dimanche 18 mai 2014

Mt 18, 15-35

Mt 18, 15-35

Lectures bibliques : Mt 5,7 ; Mt 6,12.14-15 ; Mt 18, 15-35
[Autre passage possible : Lc 17, 3-4]
Thématique : Communication et Pardon / Le pardon ou l’abandon de la logique de la dette
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 18/05/14 – Fête paroissiale de printemps

* Introduction, avant les lectures bibliques :

Aujourd’hui est un jour de fête pour notre paroisse !
Savez-vous quel est le jour de fête le plus solennel dans le Judaïsme ? Le Yom Kippour, le jour du grand pardon[1].
Ce pardon – le pardon de Dieu – dans l’Eglise Protestante, nous l’accueillons tous les dimanches… en annonçant, au début du culte, la Bonne Nouvelle de la grâce, de l’amour que Dieu nous offre.  
Chaque semaine, nous nous souvenons que Dieu nous ouvre un chemin de vie, une route nouvelle, pour marcher sous son regard bienveillant.

En ce jour de fête de printemps, je vous propose de méditer sur le thème du « pardon ». Car « sans pardon », il n’y a jamais de fête, plus jamais de joie.
C’est la raison pour laquelle Jésus ne cesse d’offrir, à ceux qu’il croise sur sa route, une Parole de pardon de la part de Dieu : « Confiance… tes péchés sont pardonnés ! » dit-il (cf. Mt 9,2) « Va en paix ! »

C’est d’ailleurs un article de notre Crédo Chrétien : Je crois à « la rémission des péchés » et c’est quelque chose que nous demandons à Dieu dans la prière du Notre Père : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ».

Alors, ce matin, je vous invite à écouter quelques passages bibliques dans l’évangile selon Matthieu :

* Lectures bibliques : Mt 5,7 ; Mt 6,12.14-15 ; Mt 18, 15-35

* Prédication : 

Que peut-on dire au sujet du pardon ?

Deux remarques préalables :
- La première chose, c’est que le pardon ne relève pas d’une obligation morale, d’un devoir (tu « dois » pardonner), mais d’une possibilité qui nous est offerte (tu « peux » pardonner), d’un pouvoir qui nous est donné (cf. Jn 20, 21-23 ; Mt 18,18) qui a quelque chose à voir avec le courage, la confiance et la gratuité.
- Le deuxième point, c’est que le pardon est un acte de libération : libération pour l’offenseur, mais aussi libération pour l’offensé.

Etat des lieux

Pour partir du concret de l’existence, je vous propose de prendre appui sur ce qui se passe chez nous, dans nos vies, dans nos familles.
Au cours de mes visites pastorales, ici ou là, c’est parfois une question sous-jacente que l’on peut percevoir à travers telle ou telle situation : Mon fils, ma mère, mon conjoint, ma filleule m’ont blessé. Ce qu’ils ont fait… ceci… ou cela… leur action, leur inconséquence, leur manque de considération, d’attention… leur indifférence… leur négligence… leur violence… ont été ressenties comme « blessantes » et sont considérées comme « inexcusables » voire « impardonnables ».
Comment pourrais-je passer là-dessus ? Comment a-t-il / a-t-elle pu me faire ça ?... après tout ce que j’ai fait pour lui / tout ce que j’ai donné pour elle… etc.

Ces quelques mots résument bien la situation – la blessure, la brisure – que certains d’entre nous peuvent ressentir lorsqu’ils subissent une déception affective, lorsqu’ils se sentent floués ou meurtris par le manque de sensibilité ou de compréhension de tel ou tel proche, qui n’a pas été capable de répondre à leur geste d’amitié, de solidarité ou d’amour… lorsqu’ils se sentent traités injustement ou offensés, par la réaction ou le manque de réaction de tel ou tel.

Malheureusement, dans combien de familles, s’invitent des situations relationnelles brouillées, par des maladresses, des incompréhensions, des non-dits, des rancunes diverses et variées… sans parler des situations plus graves…. des traumatismes et des épreuves particulières, quand quelqu’un a pu nous abuser, nous manipuler et trahir notre confiance. 

Tous ces événements pèsent très lourd dans les relations et, parfois, nous empoisonnent l’existence.
Cela peut même atteindre profondément notre intériorité, jusqu’à créer du ressassement, de la déception, de la rancœur[2]… jusqu’à laisser un goût amer, comme un poids qui nous reste sur le cœur, qui nous oppresse, qui paralyse la vie.

En un mot…  tout cela peut nous rendre triste, malheureux et même malade.
Jésus le sait parfaitement… lui qui a croisé nombre d’hommes et de femmes… de situations analogues aux nôtres.

Alors, précisément, qu’est-ce que l’Evangile a à nous dire, lorsque nous traversons une situation de ce genre ? Comment Jésus nous appelle-t-il à réagir face à cela ?

