dimanche 28 avril 2013

La justice de Dieu


La justice de Dieu - Mt 25, 31-46
Lectures bibliques : Gn 1, 24-31 ; Mt 6, 33 ; Mt 25, 31-46
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 28/04/13.
(Largement inspiré d’une étude biblique de Gerd Theissen.)

* Le constat de l’injustice du monde constitue un des principaux obstacles à la foi en un Dieu juste. Il vient interroger, de façon fondamentale, l’idée de « justice de Dieu ». Ecoutons ce que dit Job :

« Pourquoi donc les méchants sont-ils encore en vie,
pourquoi accroissent-ils leur pouvoir avec l'âge ?
Ils voient leurs descendants s'installer auprès d'eux,
ils peuvent contempler tous leurs petits-enfants.
Chez eux tout va très bien, on ignore la peur […]
Tambourin et guitare accompagnent leurs chants ;
ils prennent du plaisir à écouter la flûte.
Après avoir passé leur vie dans le bonheur,
ils descendent en paix dans le monde des morts. […]
Certains ne sont pris par la mort qu'en plein bonheur,
ils vivent sans soucis, parfaitement tranquilles.
Ils portent l'embonpoint des gens trop bien nourris,
ils sont encore tout pleins de vitalité.
Mais d'autres n'ont connu qu'une existence amère
et n'ont jamais goûté un instant de bonheur.
Les uns et les autres sont couchés dans la poussière […] » (Jb 21, 7-26)

Voilà le constat réaliste et amer que nous livre Job :
Nous vivons dans un monde où règne l’injustice… dans un monde où des innocents souffrent injustement, tandis que prospèrent impunément bien des crapules.

Ce constat lucide et terrible… nous en avons encore été les témoins cette semaine, dans notre actualité… à travers l’effondrement d’un immeuble au Bangladesh, où travaillaient plus de 3000 personnes – essentiellement des femmes et des travailleurs pauvres – dans des ateliers de confection pour des grandes marques de prêt-à-porter occidentales.
Il semblerait que les propriétaires n’aient pas tenu compte des avertissements et des menaces de fissures dans les mûrs.
En un mot… il semblerait que personne ne soit réellement préoccupé du sort de ces travailleurs précarisés… que l’indifférence et la négligence des uns soient indirectement responsables du malheur (de la souffrance et de la mort) des autres.
C’est là… malheureusement… un fait d’actualité qui vient rendre tout à fait concret l’injonction… l’appel que nous lance aujourd’hui l’Evangile, à travers le discours de Jésus qui se conclut dans une image… une parabole du jugement dernier.

Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans ce passage de l’évangile, je crois qu’il faut précisément partir de la réalité qui est la nôtre :
Le monde dans lequel nous vivons, est un monde ambigu, semé de beauté et de laideur, semé de bonté et de méchanceté. C’est un monde où l’on peut rencontrer des choses magnifiques et des personnes admirables, mais c’est aussi un monde où règnent, en bien des endroits, l’injustice, la loi du plus fort, du plus riche, du plus puissant, qui écrase, dans l’insouciance, et sans vergogne, nombre de plus faibles, de plus petits.

Dans notre monde tel qu’il est, c’est d’abord l’inégalité qui est de mise. Les chances de vie, de croissance, de développement, de réussite, sont inégalement réparties entre les individus. Ceci est un fait dont chacun peut facilement se rendre compte.

Alors… bien sûr… on pourrait se résigner, se décourager, baisser les bras et ne rien faire. Mais ce serait aller à l’opposé du chemin que nous propose l’Evangile.
On pourrait aussi se retourner vers Dieu… et crier à l’injustice et au scandale… mais, ce faisant, nous opérerions un étrange retournement : Qui sommes-nous, pauvres créatures, pour convoquer Dieu, notre Créateur, devant le tribunal des hommes ? Qui sommes-nous pour demander des comptes à Dieu ?
La Bible ne nous laisse-t-elle pas plutôt entendre que Dieu lutte, lui aussi, à nos côtés, contre le mal ?

Le mal est une réalité dont on peut faire l’expérience, mais une réalité dont l’origine n’est pas expliquée dans la Bible.
Lorsque nous arrivons dans l’existence, il nous précède…il est déjà là, comme une réalité qui s’impose à nous.
A tout moment, nous avons la possibilité de le rencontrer. Et à chaque choix que nous avons à faire, nous pouvons lui donner de l’espace ou, au contraire, tenter de diminuer sa puissance, sa capacité de propagation, dans notre monde et notre vie.

* Il me semble que le livre de la Genèse prend acte de cette réalité.
Dans le premier chapitre, lorsque Dieu crée l’homme à son image, il lui confie aussitôt une responsabilité. Il le rend co-créateur. Il lui demande de soumettre, de dominer la terre, et de commander les animaux.
Je crois qu’on peut entendre cette demande de Dieu comme un appel à dépasser ce que nous appelons « la loi de la nature » ou « le droit naturel »[1], qui se résume, en réalité, bien souvent (dans la nature, comme dans le néo-libéralisme), à « la loi de la jungle », c’est-à-dire, à « la loi du plus fort », qui écrase et domine le plus faible.

« Dominer la terre » (cf. Gn 1,28), ce n’est certainement pas l’écraser ou l’exploiter, mais bien plutôt la maitriser, en la connaissant, en prenant conscience de sa beauté et de sa fragilité, de ses forces et de ses faiblesses.
« Dominer la terre », c’est faire usage de l’intelligence, de la raison que Dieu nous a donné, pour canaliser la force brute de la nature, des animaux ou des propriétés des plantes, pour les mettre au service de la vie… pour dépasser « la loi du plus fort », en prenant soin de ce qui est plus faible, plus fragile, plus petit.

Autrement dit… on peut envisager la responsabilité que le Créateur offre à l’homme en termes de « justice ».
Là où « la loi du plus fort » risque d’aboutir à l’écrasement de la créature la plus faible, la plus petite… là où règne l’animalité… Dieu invite l’homme à mettre en place une autre loi – qui n’a rien de naturelle – une loi qui répare l’injustice du monde, une loi qui consiste à prendre soin des créatures qui ont reçu le moins de chance de vie, de croissance, de développement.

* Le passage de l’évangile de Matthieu que nous avons entendu nous permet également d’aboutir au même constat. Mais pour y parvenir, il prend un autre chemin.
Il ne part pas du début, de la création, de ce que Dieu attend de l’homme, de la responsabilité qu’il lui confie. Mais il part, au contraire, de la fin, du jugement dernier, pour nous permettre d’envisager a posteriori ce qui était attendu de l’homme, ce qu’il avait à faire, et à quel moment il a vraiment répondu à sa mission : venir en aide aux créatures les plus fragiles, les plus petites, les moins chanceuses.

