dimanche 28 février 2021

L’Ecclésiaste, le parti pris de la vie : dépasser les incertitudes

Lectures bibliques : Qohélet, l’Ecclésiaste : extrait Chap.11 ; 3 ; 9. 
Thématique : l’Ecclésiaste, le parti pris de la vie
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Temple du Hâ, Bordeaux, 28/02/2021



En ce moment, je rencontre pas mal de personnes déprimées autour de moi. Peut-être en avez-vous fait l’expérience vous aussi. C’est le mois de février… les gens sont fatigués… et puis, il y a cette fameuse pandémie qui nous plonge inlassablement dans l’incertitude, le doute, le manque de perspective… et, pour beaucoup, dans une forme d’isolement : nous sommes coupés de nos relations sociales, de la fréquentation de nos amis ou de notre famille…  nous sommes également coupés de nos activités habituelles, nous sommes parfois contraints à l’inaction, par peur ou du fait des restrictions sanitaires… et - sur un plan psychologique (c’est un constat) - il n’y a rien de pire que d’enfermer les gens dans le doute, la solitude et l’inaction. C’est le contraire de la vie : nous avons besoin de bouger, d’agir, de rêver, d’avoir des projets, de pouvoir avancer. 


Certes, nous ne sommes pas - ou pas encore - confinés… mais limités… nos activités et notre vie relationnelle s’en trouvent affectées … et cela pèse sur notre moral : que faire dans ces conditions ?


J’ai choisi de méditer avec vous quelques extraits du livre de Qohélet - l’Ecclésiaste - qui - je crois - peut nous ramener à l’essentiel, dans la mesure où il nous invite - sans illusion - d’une part à une certaine lucidité sur la vie, sa vanité et son caractère transitoire, éphémère… et, d’autre part, au bonheur malgré tout…  à un bonheur ici et maintenant, dans le présent, malgré les fragilités, les incertitudes et les limites de la vie. 


Premier constat, nous avons besoin d’actions et d’interactions, pour être heureux… il faut donc agir… faire quelque chose, sous peine de sombrer.


Autrement dit, on ne peut pas rester cantonné à l’inaction sous peine de perdre notre gout de vivre, notre joie de vivre. 


Aussi, le sage nous invite à quitter nos doutes, nos incertitudes pour agir : il faut savoir prendre des risques : 


Nous lisons un extrait du chapitre 11


1 Lance ton pain à la surface des eaux,

car à la longue tu le retrouveras.

2 Donne une part à sept ou même à huit personnes,

car tu ne sais pas quel malheur peut arriver sur la terre.

3 Si les nuages se remplissent,

ils déversent la pluie sur la terre ;

qu’un arbre tombe au sud aussi bien qu’au nord,

à l’endroit où il est tombé, il reste.

4 Qui observe le vent ne sème pas,

qui regarde les nuages ne moissonne pas.

5 De même que tu ignores le cheminement du souffle vital,

comme celui de l’ossification dans le ventre d’une femme enceinte,

ainsi tu ne peux connaître l’œuvre de Dieu,

Lui qui fait toutes choses.

6 Le matin, sème ta semence,

et le soir, ne laisse pas de repos à ta main,

car tu ne sais pas, de l’une ou de l’autre activité, celle qui convient, ou si toutes deux sont également bonnes.


Les diverses exhortations du sage, nous invitent à l’action : lance ton pain / donne une part / sème le semence. 


Pour le sage, on ne peut pas connaître le résultat de nos actions. Il y a une forme d’ignorance. Mais il y a forcément une relation de cause à effet entre l’initiative humaine et ses conséquences. Celui qui agit, qui s’engage, qui s’investit retrouvera forcément - et après bien des jours - de nouvelles forces vitales. Celui qui sème finira par récolter. 


Plus encore, l’incertitude et l’ignorance d’un malheur possible, doit inviter le disciple au don, au partage, à la générosité : « Donne une part à sept ou même à huit, car tu ne sais pas quel mal peut arriver sur la terre. […] ».


  • 1er point significatif de notre passage : le motif de l’ignorance. C’est un point commun avec notre situation actuelle. Nous ne savons pas - nous non plus - de quoi demain sera fait. Mais ce n’est pas une raison pour rester figer dans la peur ou l’immobilisme : le sage nous invite au contraire à l’action. 