Communiquer et prier, pour favoriser le changement (cf. v.15-20)

Pour bien comprendre l’attitude que Jésus nous propose d’adopter, il faut d’abord prendre quelques instants pour éclaircir le vocabulaire :

Vous savez que dans l’Evangile – comme dans l’Eglise – on utilise parfois des mots codés… devenus plus ou moins incompréhensibles avec le temps, pour la plupart de nos contemporains.

Prenez, par exemple, le mot « péché ».
Beaucoup mettent derrière ce terme l’idée d’une faute morale : la gourmandise, la luxure, l’avarice, la colère, etc.
Et bien, c’est une erreur ! Le péché désigne avant tout une faute relationnelle, un raté, une fausse route, une mauvaise direction sur le plan de la relation.
« Pécher » ça veut simplement dire « rater sa cible », rater sa relation vis-à-vis de Dieu, de soi-même et des autres… ça signifie « être à côté de la plaque ».
Bien entendu, cela n’est jamais sans conséquence. Cela génère potentiellement de la souffrance et du malheur.

Alors, que faire quand quelqu’un est complètement à côté de la plaque vis-à-vis de moi, de ce que j’espérais de notre relation commune… ou quand j’ai moi-même raté ma cible par rapport à autrui ?

Là-dessus, Jésus est clair. Il préconise en premier lieu : la communication.
« Si ton frère pèche [contre toi] va et corrige-le entre toi et lui seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère » (cf. Mt 18, 15).
Cela peut nous paraître évident, mais cela ne fait pas de mal de le réentendre. Quand une relation est en souffrance, il faut le dire. Il faut en parler avec l’intéressé… oser lui dire ce qu’on ressent… oser nommer le mal subi.

En effet, la plupart du temps, les non-dits et les malentendus sont à l’origine des blessures et des ruptures relationnelles, familiales et communautaires. Il faut donc commencer par s’exprimer, par parler et écouter, pour valider le fait que la personne en question ait bien pris conscience de la situation et de la manière dont chacun la voit et la ressent.
Il faut commencer par communiquer seul à seul, en tête à tête, de cœur à cœur avec la personne… et en général (en fonction du mal subi) cela peut suffire pour dissiper les incompréhensions et les blessures, pour peu que chacun accepte de franchir le pas du dialogue.

Entre parenthèses, lorsqu’il s’agit d’un péché public (qui touche plusieurs personnes et pas seulement d’une offense personnelle)… d’une « affaire » qui risque d’avoir des répercussions sur les relations au sein d’un groupe ou d’une communauté… l’évangile prévoit une sorte de gradation, comme nous l’avons entendu (cf. Mt 18, 15-20) :
Après la communication personnelle et fraternelle, il est prévu, dans un deuxième temps, que l’on puisse faire intervenir deux ou trois témoins[3]. Et, dans un stade ultérieur – si cela n’a pas suffit – il s’agit d’élargir la médiation, d’en parler face à l’Eglise, c’est-à-dire devant l’assemblée locale, pour que l’intéressé se mette enfin à l’écoute de ce qui lui est reproché… qu’il puisse encore changer et corriger son attitude.

L’idée qui domine dans cette mesure de « correction fraternelle » est celle de « responsabilité ». Il ne s’agit jamais de rejeter ni de condamner, mais de prévenir, pour permettre le changement.
Si je ne dis rien à mon prochain quand il blesse par son péché, d’une certaine manière, je deviens complice de son égarement. Je le cautionne indirectement.
Aussi, pour ne pas prendre sur moi la responsabilité de son erreur, ni cultiver du ressentiment contre lui… pour ne pas, non plus, me tenir dans l’indifférence vis-à-vis de celui qui est mon frère… je suis appelé à l’avertir, pour l’inviter à se convertir, à se retourner, à évoluer (cf. Lv 19, 17-18).[4]

Le but de cette procédure de communication n’est surtout pas la condamnation ni l’exclusion, mais, au contraire, de faire mon possible – le maximum – pour tenter de « gagner » un frère.
Jésus le dit explicitement : « Si ton frère pèche… corrige-le… S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère » (cf. Mt 18,15).
« Gagner » (kerdaino) est un terme technique de l’Eglise primitive, pour la conversion (cf. 1 Co 9, 19-23).
C’est-à-cela que vise toute cette démarche d’« avertissement fraternel », à « gagner » le frère, non à le « perdre »[5]… c’est-à-dire, à vivre le commandement d’amour du prochain (cf. Lv 19,18b), en permettant au frère de revenir, de changer de mentalité et de conduite, quand il lui arrive de faire fausse route, de s’égarer.[6]
                                                          
Alors… sans forcément en arriver jusque-là… à une « correction fraternelle » face à un groupe, une communauté… ce que Jésus nous rappelle ici, c’est essentiellement l’impératif du dialogue :
Plutôt que de sombrer dans la douleur d’une relation blessée, il appelle celui-là même qui souffre, celui que se sent meurtri par autrui, à oser prendre l’initiative… à sortir de son rôle de victime silencieuse… pour aller dire son malaise ou sa blessure à l’autre, pour lui faire part de son incompréhension et pouvoir dissiper le malentendu potentiel, avant qu’il ne s’installe durablement. [7]

