dimanche 26 mai 2013

Mc 5, 1-20

Mc 5, 1-20

Lectures : Rm 8, 12-17 ; Jn 14, 15-27 ; Mc 5, 1-20
Thématique : Faut-il avoir peur de l’Evangile du changement, qui appelle notre participation ?
Prédication de Pascal LEFEBVRE [1] / Marmande, le 26/05/13.

Parmi les récits de miracles des évangiles, l’histoire de l’exorcisme du démoniaque de Gérasa fait partie des épisodes les plus surprenants…. les plus déconcertants, pour nos esprits modernes.
Il faut avouer que bien des choses peuvent nous étonner dans cette histoire : un homme possédé, errant parmi les tombes ; un régiment d’esprits impurs qui porte le nom de « légion » dans un pays occupé par l’armée romaine ; et des païens qui demandent à Jésus de repartir, suite au trouble qu’il vient causer.

Au 21e siècle, tout cela peut nous laisser perplexes … et septiques…. à commencer par cette histoire d’esprits impurs, de démons.
Mais, sans doute, faut-il accepter de dépasser la vision du monde… la « cosmologie » du 1er siècle… pour essayer d’envisager la richesse du message de l’Evangile, la Bonne Nouvelle qui s’y cache, derrière les représentations de l’antiquité.

Et, peut-être que la 1ère Bonne Nouvelle que nous fait entrevoir ce texte, à travers l’histoire de cet homme, qui se trouve être sous l’emprise de forces mauvaises qui le dépassent, qui vit comme un « aliéné », un étranger à l’espèce humaine, plongé dans la solitude et la souffrance… à la limite de la démence et de la folie… c’est que rien n’est impossible à Dieu… qu’aucune situation (si étrange soit-elle), aucune personne (si étrangère soit-elle, à vue humaine) n’est ignorée de Dieu.
Il s’agit, avant tout, d’un récit de guérison… de résurrection[2]… qui nous raconte le salut d’un homme, touché par le Royaume, le monde nouveau de Dieu, incarné par Jésus Christ.

Mais, à travers cette histoire, nous voyons que le salut vient aussi modifier… perturber… la vie d’autres hommes… que ce salut provoque des changements que tous ne sont pas prêts à accepter.
A travers, la réaction des habitants, des témoins de la scène, l’Evangile vient nous interroger : Est-ce que l’Evangile du Royaume… l’Evangile du changement… nous fait peur ? Est-ce que nous sommes prêts à nous laisser bousculer par lui ? Est-ce que nous sommes prêts à nous y engager ?... ou préférons-nous que Jésus nous laisse tranquille… qu’il nous fiche la paix (comme le souhaitent les habitants du pays) ?

Alors…. Voyons, plus en détails, de quoi il en retourne dans ce passage :

Jésus arrive de l’autre côté du lac, en terre étrangère.
Aussitôt débarqué, un homme possédé vient à sa rencontre. Il vient depuis les tombeaux où il réside, à l’écart du monde des vivants… en marge de la communauté humaine.
Tout dans le récit indique l’impureté du lieu : un territoire païen, un cimetière, un homme possédé, la proximité d’un troupeau de porcs.

L’allusion aux cochons – animaux considérés comme impurs par les Juifs – est un indice qui peut nous éclairer dans notre lecture :
Comme le territoire d’Israël, ce pays païen est occupé par les armée romaines.
Toutefois, à la différence d’Israël, ici, l’élevage des porcs est possible et même, sans doute, florissant. Il faut bien nourrir les « légions » romaines. Et on peut penser que l’élevage « industriel » des porcs – le texte parle de deux mille cochons –  est l’occasion d’un véritable essor économique … et même d’un commerce lucratif… pour les habitants du pays.
Dès lors, la première préoccupation de ces gens est la production.
Ils n’ont que faire de celui qui n’est pas comme les autres… de cet individu « aliéné »… considéré comme un monstre inhumain, comme une bête.

Bien trop préoccupé par le travail… il semble que personne n’ait pris à cœur le sort de cet homme… que personne n’ait pris le temps de s’occuper de lui : de l’appeler par son nom, de lui parler, d’essayer de le réintégrer, de l’aider, pour le libérer de son état d’aliénation ?
La seule chose que les habitants – prétendus humains – ont essayé de faire avec lui – mais sans y parvenir, compte tenu de sa force surhumaine – c’est de le « lier », de le museler… de le confirmer dans son emprisonnement, pour l’enchainer davantage dans son malheur, pour l’isoler et l’enfermer, afin qu’il cesse de gêner, de crier et de se mutiler avec des pierres, dans les tombeaux et les montagnes.