Pour nous faire comprendre ce que Dieu attend de nous… en partant de la fin… Matthieu nous présente Dieu comme un juge, qui, à la manière d’un berger, va séparer les brebis des boucs (ou des chèvres).
Mais, tout l’intérêt de cette image c’est qu’elle est profondément modifiée par un élément totalement surprenant :
Dans sa description du jugement dernier, le Seigneur ne se rencontre pas d’abord comme un juge (ça c’est seulement à la fin de son existence que chacun le découvre), mais il se rencontre, durant la vie, comme un frère, comme un semblable… plus exactement, comme le « plus petit parmi mes frères ».

A vrai dire, c’est là l’élément essentiel – l’effet de surprise – qui permet de faire basculer …. et qui vient bousculer… notre manière de comprendre la justice de Dieu.

* De façon générale, les grandes religions représentent Dieu comme un juge. La tradition biblique en fait partie. En tant que « Dieu juge », elles croient que Dieu est une sorte d’arbitre qui récompenserait les formes réussies de la vie, et qui rejetterait les formes ratées de la vie.
Mais cette image s’est peu à peu transformée, sous la pression d’une question décisive que l’on est en droit d’adresser à tout juge : est-il juste ? Dieu est-il juste ?
Comment concilier la souffrance dans le monde avec la conception d’un Dieu juste ?

Le Nouveau Testament n’apporte pas de réponse théorique à cette question. Mais nous y trouvons continuellement des pierres d’achoppement, qui nous aide à prendre cette question insoluble par un autre bout.
Dieu a aussi affaire avec le mal, avec l’injustice du monde. Il doit, lui aussi, lutter contre le chaos, contre l’indifférencié et l’indifférence… pour organiser et ordonner sa création, pour qu’elle soit véritablement une création bonne, pour ses créatures.

Pour nous permettre de comprendre la manière dont Dieu agit, pour nous montrer ce qu’est la justice de Dieu et en quoi il se rend solidaire de sa création, l’Evangile nous propose de changer de point de vue : de ne pas voir Dieu comme « un juge » indifférent et impartial, qui se mettrait à distance de ceux qu’il juge, mais de le voir davantage comme un « auteur » et un « acteur »… comme « une personne » impliquée dans son acte de création… à la fois, comme un Père et comme un frère.

- A la question que chacun est en droit de se poser « Si Dieu est un juste juge, pourquoi les crapules se portent-elles aussi bien ? », l’évangile apporte la réponse suivante :
Dieu… tel un Père céleste… « fait briller son soleil sur les bons, comme sur les méchants, il fait tomber sa pluie sur les justes, comme sur les injustes » (Mt 5,45).
Considère donc le fait qu’il laisse vivre les crapules à leur aise, comme un signe de sa générosité et de sa bonté. Et surtout : prends-le en exemple ! Aime de manière aussi souveraine que Dieu, même ton ennemi, même les être les plus dégoûtants, mêmes les petites et les grandes crapules.

- A la question « Si Dieu est un juste juge, pourquoi les bons sont-ils si mal récompensés pour leurs efforts ? L’un a du succès, l’autre vivote ! », l’évangile apporte la réponse suivante :
Relis la parabole des ouvriers dans la vigne (cf. Mt 20, 1-16). Les uns ont travaillé toute la journée, d’autres moins, les derniers n’ont travaillé qu’une petite heure, juste avant la fin du travail. Mais tous reçoivent le même salaire.
Es-tu envieux, parce que Dieu est bon envers ces derniers travailleurs, qui n’ont fait que très peu d’efforts ?

- A la question « Si Dieu est un juste juge, pourquoi Dieu est-il si inconséquent qu’il offre toujours aux crapules une nouvelle chance ? », l’évangile apporte la réponse suivante :
Relis la parabole du père prodigue ou du fils retrouvé (cf. Lc 15, 11-32). Dieu fait grâce ; il offre à chacun de recommencer, non pas une fois, mais 7 fois, voire 70 fois 7 fois, c’est-à-dire indéfiniment (cf. Mt 18, 21-22). Car toi aussi, tu es, de temps en temps, une petite crapule. Et Dieu se réjouit quand tu te convertis, quand tu reprends le bon chemin.
Relis la parabole du serviteur impitoyable (cf. Mt 18, 23-35), à qui une grosse somme d’argent est remise, mais qui ose réclamer une petite somme à son débiteur ! Veux-tu te comporter comme lui ?
A toi aussi, dans sa générosité, dans son inconséquence, Dieu t’a remis une petite ou une grosse méchanceté. Et tu voudrais maintenant insister pour qu’un prochain soit sévèrement puni à cause d’une petite ou d’une grosse méchanceté ?

- Enfin, à la question décisive « que puis-je dire alors à ceux qui dans ce monde ont été lésés ? aux affligés ? Dois-je leur dire que c’est la volonté de Dieu que cela aille moins bien pour eux que pour d’autres ? »
Certainement pas ! Ecoute bien ce discours du grand tribunal du monde (cf. Mt 25, 31-46). Lorsque tu rencontres des gens qui ont été lésés – des étrangers, des malades, des prisonniers, des hommes et des femmes qui n’ont pas assez à manger, à boire, pour se vêtir – alors, sache-le : en eux, c’est Dieu lui-même qu’il t’est donné de rencontrer. Si tu t’écartes d’eux, dans l’indifférence, alors tu t’écartes de Dieu lui-même. Leur misère est son appel !

* Ce qui peut changer notre manière de comprendre la justice de Dieu, c’est que le Seigneur ne se place pas d’abord du point de vue du juge… c’est qu’il entre lui-même dans le rôle de ceux qu’il juge… dans la peau de ceux qui ont faim et soif, de ceux qui sont malades, nus ou en prison.
Il n’essaie pas de représenter le monde comme un monde juste. Mais il part du constat de l’injustice du monde, de l’injustice à réparer.

Constatant cette injustice… constatant la cruauté scandaleuse du monde… de tant de vies gâchées, écrasées, mises à mal… l’Evangile vient d’abord nous dire que Dieu lui-même en souffre et en crève.
Il crève dans tous ceux qui ont faim et soif, qui sont nus, malades ou prisonniers.