Ailleurs, Jésus dira même cela comme une urgence :
« Si tu offres un don sur l’autel, et que là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; et alors [ensuite] viens présenter ton offrande » (cf. Mt 5, 23-24).
Le Christ dévoile ici une sorte d’impératif de communication : Quand une relation part dans la mauvaise direction, quand il y a un raté… il y a urgence à agir… à oser lâcher son orgueil et son « amour-propre »… à faire un geste en direction de l’autre…à jouer la carte de la fraternité… pour ne pas s’enfermer dans le péché, pour ne pas rester dans une impasse relationnelle.

Bien entendu – nous pouvons en faire l’expérience – la communication suffit parfois… et permet de renouer et renouveler les relations. Mais, d’autres fois, ça ne fonctionne pas et chacun campe sur sa position.
Alors, que faire dans ce cas ? Que faire quand le poids du péché est encore là… quand le dialogue n’a pas permis de le faire fondre ou de le dissiper… quand l’inconscience du mal commis semble subsister, malgré tout… quand il y a blocage ?

Là encore, Jésus ne nous appelle pas à une attente passive… comme si les choses pouvaient s’arranger toutes seules ou rester en l’état. Il appelle, de nouveau, celui qui souffre (celui qui se sent injustement traité) à prendre l’initiative :
- D’une part, par la prière commune, au nom de Jésus (cf. Mt 18, 19-20) : « Si deux d’entre vous se sont mis d’accord sur la terre au sujet d’une affaire quelconque (ou d’une controverse)[8] et la demandent, elle leur sera concédée par mon Père qui est dans les cieux » (v.19).
- D’autre part, il nous appelle à dépasser, à surmonter, le péché d’autrui… par un acte de pardon, de « lâcher-prise », de remise (cf. Mt 18, 22.35 ; Mt 6, 12.14-15).

Pardonner, en lâchant-prise (cf. v.21-35)

Dans l’évangile, le péché est souvent comparé au poids d’une dette.
Par sa faute relationnelle, à cause de ce qu’il a fait ou n’a pas fait, celui qui a commis un péché à mon égard a acquis, accumulé une sorte de dette vis-à-vis de moi (ou moi vis-à-vis de lui).
La question qui se pose est de savoir, si je vais lui faire porter le poids de cette erreur, de cette dette, toute sa vie, tout en gardant une dent contre lui (?)… ou si je vais accepter de le décharger du poids de son péché, en surmontant sa culpabilité, tout en me libérant, moi aussi, du même coup, de mon rôle de créancier vis-à-vis de lui (?)

La parabole du débiteur impitoyable exprime très bien de quoi il s’agit (cf. Mt 18).
Elle illustre parfaitement la demande du Notre Père dans laquelle nous traduisons le « pardon » par l’idée de « remettre une dette » (cf. Mt 6,12).
Nous disons à Dieu : « pardonne-nous nos offenses, nos torts, nos dettes, en vers toi… comme nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous ». Cela vient d’une expression plus littérale qui dit exactement : « remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous devaient ».

La dette est une obligation juridique et commerciale entre les hommes.
Dans le monde antique, la dette accumulée pouvait avoir des conséquences très graves quand elle n’était pas remboursée ou pas remboursable. Elle pouvait entraîner une perte de liberté. Dans un cas extrême, le débiteur se trouvait contraint de se vendre avec les siens, comme serviteur ou esclave – pour une certaine durée – afin de rembourser sa dette.

C’est la situation à laquelle nous confronte la parabole du débiteur impitoyable :
- La première scène (v.23-27) se déroule à la cour d’un grand souverain. Un des serviteurs – sans doute un haut fonctionnaire – doit la somme astronomique de dix mille talents.[9] Evidemment, le montant de cette dette est tellement exorbitant qu’il est totalement impossible que le serviteur puisse la rembourser même en travaillant, lui et les siens, durant toute sa vie.
Ce chiffre vise simplement à indiquer que le mal subi dans cette situation est incommensurable, incalculable.
Dès lors, puisque l’homme est un débiteur insolvable, son seul espoir et son seul recours consistent à implorer la longanimité (v.26), la patience, l’indulgence et la bonté du maître.
C’est précisément ce qui se passe ici. Et l’offensé écoute son serviteur.
Il se laisse gagner par l’émotion. Il est « ému aux entrailles » (v.27), saisi de compassion – nous dit Jésus.
Laissant ainsi parler son cœur, il renonce à demander réparation. Dans un geste de lâcher prise, d’abandon – comme dans un geste de foi – il remet la dette de son serviteur, sans condition. Il « laisse aller », il pardonne (v.27).[10]

- Dans un deuxième scénario (v.28-31), tout se joue entre deux serviteurs. Le pardonné, dit « pardonné sans pitié », a également été offensé, mais sa dette est infiniment plus petite : seulement cent deniers.[11] Le second serviteur reprend mot pour mot la demande du premier serviteur. Il implore et supplie son créancier. Mais cette fois, la réaction est un refus. L’offensé ne veut pas renoncer à son bon droit ou plutôt à son dû. Il veut obtenir réparation par le remboursement de la dette. Après tout, il n’y a pas de raison de céder à la miséricorde. Refusant de remettre la dette de son compagnon, il le fait jeter en prison, en attendant qu’il rembourse tout.
Cependant, les autres compagnons sont « attristés » – pour ne pas « indignés » – par ce qui vient d’arriver. Ils en font part au maître.