Jésus, lui, vient d’arriver… et sa première préoccupation va être de s’occuper de cet homme qui vient à sa rencontre… de le libérer de l’esprit impur qui l’empoisonne et l’emprisonne (v.8).

Si l’homme est devenu insensé… s’il ne s’exprime que par des cris[3], des vociférations confuses… l’esprit impur qui habite en lui, sait parfaitement qui est Jésus : l’envoyé du Dieu très haut (v.7).
Il exprime même la crainte de Dieu et le souhait de ne pas être tourmenter (v.7). Il aimerait évidemment que Jésus lui fiche la paix.

Il y a là une dualité… une contradiction… qui exprime la confusion et le conflit à l’intérieur-même du possédé :
S’il accourt vers Jésus, c’est qu’il souhaite guérir… mais, en même temps, il a peur : peur que la guérison lui amène des souffrances.
L’esprit impur a peur, lui aussi… Il sait très bien que Jésus a le pouvoir de l’expulser.

Comme pour ramener l’homme à lui-même, à sa véritable identité, Jésus lui demande son nom.
A travers le nom de l’esprit impur : « légion », l’évangile nous indique que ce n’est pas un esprit, mais une multitude d’esprits qui possèdent cet homme.
Le réformateur Calvin dira que c’est une « gendarmerie de diables » qui déchirent cet homme. Et c’est bien le sens étymologique du mot « diabolos »[4] qui veut dire : celui qui divise, qui désunit, qui s’interpose, qui se met en travers.
Le nom de « légion » renvoie à cette division, à l’éclatement de celui qui ne peut plus parler en son nom, qui ne peut plus être lui-même, qui ne peut plus dire « je » comme un sujet… mais « nous », car il est sous l’emprise d’une personnalité multiple… de plusieurs puissances qui agissent en lui.

Mais « légion » – le nom n’a pas été choisi par hasard – c’est aussi le nom… le symbole de l’occupant romain…  de celui qui préoccupe tant les gens de la ville.
Alors… si le possédé… comme pour appeler au secours… emprunte ce nom si important pour ceux de la ville… c’est peut-être pour être entendu.
C’était peut-être pour que les gens du pays prennent enfin le temps d’être humain, de se mettre à l’écoute, de prendre soin de lui.
Et c’est justement ce que va faire Jésus : prendre le temps de la rencontre et de l’échange de paroles, pour faire accéder l’homme au langage… pour lui permettre de passer des cris à la parole.

Pour Jésus… aucune situation n’est sans issue, même celle du possédé.
C’est là – comme je le disais en préambule – le premier message de ce récit :
Aussi bien pour Jésus, que pour ceux qui le suivent, aucune situation n’est sans espoir, sans avenir… destinée à l’échec ou à l’impasse.

On voit bien, dans cette histoire, que le possédé va essayer de se dérober en donnant un faux nom… un nom générique – légion ou régiment – quand Jésus l’interroge sur son identité.
Mais… contrairement à tous ceux qui ont peur… cela n’impressionne pas Jésus. La confiance et l’assurance qu’il a en Dieu son Père, sont telles, qu’il sait qu’aucune puissance secrète ne peut s’opposer au salut de Dieu :
Le possédé va être définitivement délivré de son malheur… et cette délivrance va venir se répercuter sur son entourage.

Redoutant d’être chassée hors de la contrée… et en quête d’un nouvel asile… la légion d’esprits impurs supplie Jésus de l’envoyer dans le troupeau de porcs, à proximité.
Mais la permission de Jésus est le piège qui se referme sur eux. Les deux mille porcs se précipitent dans la mer, faisant ainsi revenir l’adversaire « légion » vers son lieu d’origine : les abîmes.

Le chiffre impressionnant de « deux mille » confirme l’état de déshumanisation avancé auquel était parvenu l’homme possédé.
Le fait que les cochons se suicident, en se précipitant du haut de l’escarpement dans la mer, dévoilent la nature de cet esprit impur : il s’agissait véritablement d’un esprit de mort.

Par ailleurs, l’anéantissement de l’ensemble du troupeau de porcs (avec la « légion » d’esprits impurs) laissent entendre que ce qui se joue entre le possédé et Jésus, dépasse le cadre d’une affaire personnelle… d’un problème individuel.
Pour que le possédé existe comme sujet… pour qu’il soit rétabli dans son identité… il est nécessaire qu’un nouvel équilibre s’opère. Cette rectification… cette restauration… désigne plus largement un problème collectif.