Pour en prendre conscience, il faut relire l’Evangile :
En l’homme Jésus, nous avons l’image d’un Dieu qui n’a cesse de guérir, de libérer, de sauver ceux qu’il rencontre.
A Gethsémané, en Jésus, il est venu partager avec nous la peur, la mort et la douleur. Il s’est rendu solidaire de la souffrance humaine… solidaire avec toutes les créatures.

Et c’est justement pour cela qu’il attend beaucoup de nous :
Il veut que nous n’abdiquions pas toute responsabilité… que nous ne nous laissions pas accabler et paralyser par l’injustice.
Il veut que toutes ces personnes et ces situations deviennent pour nous un puissant appel à la solidarité, à la fraternité, à la bonté… au dépassement de l’injustice et de la jalousie.
Alors nous ferons partie, nous aussi, des justes et des saints, de ceux dont il émane une chaude lumière dans un monde froid.

En changeant de place, en quittant son rôle de juge, pour occuper la place du frère, du petit, de celui qui vit une situation de précarité ou de souffrance, le Seigneur nous invite, nous aussi, à changer de place, à nous mettre à la place de l’autre : il nous appelle à passer du statut d’observateur, du juge de Dieu ou du monde… au statut d’acteur, de co-créateur de la justice de Dieu.

(En d’autres termes… il nous appelle accepter de recevoir de l’aide ou à être comme le bon Samaritain, qui agit par amour, en secourant un Juif, qui est pour lui un étranger, voire un ennemi (cf. Lc 10,29-37).)

Dès lors, nous ne pouvons plus simplement demander : le monde est-il juste ? Dieu est-il juste si les chances de vie sont distribuées de manière si différente entre les créatures ? Mais demandons plutôt : faisons-nous partie des justes ? Faisons-nous partie de ceux qui ne font pas la sourde oreille à l’appel de Dieu devant la détresse des autres (les étrangers, les malades, les prisonniers) ?

Personne n’exige de nous, que nous transformions le monde entier en monde juste.
Nous ne sommes pas des « supermen », des sauveurs du monde, et la justice ne se mesure pas au bien-être du plus grand nombre possible d’hommes.
Elle se révèle par rapport à la minorité de ceux qui se tiennent tout en bas, des « plus petits ». C’est là le critère de la justice selon l’Evangile : le bien fait « au plus petit parmi mes frères », à celui qui vit dans la misère, l’épreuve ou la souffrance.
Et cela signifie qu’il y a déjà quelque chose – un premier pas sur le chemin de la justice – que chacun pourrait entreprendre : C’est de ne pas laisser ceux qui souffrent dans la solitude et l’isolement.

Pour bien comprendre ce que Dieu attend de nous, il faut accepter de nous laisser bousculer par l’Evangile, pour reconfigurer l’image traditionnelle que nous pouvons avoir du « Dieu juge » et des critères de sa justice :
Dieu n’est pas Celui qui choisit les tentatives réussies de notre vie et qui rejette les tentatives ratées.
Le juge du monde se rencontre dans le rôle de l’autre, dans le visage du frère.
Il se tient lui-même du côté de la vie apparemment ratée. Et la vie réussie, il la mesure au fait de vivre solidaire avec les faibles, les affamés, les malades, les prisonniers.

En d’autres termes, il est un juge qui se tient lui-même du côté de la victime, de son enfant qui souffre. Il est juge d’une toute autre manière que nous croyons… et il demande nos cœurs et nos mains, pour qu’avec nous, enfin, justice soit faite !

Conclusion : Alors… pour conclure, chers amis, frères et sœurs, que pouvons-nous retenir de cette méditation ?

Trois points, peut-être :

- Premièrement, le livre de la Genèse nous rappelle que le monde a été créé par Dieu de telle manière qu’au cours d’une longue évolution l’homme a surgi : il est la première créature qui peut se considérer comme co-créateur.
Dieu lui a confié un programme, qui se résume de la sorte : agis comme si tu était co-responsable de l’évolution du monde.
L’homme est le co-créateur lui-même créé, de Dieu. Dieu l’a cru capable d’être co-créateur de sa justice.
L’Evangile nous le redit : nous sommes appelés à chercher le royaume et la justice de Dieu, ici et maintenant (cf. Mt 6, 33).

- Deuxièmement, l’Evangile nous invite à changer de regard sur Dieu et sur nous-mêmes.
Dans un monde confronté à l’injustice et à la souffrance, dans un monde où les chances de vie sont inégalement réparties, « le plus petit parmi mes frères », celui qui vit dans la détresse : c’est lui qui doit être le critère de la justice, selon Jésus. Et c’est d’après ce critère – simplement humain (on pourrait dire « humanitaire ») – que nous serons jugés.
Cette vision universaliste de la justice de Dieu vient clouer le bec à tous les religieux, à ceux qui prétendraient que seuls les « bons croyants » seront sauvés.

L’évangéliste Matthieu reprend ici un discours sur le jugement dernier initialement centré sur Israël, en le modifiant dans une perspective universaliste.
Pour lui, le Christ ne se rencontre pas seulement à travers sa Parole et à travers l’Esprit saint, il ne se rencontre pas seulement dans l’Eglise du Christ, dans une communauté vivante, mais il vient incognito à la rencontre de chacun, à travers chaque être dans le besoin.
C’est incognito que se rencontre Celui qui juge le monde, dans le visage de chaque être humain. Sont déclarés justes tous ceux qui aident les êtres humains dans le besoin.

Personnellement, c’est à cause de cette part d’incognito que je trouve cette image du jugement dernier, particulièrement saisissante et attachante.
Ne sachant pas dans quel rôle, dans quel visage, à travers quel frère, le juge du monde est venu ou viendra nous rencontrer, nous sommes appelés – et pour ainsi dire « condamnés » – à vivre dans la gratuité de l’amour avec tous nos frères… car c’est là, en l’autre, que peut se découvrir un visage… une image de Dieu.

- Enfin, une dernière remarque :
Je crois qu’il est nécessaire de garder dans notre esprit l’image du jugement dernier que Jésus nous donne, tout en la dépassant.
La séparation entre le juste et l’injuste ne peut pas s’effectuer entre les personnes, comme entre des brebis et des boucs. Cette frontière passe en réalité en chacun de nous. En chacun se découvrent des traces d’ombre et de lumière.
Le but de l’Evangile n’est pas de nous faire peur, mais de nous appeler à marcher, à la suite du Christ, dans le chemin de la justice de Dieu.
Le motif de l’action éthique ne peut pas être la crainte, mais l’amour. C’est ce que nous rappelle l’Evangile.