- Troisième tableau (v.32-34) : Le maître – en réalité, le Seigneur – adresse d’âpres reproches au serviteur méchant, auquel il avait remis sa dette colossale. Celui-ci s’est montré incapable d’en faire autant, incapable de miséricorde.
Alors, que le Seigneur lui avait ouvert le monde nouveau de la grâce, du don, il n’en a rien perçu ou rien compris. Il est resté figé dans le monde ancien, le monde du calcul, de la dette. Il a refusé la compassion dont lui-même avait bénéficié (v.33). Autrement dit, il a refusé de se laisser toucher par l’autre, il a refusé la pitié, l’émotion qui devait lui permettre de « lâcher prise ».[12]

En conséquence, le Seigneur, d’abord « saisi de compassion » est maintenant « saisi de colère », car son serviteur n’a pas écouté sa seule exigence : la miséricorde (Cf. Mt 5,7 ; Os 6,6 ; Es 58,6 ; etc.).

La fin de l’histoire (v.35) vise à nous montrer que Dieu peut avoir plusieurs visages, comme le maître de la parabole : celui de la miséricorde ou celui de la colère.
Il a, en réalité, le visage que nous-mêmes nous lui donnons, par notre manière d’envisager la vie et nos relations aux autres, dans la logique de la grâce et du don, ou dans celle de la rétribution et de la dette.

« Lier » ou « délier » – « exiger, tenir » ou « remettre » la dette, le péché d’autrui – est en notre pouvoir (cf. Jn 20, 21-23 ; Mt 18,18). Dieu ne peut pas faire plus que de nous inviter à vivre la « miséricorde » que lui-même nous offre.

Ainsi conclut Jésus : Dieu fera et sera ce que nous aurons fait de lui dans notre vie. Il aura le visage que nous choisissons de lui.

Comme cela était déjà dit, ailleurs dans l’évangile, c’est nous qui fixons le paramètre (la boussole… et donc le cap) de notre propre pardon (cf. Mt 6, 14-15 ; Mt 5,7 [13]), comme de notre jugement (cf. Mt 7,1) :
« C’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et de la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous ».[14]

Cette parabole est particulièrement saisissante, dans la mesure où elle fonde un lien indissoluble entre « le pardon de Dieu » et « le pardon entre frères ».
Elle nous permet de comprendre que le pardon que Dieu nous donne et le pardon que nous pouvons donner sont une seule et même chose, le prolongement l’un de l’autre :
La miséricorde de Dieu fonde la possibilité-même du pardon fraternel. Le pardon fraternel répond à la grâce de Dieu.[15]

On ne peut pardonner aux autres que dans la conscience joyeuse d’avoir reçu de Dieu un pardon immensément plus grand.
Inversement, on ne peut demander pardon au Seigneur que dans la mesure où l’on est disposé à pardonner à ses « compagnons ».[16]
C’est une question de cohérence et de logique : Jésus nous propose de vivre dans la logique de Dieu, la logique de la grâce… en remettant gratuitement la dette d’autrui… en lâchant le poids du péché… en abandonnant l’exigence du remboursement de la dette.[17]

Conclusion

Alors, frères et sœurs… venons-en enfin à la conclusion de notre méditation… avec la question que l’apôtre Pierre pose à Jésus :

Finalement… Combien de fois peut-on pardonner ? Peut-on tout pardonner ? Jusqu’où pardonner ?
La question du pardon est immense, vaste et difficile. Nous n’avons fait que la survoler. Malgré tout, nous entendons bien la réponse de Jésus :
« Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante dix fois sept fois » (cf. Mt 18,22)… Autrement dit, Jésus nous appelle à pardonner de façon illimitée… sans calculer, sans compter. Ce n’est pas une question d’arithmétique, c’est le renversement de la logique de la dette, de la vengeance, du ressentiment.[18]

« Ne pas pardonner » équivaudrait à rester prisonnier de l’offense subie… à être tenaillé par le mal commis et tiraillé par un désir de remboursement, de paiement, de vengeance. Ce que la fin de la parabole compare à une forme d’enfer, de torture (cf. Mt 18, 34).

