers une parabole :

1er constat de cette histoire : c’est l’abondance qui est de mise, la surabondance, même !
La parabole débute avec la présentation d’un homme riche, comblé de biens… et c’est encore d’autres dons, d’autres récoltes, qui s’offrent à lui.

Mais, le problème de cet homme… c’est que ses yeux restent fixés sur ses richesses… et que tous ses biens l’enferment dans la solitude.
Bloqué sur la perspective de nouvelles récoltes abondantes… il ne soucie que de lui-même.
Il ne se préoccupe… ni de la volonté du Créateur, de Celui qui a mis entre ses mains tout ces biens – comme si le Créateur n’avait pas de projet…. comme s’il n’attendait rien de l’être humain à qui il a pourtant confié la terre et ses créatures (cf. Gn 1, 28 ; Ps 8, 7) – … ni de l’autre… ni du prochain, du voisin, du petit… de celui qui pourrait se trouver dans la misère ou le besoin.

L’histoire nous raconte le débat intérieur que vit cet homme… qui n’est, en réalité, qu’un monologue avec son âme :
Centré sur lui-même… le regard fixé sur ses possessions…. son seul souci est de savoir comment il va bien pouvoir conserver cet acquis… comment il va pouvoir continuer à amasser, à accumuler, à engranger toutes ces récoltes.  
Faute de place – ses greniers étant déjà pleins – l’homme décide de les démolir pour en construire de nouveaux, plus grands, plus vastes… pour continuer à faire des réserves, à accaparer tous les dons qu’il a reçu….afin d’en profiter égoïstement… afin de se reposer et de faire bombance !

Mais, l’histoire se retourne au moment où Dieu lui adresse la parole… au moment où il se rend compte qu’il n’était pas seul… qu’il avait un vis-à-vis qui lui avait confié une vie et des biens… et que ce vis-à-vis est susceptible de lui demander des comptes.

Ce qui se joue ici peut nous faire penser à une autre parabole : celle des talents ou des mines :
Qu’as-tu fait des dons que Dieu t’a donné ?… les as-tu gardé pour toi ?… les as-tu fait fructifier ?… les as-tu mis au service des autres ?
Insensé ! (v. 20) Tu n’as pensé qu’à toi… tu n’as pensé qu’à amasser ce qui t’était donné, sans t’occuper de la justice, sans te soucier de la volonté du Créateur…. sans te préoccuper des autres, sans rien partager !
A l’heure où Dieu te demande de rendre des comptes de ce qui t’était confié… à l’heure où le jour va bientôt s’achever… qu’as-tu à répondre ?... Toi qui avait la possibilité d’agir… n’as-tu pas oublié ton prochain ?... qu’as-tu fait pour soulager la misère des autres… pour atténuer l’injustice du monde ?...  Insensé !

Le mot « insensé » … comme une parole tranchante… est justement sensé nous faire réfléchir à la question du « sens ».
L’homme riche a agi sans direction, sans sens… c’est-à-dire d’une manière qui n’est pas conforme au bon sens, à la raison.
Le bon sens, c’est précisément d’utiliser sa raison… cette intelligence que l’homme a reçue… pour discerner quelle est la volonté du Créateur… quelle est le but de tout cela, de tout ces dons reçus… quelle est la direction à prendre.
La fin de la parabole nous donne un indice : au lieu d’amasser, de thésauriser pour soi-même… il aurait fallu « s’enrichir auprès de Dieu / en Dieu » (v. 21).

« S’enrichir auprès de Dieu » : on peut se demander ce que ça signifie… de quoi il s’agit ?

Une autre parabole peut peut-être nous éclairer : celle du jugement dernier (cf. Mt 25, 31-46). Dans ce passage, le Seigneur est présenté, de façon imagée, comme un juge qui, à la fin des temps, opérera un discernement parmi les hommes, un peu comme un berger qui sépare les brebis des boucs. Mais ce qui est surprenant, c’est que ce Juge de la fin était, en réalité, un autre personnage au cours de l’histoire.
Bien avant de recevoir la figure d’un juge eschatologique, il en avait une autre, il occupait une autre place. Au cours de l’existence, il est venu à notre rencontre dans le rôle du « plus petit parmi mes frères ». Il a pris la figure du dernier, de celui qui est tout en bas. Il est entré dans la peau du malade, de l’étranger, de celui qui est nu ou affamé, du prisonnier.
Alors, si le Seigneur se rencontre dans le visage de l’autre, du plus petit… « s’enrichir auprès de Dieu » c’est peut-être cela : Porter attention…. se préoccuper… enrichir… donner sa présence et ses dons… à celui qui est tout bas… démuni, dans le besoin… et auquel le Seigneur s’identifie.