Et cela nous laisse avec une préoccupation, pour donner le meilleur de nous-mêmes… avec une question que nous pouvons garder en nous pour chaque jour :
« [Comment] mon action de cet instant peut-elle aider mon prochain à être un homme [digne… un homme debout… un homme] devant Dieu » ? (cf. D. Bonhoeffer)
Amen.



[1] Nous n’employons pas ces expressions dans leur acception classique. 

dimanche 21 avril 2013

Jn 20, 1-10. 19-31


Jn 20, 1-10. 19-31
Lectures bibliques : Jn 20, 1-10. 19-31
Thématique : Passer de la vue à la foi & de la Croix au pardon
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 21/04/13
Culte à l’issue d’un Week-end KT (thème : le temps de l’épreuve et du doute)

Le chemin proposé par l’évangile de Jean est une Pâque, un passage :
Il nous appelle à passer de la vue des signes (des miracles accomplis par Jésus, de la découverte du tombeau vide, des apparitions du Ressuscité) à la foi (c’est-à-dire à la transformation de notre relation à Dieu – au Dieu de Jésus Christ – à une foi vivante qui renouvelle notre existence).

Tout l’enjeu de ce passage est là :
A travers deux personnages – Jean (le disciple bien-aimé) et Thomas – l’évangile nous invite à passer de la vue à la foi.

Car il y a une grande différence entre « voir » et « croire » :
Le « Voir » n’implique pas forcément le témoin. Il peut rester sans conséquence.
« Voir », c’est encore rester neutre, à distance, comme un spectateur extérieur, un simple observateur.
« Croire », c’est autre chose : c’est accepter de se laisser questionner et interpeller… c’est interpréter un événement, un signe, pour accéder à son sens profond... c’est participer à un élan, à la vie qu’ouvre le Christ (v.31).
« Croire », c’est accepter d’être impliqué, de prendre part, de placer sa confiance. Cela implique de se laisser déplacer. Et cela conduit à répondre, à bouger, à se laisser transformer.

Le début du chapitre commence avec deux disciples, Simon Pierre et Jean, le disciple bien aimé. L’un et l’autre, tour-à-tour, constatent que le tombeau qui contenait le corps du Crucifié est vide. Ils voient les bandelettes et le suaire déposés là, disposés en bon ordre.
Ce détail – qui n’en est pas un – exclut l’hypothèse d’un vol précipité du cadavre de Jésus [comme le croit Marie de Magdala].
Mais, alors que ce signe reste muet pour Pierre – son « voir » reste stérile –, l’autre disciple – Jean – témoigne d’un autre voir : le voir de la foi… un « voir » qui devient « croire ».
« Il vit et il crut » (v.8) : c’est en cela qu’il est présenté comme un modèle de foi, comme le paradigme du croyant. Car, en réalité, qu’a-t-il vu ? Rien justement !… si ce n’est un tombeau vide et des bandelettes abandonnées ! qui signifient, pour lui, que le Crucifié n’est pas resté prisonnier de la mort, qu’il est vivant.
Autrement dit, le disciple bien-aimé nous est présenté ici comme faisant partie des « bienheureux »… de ceux qui ont cru, sans avoir vu (v.29). Car, il croit, sans avoir vu le Ressuscité. Il croit à la seule vue du tombeau vide… à la vue de la radicale absence du Christ : à une absence qu’il reçoit comme un message de vie, comme le signe d’une présence.

La suite du chapitre, nous présente un autre disciple : Thomas.
Alors que les disciples réunis viennent d’être au bénéfice d’une apparition du Ressuscité, Thomas n’était pas là. Il n’a été témoin ni du tombeau vide, ni d’une vision du Ressuscité. En ce sens, il personnifie le disciple des générations ultérieures, car, nous sommes, nous aussi, dans la même situation que Thomas : Contrairement aux apôtres de la première génération, nous n’avons pas vécu l’expérience d’une apparition pascale.
Néanmoins, nous avons reçu la même chose que Thomas, à savoir une parole de confiance : le témoignage des premiers disciples qui nous ont fait part de leur expérience de foi, qui nous ont transmis leur interprétation de l’événement… leur rencontre avec le Ressuscité.
Autrement dit, la question soulevée par Thomas peut aussi être la nôtre : peut-on se fier à la parole… au témoignage des disciples ? Acceptons-nous le risque de la foi… au regard de cette seule parole ?

Nous sommes réunis ce week-end avec les jeunes du « cathé ». Ensemble, nous avons relu les récits de Pâques, et nous avons constaté qu’il n’y a pas (à proprement parler) de « preuve » de la résurrection.
Que ce soit les récits du tombeau vide ou ceux des apparitions pascales, il ne s’agit pas de preuves directes, d’évidences objectives, au sens matériel. Il s’agit davantage de signes, de traces – les traces du passage du Vivant – qui ont dû être interprétés, au cours d’un travail de relecture, opéré par la foi.
Ce qui nous est donné – et ce que nous sommes appelés à recevoir – ce sont des témoignages de foi des disciples qui ont vécu une expérience spirituelle inouïe, une rencontre personnelle avec le Christ vivant. 

Ce que Thomas demande, lui, c’est précisément autre chose : c’est une preuve qui viendrait valider et confirmer le témoignage des disciples.
Pour croire, il impose ses conditions. Il ne se contente pas de la parole des témoins, il veut pouvoir vérifier par lui-même… non seulement voir, mais aussi toucher, saisir.

D’une certaine manière, il va être exaucé, dans la mesure où le Ressuscité va lui apparaître… huit jour plus tard : un chiffre symbolique qui nous indique une création nouvelle… comme si la rencontre de Thomas avec le Ressuscité faisait de lui une créature nouvelle : un homme de foi, un ressuscité.
Le texte [« parce que tu m’as vu… » (v.29a)] nous laisse entendre que Thomas n’aura finalement pas eu besoin de toucher les stigmates du Ressuscité pour se convaincre de sa présence. Seule la vue lui aura suffit et elle débouche sur une véritable confession de foi.

Mais cette vision sera aussi pour lui l’occasion de recevoir une exhortation, une parole : « Cesse d’être incroyant, mais devient croyant »… devient un homme de foi ! (v.27)
La parole du Christ désormais ressuscité et élevé auprès de Dieu, montre que la requête de Thomas était néanmoins l’expression de son incrédulité et qu’elle était inadéquate.
Si le Christ est ressuscité et élevé auprès de Dieu (cf. Jn 20,17), il est désormais « hors de portée », insaisissable, fondamentalement autre.