Dans la vie de tous les jours, à travers les actualités judicaires ou des récits de grands procès, nous voyons qu’il est naturel – pour ne pas dire « humain » – d’en vouloir à celui par qui le mal arrive.
Dans un mécanisme de projection de la douleur, nous connaissons la réaction de victimes qui espèrent la vengeance ou, tout du moins, une réparation, à travers des peines de justice exemplaires.
Pourtant, il ne faut pas croire que cela puisse réellement et profondément guérir ces personnes. Voir l’autre souffrir à son tour, pour payer sa dette, dans une sorte de réciprocité (et de proportionnalité) – parce qu’il l’a bien mérité – ne peut pas apporter la paix et véritablement « rembourser » et « réparer » le mal commis et subi.
C’est une illusion de penser que la rétribution (le fait de rendre, de faire payer, de punir) puisse avoir des vertus thérapeutiques. 

Bien différemment, le Christ nous fait comprendre que le pardon est avant tout un cheminement… un acte de laisser-aller, d’abandon consenti… permettant de surmonter, de dépasser l’offense et le péché… pour se retrouver soi-même et retrouver le chemin de la confiance… d’une confiance relationnelle offerte par Dieu.[19]

De cette faculté d’abandon (d’abandon de soi et de l’autre à Dieu)… de ce geste de « remise » de tout ce poids (notre passé, nos malheurs, nos blessures) à la confiance de Dieu (à sa justice, à sa miséricorde)… dépend la restauration de l’humain dans son unité.[20]

Ainsi, la joie véritable se découvre dans la liberté et l’unité que procure le pardon… lorsqu’on a le sentiment d’avoir fait tout son possible vis-à-vis de l’autre (malgré son péché)… lorsqu’on peut enfin « lâcher-prise » (laisser cela derrière soi, le confier à Dieu[21]).

Le « pardon » est donc une forme de résistance au mal reçu… au mal susceptible de nous tenir, de nous ronger, si nous ne parvenons pas à le lâcher.

« Pardonner », c’est donc délivrer l’autre du poids de sa dette, mais c’est aussi se libérer soi-même de son rôle de créancier, de victime offensée, pour vivre autre chose, pour passer à autre chose. C’est se retrouver unifié et vivant, sans division ni contradiction avec soi-même… tel que Dieu nous veut… pour vivre une vie nouvelle… une vie libérée (par le don et le pardon).

Amen.