En même temps qu’il est tout en bas, le Seigneur est aussi Celui qui est tout en haut, Celui qui donne avec générosité, sans compter. Il est Celui qui fait grâce… qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes (cf. Mt 5,45).
Alors, « s’enrichir auprès de Dieu », c’est peut-être oser faire la même chose que lui… agir de la même manière que Seigneur : dans le don et la gratuité… avec générosité… par le don de ses biens (cf. Lc 14, 33) et le don de soi (Lc 9, 23).

Et c’est bien là l’interpellation que nous adresse l’Evangile : Là où le Créateur donne gratuitement et en abondance tous ses biens… suis-je en capacité de participer à son geste de création et de justice ?... suis-je capable de vivre et d’agir dans la même dynamique, le même élan, le même sens : c’est-à-dire, finalement, de façon sensée ?

Conclusion intermédiaire :

Ce passage de l’évangile nous montre donc comment habiter le monde… quel type de rapport entretenir avec la création et avec les autres :
Non pas un comportement de propriétaire ou d’épargnant, mais celui d’un gérant responsable de ce qui lui est confié… à commencer par son frère … Non pas un rapport d’avidité (v.15), d’accaparement ou de convoitise… mais une relation de reconnaissance – reconnaissance et gratitude pour les dons reçus, sans mérite – qui nous pousse à agir dans la même direction que le Créateur, à faire preuve, à notre tour, de don et de gratuité envers le prochain, envers le plus petit.

L’Evangile nous appelle à « ouvrir grand » nos greniers et nos cœurs… en acceptant de partager, en acceptant le risque de vivre dans le manque et le désir…. Car, en réalité, si chacun prenait ce risque, l’injustice disparaitrait.

Jésus veut nous montrer que ce n’est pas la logique du « toujours plus », du « trop plein » qui nous nourrit véritablement. Au contraire, cette logique là, a tendance à nous enfermer sur nous-mêmes.
Ce qui nous enrichit auprès de Dieu et des autres, c’est bien plutôt la logique du Père céleste : celle du don et de la gratuité… qui rend la création vivante et généreuse.

Cette parabole est donc une parfaite illustration de l’inversion de valeur à laquelle Jésus nous appelle : « qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera » (Lc 9, 23).

Contre la logique du gain, de l’excès, du « toujours plus » qui conduit à la cupidité… l’évangile nous lance deux mots d’ordre :
La modération et la sobriété, pour nous-mêmes ; le don et la générosité, pour les autres.
C’est en partageant les dons qui viennent de Dieu… que nous pouvons prendre part à cette vie juste, dont nous parle l’Evangile… à cette vie ajustée au désir de la « justice de Dieu » (cf. Mt 6, 33).

- Pause musicale -

* A travers la parabole du « riche insensé », nous venons de voir qu’une des questions fondamentales qui se pose à chacun, est la manière dont il regarde le monde.[1]
Le riche insensé était bloqué sur ses biens, ses richesses et ses récoltes. Cela l’empêchait de voir autre chose.

Pour rééduquer notre regard, Jésus nous appelle à ouvrir les yeux en direction de la création, et à nous laisser émerveiller (cf. Mt 6, 25-34) : 
« Regardez les oiseaux du ciel… observer les lis des champs… et constatez ! »
Pour comprendre la création et le Créateur… pour envisager l’acte de création comme un acte de donation, de don totalement gratuit… pour prendre conscience que tout nous est offert, par grâce… Jésus nous appelle à l’admiration, à la contemplation.

Contempler, c’est voir au-delà des faits… c’est voir l’œuvre du Créateur derrière sa création … c’est regarder le monde avec les yeux du cœur et de la foi.
Jésus nous appelle à discerner dans la création, l’acte de donation du Créateur.

Cette contemplation [2]… doit nous permettre d’aboutir à une conclusion : constater la vie qui nous est donnée, constater tous les biens qui nous sont offerts, constater l’amour du Créateur pour nous.

Si Dieu donne sans compter… s’il donne gratuitement sa nourriture aux oiseaux du ciel… et son vêtement, sa beauté magnifique, au lis des champs…. combien plus, il nous donne, et nous donnera encore, tout ce dont nous avons besoin… à nous qui comptons bien plus à ses yeux que les oiseaux et les lis… à nous – l’homme et la femme – la « fine pointe » de sa création, qu’il a voulu créer à son image… en nous donnant son logos : sa raison et sa parole, l’intelligence et le langage… pour faire de nous des co-responsables de l’évolution du monde (cf. Gn 1, 28), des co-créateurs de sa justice (cf. Mt 25, 31-46).