« Croire » - contrairement au « voir » - c’est précisément renoncer à vouloir faire exister le Ressuscité dans l’ordre de l’empirique, comme un objet qui nous serait donné de saisir.
Bien qu’il se soit donné à voir immédiatement après sa mort, le Crucifié-Ressuscité n’appartient plus au monde historique, mais au monde divin. Il n’est pas un objet que l’on pourrait saisir avec les mains ou dont on pourrait disposer… physiquement ou par la foi.
En réalité, même la foi ne consiste par à « avoir » ou à « saisir » un objet de foi, mais à quitter la relation « sujet-objet »… pour une relation de « sujet » à « sujet »… pour se laisser toucher intérieurement dans la rencontre d’un Autre… pour se laisser saisir par l’Esprit du Christ.[1]

La question que pose ce chapitre de l’évangile concerne donc la « foi », le passage du « voir » au « croire ».
Finalement, acceptons-nous d’être des hommes et des femmes de foi : de croire sans avoir vu ? (v.29)
Acceptons-nous de placer notre confiance dans la seule parole des témoins du Ressuscité ? … de nous fier à la parole de l’Evangile, à cette Bonne Nouvelle de la résurrection, qui nous appelle à accueillir la présence du Ressuscité au cœur de son absence, et à ressusciter – nous aussi – avec lui ?
Car ce qui nous est donné à « voir », c’est fondamentalement un tombeau vide, un creux dans nos représentations : c’est une absence qui dit une présence… une présence qui est désormais spirituelle : celle du souffle de l’Esprit que le Ressuscité insuffle à ses disciples de génération en génération.

Je crois que c’est bien cette question que nous pose l’évangile à travers le doute de Thomas :
Acceptons-nous de fonder notre existence sur une parole de confiance, une parole de vie… qui annonce une présence au cœur de l’absence : la présence spirituelle du Christ à nos côtés ?

Parallèlement à cette question fondamentale… il y a deux autres points que j’aimerais évoquer avec vous ce matin, de façon plus rapide, mais qui me semblent importants :

- De cette question de la résurrection… débouche notre manière de penser Dieu.
Les récits de la résurrection viennent nous interroger sur Dieu… sur le Dieu en qui nous plaçons notre confiance.
En quel Dieu croyons-nous ? Est-ce que croire en la résurrection, c’est autre chose – quelque chose en plus – que de croire en Dieu ?

Croire à la résurrection, placer sa confiance dans une Parole, c’est croire au Ressuscité, mais c’est aussi – de façon logique – croire en un Dieu capable de résurrection, en un Dieu capable de nous relever, de nous ressusciter.
Croire en la résurrection, ce n’est pas croire à n’importe quelles bizarreries invérifiables. Cela n’oblige pas à croire quelque chose « de plus » que de croire en Dieu.
Croire en la résurrection, ce n’est pas un supplément à la foi en Dieu ; c’est très précisément la radicalisation de la foi en Dieu : C’est croire que Dieu est capable de tout… même de cet extrême… de la victoire sur la mort.
C’est croire en un Dieu créateur, qui peut aussi bien appeler du néant à l’être, que de la mort à la vie. C’est croire que Dieu, qui a le premier mot de la vie, a aussi le dernier… qu’il est le Dieu du début comme de la fin : l’Alpha et l’Omega.
En bref, croire en la résurrection, c’est croire en un Dieu animé par un projet, par un désir : celui de créer, de donner la vie en se donnant, de rendre vivant… de relever, de vivifier.

- Enfin, un dernier point que ce passage de l’évangile met en avant… c’est celui du don de l’Esprit.
Dans ce chapitre de l’évangile, il est question du pardon des péchés que les disciples pourront accorder au nom du Christ (v.23). Ce pouvoir… cette mission est donnée à ceux qui viennent d’être revêtus du souffle de l’Esprit saint.
En précisant cela, l’évangile nous invite à comprendre que ce n’est pas l’homme par lui-même – l’homme divisé, traversé par des désirs ambigus – qui peut prétendre à lui seul vaincre le péché, mais que c’est l’action de l’Esprit saint en nous… que c’est – à proprement parler – un don / une grâce qui vient de Dieu… qui nous rend capable de surmonter le péché… qui nous rend capable de pardon.

Je crois qu’il est particulièrement signifiant d’envisager le pardon, à la lumière de la Croix et de la Résurrection :
Le pardon – la remise du péché – ne vient pas effacer le péché, comme la Résurrection ne vient pas effacer la Croix. Le pardon est un au-delà du péché, du mal-être relationnel, de la culpabilité, de la blessure.
A l’image du Crucifié-Ressuscité qui montre ses stigmates – les signes de sa souffrance passée – la trace du péché (le nôtre ou celui d’autrui) n’est pas effaçable, elle demeure visible. Mais le pardon, c’est une résurrection possible, c’est un au-delà du péché possible, à l’aide l’Esprit saint… de cet Esprit que Dieu nous donne et qui est capable de surmonter toutes nos morts… de relever, de ressusciter, de renouveler, de guérir… pour nous permettre de vivre une vie nouvelle.

Alors que bien souvent nous pouvons rencontrer des difficultés à pardonner – combien de familles autour de nous (les nôtres, peut-être ?) sont divisées à cause de non-dits, de malentendus, de questions devenues conflictuelles et difficilement pardonnables – le Christ Ressuscité, qui vient de subir l’horreur de la crucifixion, vient nous donner son Esprit, pour nous appeler à pardonner, à remettre la dette du péché à ceux qui nous entourent. Car précisément – comme Jésus n’a cessé de le montrer tout au long de son ministère en pardonnant les péchés – le pardon est un chemin de libération, de résurrection pour le « pardonné », comme pour le « pardonneur ».
C’est là la mission que le Ressuscité confie aux croyants : devenir porteurs de réconciliation… porteurs d’une parole de pardon, de libération… au nom du Christ.

Conclusion : Alors… pour conclure… chers amis, frères et sœurs… que pouvons-nous retenir de cette méditation ?[2]

Ce chapitre de l’évangile de Jean nous redit que « croire » ne relève pas d’une évidence, du domaine de la preuve, mais de la foi, d’un acte de réception, d’acceptation et de confiance.
La foi repose sur la Parole et sur l’Esprit saint. Elle advient à nous – en nous – à travers le langage, par le biais du témoignage soulevé par l’Esprit.
L’expérience de Pâques, de la rencontre avec le Ressuscité, n’est pas réservée à un groupe de disciples de la première génération. Elle advient, toujours à nouveau, dans l’aujourd’hui de la foi, fécondée par la parole de ceux qui nous ont précédés et par l’Esprit saint qui nous est donné.