En ce qui nous concerne, cela fait bientôt un an que nous sommes dans l’incertitude et l’ignorance. Ce constat - il est vrai - est un peu dérangeant dans notre modèle de société qui s’attache à vouloir tout maîtriser, tout contrôler ou tout garantir :


  • Malgré tes projets ou ta science, tu ne connais pas l’avenir – dit l’Ecclésiaste –  « Tu ne sais pas quel mal peut arriver sur la terre » (v.2)
  • Malgré tes observations et tes prévisions, les circonstances t’échappent, aussi bien en ce qui concerne les phénomènes naturels – la route du vent (v.5a) – que la condition humaine – le développement du fœtus dans le ventre de la femme enceinte (v.5b). Tout cela l’homme l’ignore, au même titre que l’œuvre de Dieu (v.5c).
  • Tu ne sais même pas – dit-il – « ce qui réussira » (v.6), ni même, en faisant ceci ou cela, ce qui est bon, ce qui aurait été le mieux.


Cela ressemble bien à notre situation : l’incertitude domine / On ne sait pas s’il aurait fallu ou s’il faudrait confiner de façon stricte ou au contraire vivre plus normalement. 


Plongé dans cette ignorance profonde quand au sens et au résultat de toute chose, l’auteur témoigne malgré tout, d’une conviction forte : « tu ne connais pas l’œuvre de Dieu qui fait tout » (v.5b).


C’est là une de ses idées maîtresses : En dépit de notre ignorance, malgré notre non-savoir radical, Dieu agit, il mène tout à son accomplissement du début jusqu’à la fin (Qo 3,10-15 ; 7,13-14 ; 8,17 ; 11,5c). C’est la raison pour laquelle, nous pouvons lui faire confiance.


Il y a donc - imperceptiblement - le passage du motif de l’ignorance à celui du risque et du courage de l’action, avec un appel à la confiance.


Face au constat de notre non-savoir quant à l’effet, à l’aboutissement et à la réussite de toute chose, nous pourrions être portés au découragement ou à la résignation, et crier « A quoi bon ! »... à quoi bon agir, travailler, semer, tenter de faire au mieux, essayer d’être juste ?... puisque, de toute façon, nous ne savons pas à quoi tout cela conduira, puisque nous en ignorons le résultat… puisque tout est transitoire et éphémère fragilité, « vanité des vanités », « buée des buées » (Qo 1,2) dit-il en introduction. 


Mais, précisément, le maître de sagesse nous invite à ne pas en rester là… à ne pas nous arrêter à ce « tu ne connais pas », « tu ne sais pas »… pour nous attacher à une autre partie de son enseignement : « tu le retrouveras » (v.2)… cela aura des conséquences… même si tu ne sais pas « où », « quand » et « comment », même si tu ne peux pas les mesurer.


* Tout en faisant preuve de lucidité et d’humilité, Qohélet invite les lecteurs au courage de l’action : « lance ton pain », « donne une part », « sème ta semence »… dans la certitude que l’agir humain n’est jamais totalement perdu, sans conséquence… dans l’assurance que Dieu mènera toute chose à son accomplissement.


Autrement dit, le fait que l’homme ne sache pas de quoi demain sera fait… le fait que la vie soit une aventure, semée d’inconnues et de surprises… 

– même si parfois, rien ne semble surgir de nouveau « sous le soleil » – … tout cela ne doit pas nous dispenser d’agir, de prendre des initiatives. Bien au contraire !


« Qui observe le vent ne sème pas, qui regarde les nuages ne moissonne pas » dit-il (v.4).

Si nous devons toujours attendre les conditions optimales pour agir, si nous devons prendre toutes les précautions, toujours tout prévoir et tout savoir à l’avance, avant de lever le petit doigt, alors nous ne ferons jamais rien.


Face à l’incertitude inhérente à la vie, le livre de l’Ecclésiaste nous appelle au risque de la foi et au courage de l’action. Par là-même, il nous invite à rester disponible aux événements qui peuvent se présenter, à investir le présent, et, plus encore, à agir à la manière de Dieu, dans la générosité et la gratuité.

C’est le 2ème point qu’on peut relever dans notre passage.