Les porcs qui se noient symbolisent le véritable lieu du problème : il faut que quelque chose change dans le rapport des habitants à leur préoccupation… leur activité économique.
Il faut que celle-ci cesse de prendre le dessus, de constituer la priorité, en occultant l’humain, le souci de l’autre… l’intégrité de l’individu.

Ceux qui ont assisté à la scène sont frappés de stupeur.
Toute la ville accourt écouter le récit de cet événement étonnant.
Mais le plus surprenant est la réaction des témoins devant le possédé, revenu à lui, assis, habillé et dans son bon sens (v.15).
La crainte les saisit. 
Pourquoi cette peur ?

Est-ce la crainte devant la manifestation du divin ? ou devant l’autorité de Jésus capable de réaliser un tel exorcisme ?
Est-ce la crainte devant l’homme… devant le nouvel état du démoniaque, revenu à lui… à la vie… restauré dans sa dignité, sa personnalité et sa raison ?
Evidemment… la reconnaissance de cette humanité laisse entendre que les autres n’avaient rien fait pour lui. Elle souligne le péché de ceux qui ne s’étaient jamais préoccupés de cet homme… jusqu’alors considéré comme une bête inhumaine.
Ou n’est-ce pas plutôt la crainte devant Celui qui – par ses paroles et ses actes – vient contester nos priorités et nos valeurs… en provoquant la perte de deux mille porcs : une perte économique considérable pour les éleveurs locaux… une perte qui vient interroger nos priorités, nos choix, nos compromissions :

Ne valait-il pas mieux pour les habitants de la région qu’un seul soit « fou » à l’écart de la ville, dans l’indifférence général, pour que les autres puissent continuer à vaquer à leurs occupations et à faire des affaires ?
Mais si le « fou » est guéri, c’est tout l’équilibre qui est rompu.

Ne valait-il pas mieux que les symptômes de la folie demeurent chez un seul, pour que tous aient l’impression de n’avoir aucun problème, pour que tous soient convaincus d’avoir fait le bon choix : faire du busines… élever des porcs pour l’occupant romain… plutôt que se préoccuper du sort des malheureux… Il faut bien vivre !

La présence de Jésus est venu perturber et déstabiliser l’équilibre fragile dans lequel chacun a construit son existence : le démoniaque dans son tombeau ; les porcs à paître sur les collines ; les hommes dans la ville.
Mais Jésus est passé par là… le règne nouveau de Dieu a soufflé… le salut est arrivé…
Et désormais… tout est chamboulé… rien n’est plus comme avant :
Le démoniaque n’est plus dans les tombeaux, parmi les morts, mais vivant dans son bon sens ; les animaux impurs destinés aux Romains sont au fond de la mer avec les esprits impurs « légion » ; les habitants se sont retrouvés ensemble hors de la ville.

Tout cela fait peur…
Les habitants viennent de découvrir les prémices du royaume de Dieu…
Ils comprennent que pour que ce royaume adviennent… pour commencer à sauver le monde de tous ses démons…  il va falloir qu’ils fassent des choix… il va falloir qu’ils changent… il va falloir qu’ils y participent.

Tout cela fait peur !
La rencontre et la parole de Jésus ont le pouvoir de changer les choses : tout cela inquiète… où allons-nous avec un tel souffle de liberté ?

Et nous… qu’en pensons-nous ?
Sommes-nous comme ces hommes… ces païens qui préfèrent demander gentiment à Jésus de partir… de peur que leurs choix et leurs manières de vivre soient remis en question par l’Evangile ?
Ou faisons-nous partie de ceux qui accueillent le Christ… pour nous laisser changer par lui… en acceptant qu’il vienne questionner nos choix de vie et nos priorités… qu’il vienne perturber nos habitudes… pour y mettre de la nouveauté… pour nous libérer, nous sauver… pour nous faire advenir à nous-mêmes… comme ce possédé, qui, grâce à Jésus, a pu être restauré comme sujet, dans son identité d’enfant de Dieu.

Acceptons-nous le règne du changement avec Jésus… un changement qui implique notre participation… ou demandons-nous à Jésus de nous laisser tranquille comme ces païens ?

Précisément… dans l’autre texte que nous avons entendu… dans l’évangile de Jean (cf. Jn 14, 15-27)… Jésus nous appelle à accueillir sa paix… son Esprit de paix.
Ce n’est pas un esprit qui nous laisse en paix… qui nous fiche la paix… mais un Esprit de vérité… qui donne la paix… qui apporte la paix, là où l’homme est restauré à sa vérité devant Dieu.
C’est un Esprit qui nous appelle à la confiance, et non à la crainte (Jn 14, 27 ; Rm 8, 15)… qui nous pousse à accueillir le souffle de Dieu, pour nous laisser renouveler et transformer par le Christ.