Par ailleurs, l’évangile nous rappelle que les disciples sont au bénéfice d’une Bonne Nouvelle à transmettre : la résurrection du Christ qui témoigne de l’amour de Dieu, de sa capacité de relever et de pardonner.
La vocation des croyants, c’est d’être les porteurs de cette Bonne Nouvelle, de cette parole de pardon et de libération, qui était celle du Christ, et dont le monde à temps besoin aujourd’hui.

Lorsque nous nous sentons perdus, lorsque nous ne savons plus où aller, où donner de la tête, ni dans quelle direction avancer, rappelons-nous que l’Esprit, le souffle de Dieu, nous est offert, pour nous sortir de nos impasses, de notre culpabilité, de nos enfermements, de nos tombeaux. 

Alors, mon frère, ma sœur, comme Thomas reçoit ce matin cette parole du Ressuscité :
« Cesse d’être incrédule… deviens croyant… deviens un homme de foi… une femme de foi » ! (v.27)
Amen.



[1] Le Christ est désormais auprès de Dieu (cf. Jn 1,1 ; 20,17) et il vient auprès des siens par le biais de l’Esprit (cf. discours d’adieu).
[2] Ce chapitre de l’évangile de Jean reconstitue les étapes du « possible » de la foi pour les croyants. Il met en récit la naissance de la foi pascale :
-        Ce qui est en jeu pour les premiers disciples, c’est le passage du « voir » au « croire », de la vue à la foi.
-        Ce qui concerne les croyants des générations suivantes, c’est la foi sans la vue, la foi fondée sur la parole d’un autre.
Contrairement à ce que nous pourrions penser, les croyants d’aujourd’hui ne sont pas défavorisés par rapport aux premiers disciples, aux témoins du Ressuscité. L’évangile nous rappelle, en plusieurs occasions, que la vue amène souvent les témoins à s’arrêter à ce niveau, qui est celui des apparences, et à ne pas le dépasser pour accéder à la foi. Or, l’évangile nous redit ce que promet et provoque la foi. La Parole, l’Evangile, le témoignage des disciples, sont donnés pour nous permettre de croire, pour nous appuyer sur une parole digne de confiance. Et pour qu’en croyant, nous ayons la vie, au nom du Christ… la vie telle que Dieu la veut… la vie dans sa plénitude et son accomplissement… la vie contre laquelle la mort ne saurait prévaloir. 

dimanche 7 avril 2013

2 R 5


2 R 5
Lectures bibliques : Mt 16, 25 ; 2 R 5
Thématique : fonder son existence sur une parole digne de confiance… une parole qui guérit et qui donne la vie.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 07/04/13
(Partiellement inspiré d’une méditation de Guilhen Antier)

* Bien souvent, les récits de guérison dans la Bible nous racontent plus que le rétablissement physique d’un homme, que la guérison d’un symptôme ou d’une simple maladie, fut-elle une maladie de peau ou la lèpre. Ils constituent davantage une réflexion sur le cheminement – le chemin de confiance, de foi – qui mène un homme (dans toutes ses dimensions : corporelle et spirituelle) à rencontrer Dieu.

Dans la conception juive de la personne humaine - contrairement à la pensée grecque - il n’y a pas le corps, d’un côté, et l’esprit, de l’autre. Mais le corps, c’est la personne toute entière, dans son être relationnel.
Alors, quand le corps est malade, il faut s’interroger et voir si la maladie n’est pas le signe d’un disfonctionnement plus profond… si elle n’est pas le signal qu’adresse le corps pour dire quelque chose.

Il faut prendre acte de cette manière de penser, pour voir le double renversement qui s’opère dans ce récit : celui qui concerne Naaman et celui qui concerne Guéhazi.

* Naaman est un personnage important, le chef de l’armée, le bras droit du roi de Syrie.
Selon les critères du monde, il a « tout pour être heureux » : il est considéré par son roi, il fait partie du cercle des puissants, il est victorieux à la guerre, il est l’illustration de la réussite.
Grâce à lui - ou plutôt grâce au Dieu d’Israël (selon l’auteur du livre des rois) - la grande Syrie vient de remporter une victoire sur son voisin, le petit royaume d’Israël.

Alors, Naaman a de quoi être fier : ses aptitudes militaires ont fait de lui un homme respecté et apprécié de son roi, un homme brillant qui a un certain rayonnement. Son nom semble d’ailleurs prédestiné, puisqu’il signifie « gracieux », « plaisant ».

Mais voilà que derrière cette façade, derrière les signes extérieurs de réussite, de richesse, de reconnaissance sociale, le vernis commence à craquer… et ne parvient plus à dissimuler la misère intérieure qu’il porte en lui et qui commence à transparaître à l’extérieur.

Naaman est rongé par la lèpre : un mot qui, en hébreu, désigne une maladie de peau, mais qui a aussi le sens de « détérioration »…  pouvant désigner une vie détériorée, abîmée, une blessure, une souffrance, une honte.
Précisément, la maladie qui ronge secrètement Naaman ce n’est pas simplement une forme de lèpre, au sens physiologique du terme, mais c’est aussi une maladie spirituelle qui s’appelle l’orgueil.

C’est aux termes d’un cheminement, d’un déplacement d’étapes en étapes, que Naaman va traiter sa maladie intérieure, pour qu’enfin les symptômes visibles disparaissent.

Le récit nous montre ce cheminement, cette transformation intérieure en trois étapes :

- La première étape est sans doute la plus étonnante : Acculé par sa maladie, ne sachant que faire – lui qui est tout en haut de la société - pour ne pas devenir bientôt un paria, un exclu, mis à l’écart à cause de sa lèpre, Naaman va écouter la voix [/voie] d’une petite fille anonyme, une étrangère, une esclave israélite, et va accepter de se déplacer, de faire un long voyage, de repartir dans le pays qu’il vient de conquérir, en plaçant sa confiance dans la parole d’une petite esclave étrangère :
Selon sa parole, il y aurait en Israël un prophète, un homme de Dieu, capable de le débarrasser de sa lèpre.

Premier étonnement, premier déplacement : comment la parole d’une personne dont l’âge, les origines et la fonction sociale suffiraient d’emblée à la discréditer, a-t-elle pu rejoindre et toucher cet homme, ce général en chef victorieux, au point de lui faire prendre la route, de lui faire quitter son pays, pour aller chercher la guérison en territoire ennemi, auprès d’un prophète inconnu ?