[1] Yom Kippour (jours des propitiations) est le jour de la repentance, considéré comme étant le jour le plus saint et le plus solennel de l’année juive. Son thème central est le pardon et la réconciliation : voir Lv 16, 30.
[2] La définition du mot est forte : « Rancœur : Etat affectif durable fait d'une profonde amertume, de ressentiment, de haine, lié au souvenir d'une injustice ou d'une désillusion ».
[3] Voir aussi Dt 19,15.
[4] Voir aussi, en ce sens, la Règle de Qumrân : « On ne doit pas haïr [le pécheur] mais le corriger le jour même et ne pas prendre ainsi sur soi la responsabilité de son égarement. De la même manière, que personne ne présente une cause concernant son prochain devant beaucoup [de gens] sans l'avoir d'abord averti devant des témoins » (cf. 1 QS 5, 26-6, 1).
[5] La volonté de Dieu, c’est qu’aucun ne se perde : « Et s'il lui advient de trouver [la brebis égarée], amen je vous dis que [cet homme] se réjouit pour elle plus que pour les quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont pas égarées. Ainsi est [le] bon vouloir devant votre Père qui est dans les cieux : que ne se perde pas même un [seul] de ces petits » (cf. Mt 18, 13-14).
[6] Ainsi que le prophétisait déjà Ezéchiel : Dieu ne veut pas la mort de l'impie, mais « que l'impie change de conduite et qu'il vive ! » (cf. Ez 33, 11)
[7] C’est seulement dans un cas vraiment extrême, quand quelqu’un refuse toute écoute et toute correction (fraternelle ou publique), que l’évangéliste Matthieu prévoit le déclenchement d’une sorte d’excommunication : « qu’il soit pour toi comme le païen (c’est-à-dire le « non-juif ») ou l’exacteur (c’est-à-dire un « mauvais juif ») » (cf. Mt 18, 17). Le pouvoir de « lier » ou de « dénouer » (cf. Mt 18,18 & Mt 16, 19) veut dire au sens rabbinique « attacher, tenir, interdire » ou « délier, détacher, permettre ». Au sens évangélique, cela signifie vraisemblablement « excommunier » ou « pardonner ». Voir aussi en Jn 20, 22 (dans l’ordre inverse) : « : À qui vous remettrez ses péchés, ils seront remis et à qui vous ne les remettrez pas, ils resteront non remis (ils leur seront retenus) ». La communauté messianique – au moins dans la personne de ses chefs (cf. Mt 16,19 ; 1 Co 5) – est dotée de ce pouvoir d'admission ou d'exclusion. Pour autant, le vrai pouvoir conféré par le Seigneur à son Église est « le pardon », l'acte de « dénouer » plutôt que de « lier ». Il y a encore une chose que l'on peut faire pour le pécheur, quand bien même auraient été épuisées toutes les possibilités de « correction », c'est la prière : Voir Mt 18, 19-20.
[8] 1 Co 6,1 (qui fait suite à 1 Co 5) utilise le même mot « affaire » (prâgma) que Mt 18, 19. Il s’agit ici d’un terme technique qui désigne une controverse au sein de la communauté. Pour résoudre cette « affaire », le moyen le plus efficace est la prière commune. Lorsqu’il y a unanimité dans la prière, c’est comme si le Seigneur était lui-même présent au milieu de la communauté, pour encourager toutes les tentatives de correction et de réconciliation entre les frères, au sein de l’Eglise.
[9] Flavius Joseph cote un talent à dix mille deniers. Dix mille talents feraient environ cent millions de deniers (un denier étant une paye journalière moyenne). Autrement dit, l’expression « dix mille talents » est hyperbolique.
[10] A travers la figure de ce roi, nous comprenons que le pardon de Dieu est premier. Le roi de la parabole remet la dette gigantesque du serviteur par pure compassion. Il la remet purement et simplement, sans donner d’explication, ni exiger de compensation.
[11] Soit un million de fois moins que la 1ère somme.
[12] Cette lecture peut dores-et-déjà nous interroger : la possibilité de pardonner ne serait-elle pas liée à notre sensibilité, à notre ouverture, à notre capacité d’accueil et de compréhension de l’autre dans sa différence d’être et de perception. En bref, la compassion et, dans un second temps, le pardon ne sont-ils pas liés (en première instance) à la faculté que nous avons d’oser nous laisser émouvoir et toucher par les autres ?
[13] « Heureux les miséricordieux… Heureux ceux qui ont de la compassion pour autrui…  car Dieu aura de la compassion pour eux ! » (cf. Mt 5,7)
[14] C’est une manière de dire que « le pardon » est une nécessité vitale… une nécessité pour l’autre, mais aussi pour soi… pour que celui qui a été victime d’une offense, puisse retrouver la paix… en pardonnant.
[15] En d’autres termes, « celui qui vit authentiquement le pardon de Dieu pardonne à son frère de tout son cœur ». « Celui qui pardonne à son frère de tout son cœur vit authentiquement le pardon de Dieu » (cf. Guilhen Antier).
[16] C’est bien ce qu’affirme le « Notre Père » : « remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous devaient » (cf. Mt 6,12) avec son commentaire en Mt 6, 14-15 : « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes ».
[17] Voir aussi, en ce sens, Mt 5, 38-48.
[18] C’est le renversement de la logique de vengeance de Lamech, qui est la logique du ressentiment humain : « Si Caïn s’est vengé sept fois, Lamech l’est soixante-dix-sept fois » (Gn 4, 24). En d’autres termes, « le pardon dérègle les règles ». Comme son nom l’indique, le « pardon » est une invitation à vivre « par don », à rompre avec la logique de la dette.
[19] C’est de l’expérience et de la conscience du pardon de Dieu – du pardon que Dieu nous offre gratuitement – que peut naître la possibilité du pardon fraternel (cf. Mt 18, 21-35)… d’un lâcher-prise gratuit vis-à-vis de l’offense reçue.
[20] Il est nécessaire de pardonner pour se sentir libre vis-à-vis du pécheur et lavé de la souillure de l’agresseur… car, dans le cas contraire, il est probable que la souillure, la rancune ou le désir de vengeance reste quelque part tapi au fond, ou à la porte, du cœur.
[21] « Pardonner » c’est vivre en communion avec l’Esprit de Dieu, qui est un Esprit d’amour, de miséricorde, de gratuité, de générosité… C’est entrer dans une vie relationnelle « céleste », en Dieu et avec Dieu… C’est oser retrouver le chemin de la confiance.

dimanche 4 mai 2014

Béatitude(s) et Communion des Saints

Béatitude(s) et Communion des Saints

Lectures bibliques : 1 Co 12, 4-7. 12-20. 26-27 ; Mt 5, 1-16  [Autres textes possibles : Ps 1 ; Mt 6,33]
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 04/05/14. Culte avec baptême de Tristan

* L’actualité médiatique a été marquée, dimanche dernier, par la canonisation de deux anciens papes : Jean XXIII et Jean-Paul II.
Après sa béatification en 2011 et sa canonisation en 2014, Jean-Paul II vient d’être élevé du rang de « bienheureux » au rang de « saint ».
En tant que Chrétiens Protestants, on peut se demander ce que tout cela peut bien signifier pour nous (?) et pour la plupart de nos contemporains (?)

Cette question peut être l’occasion de nous pencher, ce matin, sur un article du Credo – « la communion des saints » – qui – nous allons le voir – est tout-à-fait en lien avec les passages du Nouveau Testament que nous venons d’entendre.