Cet Esprit de guérison… ce souffle de libération … c’est justement celui qui vient souffler sur le possédé de Gérasa au moment où il rencontre Jésus sur sa route. Et c’est la raison pour laquelle, il n’a qu’un souhait : rester avec Jésus.

Mais, Jésus refuse. Il ne veut pas devenir le gourou de cet homme.
Désormais libre, il a mieux à faire de sa liberté recouvrée : Il va pouvoir réintégrer la communauté des vivants, retrouver ses proches, prendre sa vie en main, et témoigner autour de lui de la Bonne Nouvelle du salut… de ce Jésus Christ, capable de changer la vie des gens : de ceux qui acceptent de se laisser rencontrer par lui… de le laisser agir en soi.

Le possédé est désormais sujet de sa propre parole. Et il en profite pour parler, pour prêcher, pour raconter tout ce que le Seigneur a fait pour lui (v.20).

Alors… frères et sœurs… chers amis… encore une question… un mot sur ce texte… pour conclure :

Je crois que l’Evangile de ce jour… à travers la réaction des gens de ce pays païen (une situation qui est proche de la nôtre… nous qui vivons aujourd’hui dans un monde déchristianisé) …. nous rappelle une chose importante :
Le règne de Dieu ne vient pas de façon magique. Il réclame que nous soyons partie prenante.
Pour la libération et la réintégration du possédé, il y avait un prix à payer. Et cela, les gens de Gérasa ne l’acceptent pas, parce qu’ils sont mis devant le fait accompli.

C’est parce qu’ils pressentent cet appel à changer… à prendre part au Royaume … qu’ils ont peur… ils ne savent où cela va les mener… ils n’ont pas encore confiance en Jésus.

Si Jésus reste plus longtemps parmi eux… ils savent très bien qu’il y aura d’autres occasions où on leur demandera de s’engager eux-mêmes et de payer le prix, non pas pour eux-mêmes, mais pour d’autres. C’est là, en effet, semble-t-il une des règles du monde nouveau de Dieu.
Alors… face aux poids des habitudes… face à la peur de la nouveauté du Royaume… les gens de Gérasa choisissent de renoncer par avance. Ils prient Jésus de quitter leur territoire.

Et c’est toute la limite de l’action de Jésus… quand il rencontre la liberté humaine… capable de refuser son offre de salut :
Le libérateur (Jésus) est finalement expulsé du pays par ses habitants, tandis que l’oppresseur (légion) y demeure… même s’il est désormais hors d’état de nuire.
Ce renversement montre que les hommes préfèrent parfois abdiquer la liberté, plutôt que d’adhérer au message de Jésus… plutôt que de vivre la liberté que le Christ propose.

Bien sûr… comme Jésus est toujours celui qui offre, qui appelle et qui sert… sans rien imposer… il va repartir. Pour autant… sa mission en territoire païen – même de courte durée – n’aura pas été un échec. Il va repartir en laissant un témoin… une graine… une chance de semer et de propager la parole libératrice du règne de Dieu. 

Mais la réaction de ces gens doit nous interpeller…
Elle nous rappelle que l’Evangile est, avant tout, une Bonne Nouvelle à recevoir et à transmettre :

A travers la guérison de ce possédé… l’évangile vient nous redire, encore une fois, qu’aucune situation n’est jamais bloquée… sans issue :
C’est de ce salut toujours possible… dont nous sommes appelés à être les témoins.

Au contraire de la peur … exprimée par les païens de ce pays lointain… nous sommes appelés à nous enraciner dans la confiance… à répondre… à faire preuve de responsabilité dans l’accueil de la Bonne Nouvelle du Royaume.

Nous sommes appelés à y prendre part… à nous laisser changer et transformer par l’Esprit du Christ… par le souffle que Dieu nous donne… pour sauver le monde de ses mauvais démons… pour semer, là où nous vivons, la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu.

Amen.



[1] Inspiré par le commentaire d’Elian Cuvillier, L’Evangile de Marc, Bayard - Labor et Fides, 2002.
[2] L’homme va passer de la confusion, de la dislocation, de la mort, des tombeaux… à la vie rendue par Jésus.
[3] Marc, comme Luc, utilise le verbe grec « kratzo », une onomatopée du cri des corvidés.
[4] A noter que l’évangile utilise ici le terme de « démon » plutôt que celui de « diable ».

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