« Lance ton pain à la surface de l’eau, car après bien des jours, tu le retrouveras.

Donne une part à sept ou même à huit, car tu ne sais pas quel mal peut arriver sur la terre. […]

Dès le matin, sème ta semence, et jusqu’au soir ne laisse pas ta main en repos, car tu ne connais pas ce qui réussira, ceci ou cela, ou si les deux sont également bons » (v. 1.2 & 6).


En d’autres termes, agis sans compter, travaille dans la gratuité, sans savoir ce qui en sortira… accepte de te donner à la vie, de t’investir avec générosité dans l’action humaine, sans réserve ni retenue… en acceptant de ne pouvoir savoir ni mesurer… en te dé-préoccupant du résultat… Vis et agis gratuitement… car la vie, ça marche comme ça ! Elle est faite pour être lancée, dépensée, donnée, comme une offrande, comme un geste gratuit !


  • Pour terminer cette méditation, je vous propose d’examiner ensemble deux autres brefs passage du livre de l’Ecclésiaste qui nous donne - de façon lucide et sans complaisance  - ses conseils pour accéder au bonheur : 


Extrait du chapitre 3


10 Je vois l’occupation que Dieu a donnée

aux fils d’Adam pour qu’ils s’y occupent.

11 Il fait toute chose belle en son temps ;

à leur cœur il donne même le sens de la durée [la pensée de l’éternité] 

sans que l’homme puisse découvrir l’œuvre que fait Dieu depuis le début jusqu’à la fin.


12 Je sais qu’il n’y a rien de bon pour lui

que de se réjouir et de se donner du bon temps durant sa vie.

13 Et puis, tout homme qui mange et boit

et goûte au bonheur en tout son travail,

cela, c’est un don de Dieu.

14 Je sais que tout ce que fait Dieu, cela durera toujours ;

il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retrancher,

et Dieu fait en sorte qu’on ait de la crainte [du respect] devant sa face.


15 Ce qui est a déjà été, 

et ce qui sera a déjà été,

et Dieu va rechercher ce qui a disparu.


Et au chapitre 9 :


7 Va, mange avec joie ton pain

et bois de bon cœur ton vin,

car déjà Dieu a agréé tes œuvres.

8 Que tes vêtements soient toujours blancs

et que l’huile ne manque pas sur ta tête !


9 Goûte la vie avec la femme que tu aimes

durant tous les jours de ta vie de vanité,

puisque Dieu te donne sous le soleil tous tes jours de vanité ;

car c’est là ta part dans la vie

et dans le travail que tu fais sous le soleil.


10 Tout ce que ta main se trouve capable de faire,

fais-le par tes propres forces ;

car il n’y a ni œuvre, ni bilan, ni savoir, ni sagesse

dans le séjour des morts où tu t’en iras.


Trois aspects sont à relever :

  • vivre dans la reconnaissance du don de Dieu
  • Se réjouir et jouir de la vie comme d’un don de Dieu
  • Prendre du plaisir dans une vie relationnelle épanouie avec ceux qu’on aime, tant que nous le pouvons 


Pour le sage, l’homme peut avoir « part » au bonheur, par une disposition intérieure, un état d’esprit disponible et réceptif aux instants plaisants de la vie. 


Cette « part » de bonheur, c’est sa capacité d’apprécier les bons côtés de la vie (Ec 3, 12-13), en jouissant des bonnes choses que lui procure son travail (Ec 2,24 ; 3, 13.22 ; 5,17 ; 9,7-10) dans le présent… indépendamment de ce qui adviendra dans l’avenir.


Devant l’immensité de l’œuvre de Dieu dont il ignore tout, Qohélet insiste sur cette voie de sagesse qui consiste à prendre acte des moindres instants de plaisir et à s’en réjouir.


Pour lui, c’est ainsi que nous pouvons goûter au bonheur : en accueillant la gratuité de la vie… en sachant saisir l’instant présent dans toute sa qualité… en goûtant toutes les joies simples et concrètes de l’existence quand l’occasion se présente (manger, boire, se réjouir)… même au milieu de nos efforts ou de nos peines.