Alors, première question : Quel est le but de ces procédures de béatification ou de canonisation pour l’Eglise catholique ?
Je crois – en premier lieu – que le but de tout cela, est de proposer aux croyants des exemples de vies éminemment chrétiennes.

En effet, ce qui caractérise ces personnages – proclamés « bienheureux » ou « saints » – c’est d’abord la cohérence de leur vie, au service d’autrui. C’est le fait que ces personnes ont essayé – et sans doute, en partie, réussi – de vivre leurs convictions, de les incarner, de les concrétiser.
Leur existence a été marquée par une unité, une profonde cohérence, entre ce qu’elles croyaient et pensaient, et leurs actes, ce qu’elles vivaient et faisaient, au service des autres et des plus petits. Et c’est la raison pour laquelle ces personnages – comme Mère Térésa, par exemple, qui a été béatifiée en 2003, seulement 6 ans après sa mort – ont été remarqué et mis en avant, pour leur exemplarité :

En tant que Chrétiens, nous avons besoin de ces grands témoins, qui nous montrent la possibilité de vivre pleinement et authentiquement notre foi, dans une existence placée au service de l’Evangile… au service du Christ et de nos frères.

Cela nous permet de prendre conscience qu’il est non seulement possible, mais souhaitable, d’oser répondre à l’appel de Dieu… de s’engager dans ce chemin de sainteté…  auquel nous sommes appelés, dans le livre du Lévitique ou dans le sermon sur la montagne :
« Soyez saints, car je suis saint, moi, le Seigneur, votre Dieu » (cf. Lv 19,2)
Soyez « parfaits [achevés, adultes], comme votre père céleste est parfait » (cf. Mt 5,48).

Oui… nous sommes tous invités à être / à devenir / des saints…  à suivre le Christ… à consacrer notre vie à l’Evangile du Royaume… depuis notre baptême.[1]

Tristan – qui vient d’être baptisé – est désormais appelé à la sainteté… appelé à vivre en conformité avec la volonté du Dieu « saint ». Il a toute sa vie, pour s’engager dans cette voie.

Par ailleurs, ce qui est intéressant à travers cet événement – ces canonisations – c’est que nous devons sans doute revoir notre définition de la « sainteté » :
« Être saint » cela ne veut pas dire être irréprochable, s’approcher d’une perfection ou d’une sainteté morale, plus ou moins inatteignable… et je crois, impossible à vivre pleinement.
Non !...  « Être saint » c’est d’abord – et bien plutôt – mettre Dieu au centre, être préoccupé par l’Evangile, être animé par l’Esprit de Dieu, par sa Parole. Cela veut dire se consacrer… s’attacher… à suivre le Christ… pour réaliser et accomplir notre vocation d'enfants de Dieu. 
[C'est le sens du mot "parfait"… dans l'invitation "soyez parfaits" : non pas "impeccables", "irréprochables"… mais "accomplis", "achevés", "adultes".]

A travers l’exemple de ces personnages – déclarés « bienheureux » ou « saints » – nous comprenons que la béatitude ou la sainteté est liée au fait de mener – ou d’avoir mené – une existence accomplie… une vie juste… une vie ajustée au désir de Dieu, à son projet d’amour et de justice pour l’être humain.

Derrière ce mot « juste », il y a deux choses : la justesse, qui renvoie à la vérité… et la justice, qui renvoie à la préoccupation d’autrui et du Royaume, telle que Jésus l’a manifestée :
« Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (cf. Mt 6,33).

* En écoutant « les Béatitudes », nous entendons bien que le bonheur – le vrai bonheur selon Jésus – ne peut pas être délié de la question de la justice.
Cela est essentiel, pour ne pas se tromper de « bonheur » et ne pas se faire une fausse image de la « sainteté ».

Nous savons tous, que notre société occidentale nous vend essentiellement l’image d’un bonheur égocentrique et égoïste, lié à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs personnels, à la consommation, à la jouissance.
Il suffit de regarder les spots publicitaires à la télévision, pour s’en convaincre :
On nous laisse entendre que le fait d’acquérir ou de posséder tel ou tel objet, telle ou telle chose, va nous procurer un « bien-être » sans précédent, susceptible de changer notre vie.
Et nous acceptons parfois d’être les dupes de cette croyance, en succombant à la tentation… (de temps à autres… pourquoi pas ?), mais en nous rendant compte, finalement, que posséder le dernier objet technologique à la mode (le dernier iPhone, la tablette qui va bien, la plus belle voiture, ou tout autre chose) nous offre évidemment une certaine satisfaction… mais ne nous rend pas fondamentalement plus heureux… car le vrai bonheur est ailleurs.

C’est précisément ce que nous révèle Jésus, avec les Béatitudes :
En réalité, il n’y a pas de bonheur individualiste et égoïste.
Le bonheur personnel existe, mais il ne peut être que partagé.
Je ne peux pas être vraiment heureux si mon frère, mon voisin, mon prochain est malheureux, s’il est affligé, s’il souffre de la misère, d’un conflit ou de l’injustice…  parfois – il faut le dire – dans l’indifférence générale.