Peut-être que… ramené à la réalité de la fragilité et de la finitude humaine, par l’épreuve de la maladie… Naaman a-t-il confusément perçu qu’il n’y avait finalement pas tant de différence que ça entre lui et la petite esclave métèque enlevée à ses parents.

Quoi qu’il en soit… Naaman quitte son pays sur la foi de la parole d’une petite esclave étrangère ; il se met en chemin.
Mais il ne faut pas aller trop vite ! S’il se met en route, c’est encore dans sa logique de puissance : il part bardé du faste et de la richesse propre à un homme d’état, avec ses chevaux, son char, ses talents d’argent, ses sacs d’or et ses vêtements de fête.
Et ce n’est pas un simple prophète qu’il va rencontrer, mais l’homologue de son maître : le roi d’Israël, avec une lettre officielle de la part de son roi.

Bien que la fillette l’ait envoyé auprès du prophète, il ne peut envisager – compte tenu de sa stature, de son rang – de rencontrer un autre personnage que le roi.
A son arrivée – comme nous le fait sentir le narrateur avec humour - c’est évidemment l’incompréhension et le malentendu qui dominent : imaginez la terreur du roi, en voyant arriver celui qui l’a vaincu avec une demande de guérison miraculeuse. Il ne voit là qu’un prétexte à querelle. Il n’y comprend rien.
Et pourtant…c’est dans cette situation, en reconnaissant son ignorance qu’il va réagir et prononcer une véritable confession de foi : « Suis-je donc Dieu, moi, pour faire mourir ou pour faire vivre ». Le roi d’Israël reconnaît humblement sa simple « humanité » et la puissance de Dieu.

Le malentendu est heureusement rapidement levé par Elisée. La rumeur publique lui parvenant, il adresse un message au roi d’Israël invitant Naaman à venir à lui. Car c’est lui l’homme de Dieu, le prophète, capable de remettre de l’ordre dans la vie de cet étranger, de ce païen illustre.

- C’est là le deuxième étonnement, le deuxième déplacement : Naaman obtempère. Il écoute le serviteur anonyme, le messager d’Elysée. Il quitte ce roi, incapable de faire quoi que ce soit pour lui, pour se rendre devant la porte d’Elisée.
Là encore, il se déplace avec tout son équipement d’apparat ministériel, ses chevaux et son char.

Mais arrivé devant la porte du prophète, c’est un choc qui l’attend et c’est la déception.
Alors qu’il pensait avoir affaire à un guérisseur  – c’est ce qu’il attendait : un acte de guérison magique, un rite extraordinaire ou spectaculaire… c’est bien pour cela qu’il a fait ce long voyage jusque ici, c’est pour être guéri – le prophète ne daigne même pas se déplacer ; il envoie simplement un messager.
Il intervient de manière indirecte, à distance. Et il préconise un remède si simple qu’il en paraît absurde : aller se laver dans le Jourdain… aller se tremper dans un fleuve minable, alors qu’il y en a de bien plus somptueux chez lui !
Là encore, Naaman reste enfermé dans son image de grandeur, dans son idéologie conquérante et guerrière.

Dans cette situation, il ressent une humiliation qui se transforme en colère : lui, le chef victorieux, venu de loin avec ses richesses… il n’est même pas reçu par le prophète en personne, mais par un subordonné… et en plus, il devrait accomplir un simple geste de purification, un remède ridicule ! Il n’en est pas question ; on se moque de lui.
L’orgueil le rend furieux : il a déjà avalé beaucoup de couleuvres [venir quémander l’intervention du roi d’Israël vaincu, sur la parole d’une petite esclave], mais là c’est trop… c’en est trop pour l’image qu’il a de lui-même.

Elisée a vu juste. L’orgueil… c’est bien ce qui empoisonne cet homme… et c’est sans doute la raison pour laquelle le prophète n’est pas venu en personne. En prenant Naaman à contre-pied, il ouvre pour lui la possibilité d’un déplacement.
C’est une manière subtile de lui faire passer un message :
« Toi, Naaman… tu es autre chose que cette image construite de toi … qu’un chef, un notable, un puissant, un homme d’appareil et de paillettes. Moi je te vois autrement, et, à travers moi, Dieu te voit autrement. Tu es un humain avec tes fragilités, tes failles, tes blessures. Il te faut apprendre à le reconnaître et à l’accepter. Tombe un moment le masque de l’orgueil et découvre qui tu es vraiment et de quoi tu as vraiment besoin ».

Evidemment, Naaman ne l’entend pas de cette oreille… en tout cas pas tout de suite !
Obéir, aller se laver dans le Jourdain, cela impliquerait de se mettre à nu…
Cela impliquerait de se dévêtir, de se dévoiler, de laisser paraître les premiers stigmates de sa maladie.

- Pourtant… Naaman va parvenir à surmonter sa colère :
Grâce à l’intervention d’un tiers, de deux médiateurs, il accepte finalement de se déplacer.
Troisième étonnement, troisième déplacement : après les paroles de la petite captive, après les paroles du messager d’Elisée, cette fois-ci ce sont les paroles de deux autres « petits »… de ses esclaves personnels… qui vont l’affranchir… et lui permettre de franchir le seuil de ses résistances.
Au lieu de sanctionner l’outrecuidance de ses esclaves qui se permettent de lui donner un conseil, l’homme d’état change d’attitude. Il accepte d’écouter… il ose faire confiance à la parole de l’homme de Dieu.

A partir de là… Naaman va même plus loin… il va au-delà de la demande du prophète.
Non seulement, il va se laver (comme cela lui était prescrit), mais il va plonger – c’est le terme même du « baptême » - et ainsi sa chair devient comme celle d’un enfant, il se trouve purifié.

Cette plongée, c’est le signe d’une nouvelle naissance pour Naaman, qui est passé par un lâcher prise, une mort à soi-même, une confiance en la parole de l’autre.
Le mot « revenir », qui indique un retournement, une conversion, est ici employé à deux reprises (v. 14 & 15) : au moment où sa chair redevient comme celle d’un nouveau-né ; et, au moment où  il revient vers Elisée, pour confesser sa foi : « maintenant, je sais qu’il n’y a aucun Dieu sur toute la terre, si ce n’est en Israël ».

Le miracle a eu lieu, comme promis. Et vous vous demandez peut-être comment s’est opéré cette purification ? où situer ce miracle ? quels en sont les acteurs ?
Vient-il d’Elysée (mais il n’a même pas touché le malade)… vient-il de la qualité de l’eau … ou vient-il de l’action de Dieu… vient-il du cheminement de foi de Naaman ?