Constatant le don illimité de Dieu à notre égard… constatant que tout nous est donné… Jésus en conclut une chose … ou plutôt deux :
- D’abord, il nous appelle à vivre en paix, dans la confiance… à ne pas nous inquiéter inutilement…. à ne pas nous préoccuper des choses qui nous sont données, de la nourriture et du vêtement.
- Ensuite, à nous organiser pour recevoir ce que la vie nous donne… pour partager au mieux entre nous, les dons que Dieu nous offre, à travers sa création.
C’est là la pointe de ce passage de l’évangile :
Ne vous inquiétez pas inutilement pour ce qui vous est donné gratuitement, mais préoccupez-vous des autres… souciez-vous que ce don soit partagé entre tous… qu’il profite à chacun.
« Cherchez d’abord le royaume et la justice de Dieu, et tout le reste (la nourriture, le vêtement) vous sera donné par surcroît » (v. 33)

En ouvrant les yeux, pour contempler la générosité et la prodigalité du Créateur, Jésus nous appelle à adopter un rapport apaisé… une attitude confiante vis-à-vis de la création.
Dès lors – loin de continuer à accumuler par peur du lendemain, par crainte de manquer – ce rapport apaisé doit nous pousser à regarder dans une autre direction : vers l’autre.
Il doit nous permettre de recentrer notre attention ailleurs, sur notre véritable mission, sur ce qui doit être au cœur de notre préoccupation : non pas ce qui nous est donné gratuitement, mais ce que nous avons à en faire… à partager…. à donner.

Conclusion :

Dans l’évangile de Matthieu, ce passage sur « les soucis », « les préoccupations » se situe juste après un passage sur « Dieu ou l’argent (Mammon) ». Dans l’évangile de Luc, il se situe juste après la parabole du « riche insensé » (que nous avons entendue).
Ce qui est en jeu, c’est notre rapport au monde… et par là-même… notre relation au Créateur et à sa volonté de justice (de vie juste) :

L’œuvre de Dieu… sa justice… c’est de donner gratuitement sans compter…. Mais comment nous comportons-nous vis-à-vis de cette grâce, de ce don ?

Pour Jésus, nous avons, nous aussi, à faire œuvre de justice. Et cette justice… ce ne peut pas être celle de l’animalité, mais celle de l’humanité… Ce ne peut pas être la loi de la nature, la loi de la jungle, la loi du plus fort ou du « chacun pour soi » (ou la logique du néo-libéralisme qui écrase le plus faible, le moins compétitif), mais ce doit être la loi d’amour, la loi du don et du partage, qui consiste à prendre soin de chacun, à commencer par les plus petits (cf. Mt 25, 31-46), les plus fragiles, ceux qui ne sont pas en capacité de s’occuper d’eux-mêmes, par eux-mêmes.

Ce texte trouve une grande actualité dans notre monde d’aujourd’hui, marqué par un rapport d’avidité vis-à-vis des biens de ce monde…. par la volonté d’accaparement des richesses par une minorité d’individus… par le règne de la consommation, qui consiste le plus souvent à posséder, sans se préoccuper ni des autres, ni de leur condition de traitement, ni de la manière dont notre terre nourricière est exploitée… et par la logique de la concurrence, qui écrase, sans scrupule et sans état d’âme, les plus petits.

Malheureusement, l’effondrement dramatique d’un immeuble au Bangladesh, où travaillaient des femmes et des travailleurs pauvres, pour le compte de sociétés de prêt-à-porter occidentales – faisant des centaines de morts – montre, de façon scandaleuse, combien l’homme peut être insouciant, indifférent ou négligeant envers son frère… tout cela par appât du gain… par soucis d’économies et de profits.

A l’opposé de cette vision du monde… où l’argent est devenu une idole, un dieu capable de réduire les hommes en esclavage … l’Evangile nous invite à un changement complet de perspective… pour vivre dans la liberté et la gratuité :
Plutôt que de lutter les uns contre les autres, plutôt que de vivre dans la concurrence et la compétition entre nous…. constatons, observons, admirons. Alors, en ouvrant les yeux, nous comprendrons peut-être qu’il est inutile de vouloir arracher, accaparer ou saisir ce qui nous est déjà donné. Alors, en ouvrant les yeux, nous constaterons que la mission que Dieu nous confie – nous qui sommes fait à son image, nous qui avons reçu la terre en héritage – est bien plutôt, d’ouvrir la main, de lâcher prise, de nous réjouir des dons reçus, en les partageant entre tous.

C’est là que doit se situer notre préoccupation, selon Jésus : Non pas la peur du manque pour nous-mêmes, non pas la crainte du lendemain qui nous pousse à thésauriser, à accumuler. Mais le souci de l’autre, la préoccupation du partage, pour aujourd’hui.

Notre préoccupation première doit être la recherche de la justice, un meilleur partage des dons et des richesses que Dieu nous donne gratuitement.
Et pour se faire, Jésus nous appelle à regarder vers le Créateur… à imiter Dieu… à oser le don et la gratuité… pour faire advenir son royaume.
Amen.



[1] « La lampe du corps, c’est l’œil – dit Jésus – si ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière » (cf. Mt 6, 22).
[2] Le texte grec dit « Fixez le regard sur les oiseaux du ciel » (v.26), « instruisez-vous des lis des champs » (v.28)