C’est presque un bonheur opportuniste auquel il convie ses lecteurs :

Il y a lieu de savoir se réjouir aujourd’hui, à travers ce que nous pouvons vivre, en accueillant les fruits de notre travail, comme « un don de Dieu » (cf. Ec 2,24 ; 3,13 ; 5,18 ; 9,1)… grâce à ce que nous possédons (Ec 5,17-18 ; 9,7) et ce que nous pouvons partager (Ec 11,2)… Car un jour ou l’autre tout peut disparaître (Ec 5, 12-16 ; 9,10 ; 11,2).


Alors, accueillir tout cela avec reconnaissance et gratitude, comme ce que Dieu nous offre (Ec 8,15 ; 9,9), c’est savoir goûter le bonheur qui se présente ici et maintenant (cf. Ec 9, 7-10)… c’est savoir reconnaître et profiter des bienfaits de Dieu (Ec 7,14).


Pour le sage Qohélet, c’est cette ouverture, cette capacité à gouter la joie de l’instant présent et cette attention à la grâce qui passe, qui donne du goût à la vie !

Le bonheur peut se découvrir dans le quotidien, dans une confiance gratuite et offerte… une confiance… une ouverture à la transcendance, qui n’empêche pas une grande lucidité : le constat de la vanité de toute chose.


En bref, Qohéleth nous rappelle que le bonheur ne consiste pas à « cultiver son jardin » en fuyant le monde… mais qu’il se découvre en investissant le monde, en y œuvrant (cf. Ec 9,10)… malgré les misères et les difficultés qu’on peut rencontrer :

Pour lui, le bonheur est d’abord une attitude, un art de vivre au jour le jour dans la disponibilité et la reconnaissance, en accueillant la vie comme elle vient, comme un don de Dieu, tout en gardant les pieds sur terre.


Enfin, il souligne que ce bonheur des joies simples n’est pas égoïste : il se partage. 


L’exhortation à se réjouir avec son conjoint… et à le faire tous les jours de sa vie de vanité, rappelle au lecteur que la vie relationnelle et les interactions sont indispensables à notre bonheur. 


L’homme n’est pas fait pour rester seul et nous l’éprouvons en temps de confinement ou de crise sanitaire : nous avons besoin des autres, de partager des relations humaines harmonieuses. 


Ce besoin vital - qui est aussi une condition du bonheur partagé dans l’instant présent - nous invite à cesser d’avoir peur, à ne pas se replier sur soi-même… et donc à ne pas trop écouter la voie des médias ou des gouvernants, qui, faute d’avoir créer des places et des lits en nombre suffisant dans les hôpitaux, nous invitent à limiter notre vie, notre bonheur… en limitant nos interactions sociales. 


Le sage Qohélet - au contraire - nous appelle - tant que nous sommes encore en vie - à en profiter… à vivre toutes les expériences agréables et harmonieuses possibles dans cette existence, avec celles et ceux que nous aimons. 


Bien sûr, en tant que Chrétiens, nous ne pensons pas que la vie s’achève au séjour des morts, au shéol - nous avons l’espérance de la résurrection, l’espérance de la vie éternelle - c’est une distinction importante et c’est peut-être cette dimension d’un « au-delà » de la mort qui manque dans le livre de l’Ecclésiaste - mais je trouve que dans notre contexte actuel, les paroles du sage prennent une saveur particulière… en dépassant les doutes et les incertitudes. 


Ainsi donc - et pour conclure - le livre de l’Ecclésiaste appelle le lecteur à se réjouir sans délai des bons côtés de la vie, car ils sont autant de dons que Dieu nous prodigue dès maintenant, à nous qui sommes encore vivants sur la terre et ignorants de l’avenir (Ec 9,7). 


Je retiendrai donc de notre méditation l’appel à l’action et à l’interaction… et l’appel à la générosité et au partage… si nous avions été plus en avant dans la lecture du livre, il faudrait dire que le sage nous appelle aussi à la contemplation, à la gratitude et au détachement, puisque pour lui tout est vanité et poursuite de vent (Ec 1,14). 


Il me semble que ces paroles éclairent notre situation : 


Avec courage et confiance, acceptons le risque de l’incertitude… aimons notre prochain… lançons notre pain, semons notre semence, ne retenons pas notre main…  et même partageons en sept ou en huit… partageons ce que nous avons reçu de la vie !


Amen.