Naman donne la réponse en confessant Dieu : celui qui sauve, celui qui donne la vie, comme l’avait déjà reconnu, avant lui, le roi d’Israël.
Mais c’est seulement à l’issue d’un long parcours que Naaman a pu reconnaître que le Seigneur était à ses côtés… et c’est seulement dans la foi que le miracle est advenu.
Depuis le début, toute cette histoire était une question de confiance possible en une parole.
Le miracle… c’est ce que Naaman a fini par découvrir, ce qu’il avait oublié ou ce qu’il n’avait peut-être jamais su auparavant, tout en le présentant confusément… à savoir que tout être humain est un enfant – un enfant de Dieu – dont la vie repose sur une parole digne de confiance.

Cela… il lui fallu un long cheminement, fait de déplacements et d’apprentissage de la confiance en un autre que lui-même, pour le découvrir.
Ce qui manquait à Naaman, ce dont il avait vraiment besoin, pour surmonter la cause réelle de sa détérioration intérieure, c’était tout simplement une parole digne de confiance sur laquelle s’appuyer, sur laquelle fonder son existence.
Le manque d’une telle parole peut rendre malade. Cela vous pousse à vous blinder, pour cacher aux autres ou à vos propres yeux, la peur qui vous ronge au plus secret de vous-mêmes.

C’est cette confiance en une extériorité, cette foi en une parole fiable,… c’est la possibilité même de croire une parole… que cet homme était venu chercher en Israël. Et c’est en trouvant cela qu’il a pu se trouver lui-même, tel Abraham quittant son pays, sur une parole de promesse (cf. Gn 12)
Dès lors, Naaman a pu se mettre a nu, se dépouiller de son orgueil et de ses titres, noyer sa peur dans le cours d’eau de la promesse et se laisser porter par la parole de la confiance et de la vie.

* Le dialogue entre Naaman et Elisée finit par deux points importants :
- Premièrement, le rappel de l’apprentissage de la grâce, de l’amour gratuit de Dieu :
Elisée doit refuser deux fois le cadeau que Naaman veut lui faire.
Ce dernier doit encore apprendre que la foi implique un changement de mentalité… de sortir de la logique de la réciprocité, du « donnant-donnant »… pour accueillir la gratuité. (Dieu sauve par grâce !)
- Deuxièmement, la tolérance et le caractère second des institutions humaines :
Lorsque Naaman demande la permission à Elisée de s’agenouiller devant une idole, parce qu’il n’a pas le choix, parce qu’il devra bien accompagner son roi dans le temple du dieu Rimmon, le prophète lui dit « va en paix » !
Ce qui compte, ce n’est pas la lettre, c’est l’esprit. Naaman va garder son environnement « d’avant », mais cela ne l’empêche pas d’avoir une foi nouvelle et de regarder la vie autrement dans la confiance au Dieu vivant.

* Enfin, ce chapitre du second livre des rois s’achève avec l’histoire d’un autre personnage : Guéhazi.
Cet homme, ce serviteur d’Elisée, fait le chemin strictement inverse de Naaman.
Au lieu de se fier à la parole de son maître Elisée, il n'écoute que son désir de convoitise. Il se dit que l’occasion est trop belle de s’enrichir et de faire fortune.
Sa concupiscence va lui permettre d'obtenir de l’argent au prix du mensonge. 
[L'homme mentira deux fois : envers Naaman et envers Elisée.]
Et finalement, sa cupidité - signe de sa misère intérieure - retombera sur sa tête et sa santé, puisque c’est lui qui va finir lépreux... comme si la lèpre était ici attachée au désir mal orienté… au désir mortifère de "faire le plein", de s'accaparer richesse ou pouvoir. 

L’histoire de Guéhazi a malheureusement trouvé cette semaine une résonnance particulière dans notre actualité… à travers le cas d’un homme politique brillant qui, comme Guéhazi, s’est autrefois laissé contaminer par le virus de l’avidité.
Cette affaire en est une parfaite illustration, puisque l’homme politique en question a lui aussi dû recourir au mensonge pour tenter de dissimuler sa fortune.
De la même façon, la tromperie a finalement été mise en lumière et la lèpre de la honte est retombée sur lui.
« Rien de nouveau sous le soleil » (Qo 1,9) me direz-vous.
L’homme est de tout temps confronté à des choix : sauver sa vie ou la perdre (cf. Mt 16, 25), vivre à la manière de Dieu ou à la manière du monde.
Même si Dieu l’appelle à choisir la vie et la confiance, l’homme garde la liberté d’agir autrement, de choisir le trésor où placer son cœur (cf. Mt 6,21).

* Conclusion : Alors, chers amis, frères et sœurs, que pouvons-nous retenir de ce beau chapitre de la Bible ?

L’histoire de Naaman est intéressante sur bien des points. Peut-être, ce matin, pouvons-nous nous arrêter sur un point essentiel de ce récit :
Il nous rappelle que ce n’est pas par ses propres forces, par sa réussite matérielle ou sociale que l’homme parvient à avancer sur le chemin de la foi. Dans le cas de Naaman, c’est bien plutôt dans la rencontre, dans une chaine de rencontres, avec des personnages anonymes et humbles qu’il va découvrir que la vie et le salut reposent sur la confiance.

Cela nous montre encore aujourd’hui que Dieu se sert souvent des intermédiaires les plus humbles, des circonstances les plus simples, les plus anodines ou les plus inattendues, pour rencontrer celui qui accepte de se laisser rencontrer et interpeller.
Ici, c’est la simple réflexion d’une petite fille qui va permettre la rencontre décisive de Naaman avec le Dieu d’Israël.
L’apôtre Paul nous le dit aussi : Dieu choisit ce qui est faible en ce monde pour confondre ce qui est fort (cf. 1 Co 1, 27).

Le cas de cette fillette, de cet enfant, qui n’a pas eu peur de parler et de communiquer sa foi en Dieu, nous montre que personne n’est trop petit pour agir, pour faire bouger le monde et les personnes qui nous entourent.

Alors restons humbles, mais sachons, chacun et chacune à notre mesure, être des témoins lumineux de Dieu.

A l’image de cette petite fille, et de ce que découvre Naaman, osons placé notre foi en la parole de vie et de confiance que Dieu nous adresse. C’est cette parole qui est susceptible de transformer notre vie, d’y faire surgir la nouveauté, pourvu que nous osions « la confiance » !
Amen.