Jésus nous parle d’un chemin, d’un bonheur qui est lié à autrui… d’un bonheur qui se construit avec l’autre… et jamais à ses dépends, sur son dos ou contre lui.

Autrement dit, pour le Christ, il n’y a de bonheur que dans et à travers la relation à l’autre.
C’est pourquoi le bonheur ne peut pas être séparé de la préoccupation de la justice :
« En marche/ Heureux… ceux qui ont faim et soif de la justice… car ils seront rassasiés » (cf. Mt 5,6).
« En marche/ Heureux… ceux qui sont persécutés pour la justice/ à cause de la justice… car le royaume des cieux est à eux » (cf. Mt 5,10).

Oui… le vrai bonheur s’inscrit dans la justesse et la justice de la relation à l’autre.
Ce n’est pas un bonheur solitaire ou égocentrique… mais un bonheur, en communion avec autrui, un bonheur partagé.
C’est la raison pour laquelle ce bonheur est compris comme un bonheur en chemin… en devenir, en construction… un bonheur en train d’advenir.
Car, pour Jésus, il s’agit bien d’une marche, d’une dynamique, d’un chemin qui conduit à la félicité. Mais ce bonheur, on peut d’ores-et-déjà le trouver, le goûter, en cheminant… en empruntant le chemin des Justes (cf. Ps 1).

C’est là tout le paradoxe des Béatitudes : Alors qu’on n’est pas encore arrivé au bout du chemin… alors qu’on vit encore dans un monde injuste… dans un monde semé d’évènements tragiques… néanmoins… on peut déjà goûter le bonheur des « Justes », le bonheur de ceux qui cherchent la justice… qui s’inscrivent dans la perspective du Royaume.

En proclamant déjà « bienheureuses » des personnes qui vivent encore des situations difficiles… des situations d’injustice ou de persécution… Jésus nous révèle que le chemin du bonheur est d’abord et avant tout une quête.
C’est une quête, avec ses joies et ses croix. Mais c’est déjà la béatitude avant l’heure, c’est déjà la communion des saints, la communion de ceux qui recherchent ce bonheur partagé avec les autres, ici-bas, sur notre terre… avant de le vivre pleinement dans la Vie éternelle, dans l’éternité de Dieu.

Je crois que c’est en cela que l’événement des béatifications ou canonisations de tel ou tel, peut nous interpeler, en tant que Chrétiens.
Il me semble que celles et ceux que l’Eglise catholique ose déclarer « saints » ou « bienheureux » sont des personnes qui ont vécu cette marche-là, cette dynamique du bonheur « juste » – des Béatitudes – selon Jésus, durant leur existence.

Ces hommes ou ces femmes ne se sont pas cantonnés à la quête d’un bonheur individuel  – en cultivant seulement leur propre jardin (bien que cela soit aussi nécessaire) – mais ils se sont attachés à cultiver le jardin du Royaume, ils ont travaillé pour la vigne du Seigneur… c’est-à-dire, pour leurs frères et leurs sœurs, dans la voie tracée par le Christ et son Evangile.

* Ce matin, à côté des Béatitudes, nous avons aussi entendu un extrait de la 1ère lettre de Paul aux Corinthiens. Ce passage peut également nous permettre d’approfondir cette idée… cette conception d’un bonheur « en communion » avec les autres.

L’apôtre Paul présente l’Eglise – la communauté des Chrétiens – comme un « corps »… un corps guidé par le même Esprit – l’Esprit saint, l’Esprit de Dieu – dont chacun est membre à part entière… un membre avec ses charismes et ses dons particuliers, au service du corps du Christ.
« Nous avons été baptisés dans un seul Esprit pour être un seul corps » – dit Paul. Et il ajoute, plus loin : « Si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est à l’honneur, tous les membres partagent sa joie. Vous êtes le corps du Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (cf. 1 Co 12, 13. 26-27).

Ce que Paul met ici en avant, c’est la solidarité – solidarité de destin – et la communion entre les membres de la communauté chrétienne, appelés à former « le corps du Christ ».

Ici encore… ce n’est pas l’image d’un bonheur (ou d’un malheur) individualiste que le Nouveau testament nous livre, mais, au contraire, le lieu d’un partage, d’un lien fraternel et mutuel qui unit chaque membre de la communauté… appelé à compatir ou à se réjouir avec son frère, en partageant sa souffrance ou sa joie… à l’image des membres unis et solidaires d’un même corps.

* Cette comparaison… cette image du « corps »… peut, bien sûr, nous éclairer pour comprendre ce que signifie l’idée de « communion des saints »… qui fait partie de notre Crédo chrétien[2]… et qui est sous-jacente à cette pratique de « canonisation ». 

La notion de « communion des saints » regroupe deux réalités :

- Premièrement, l’expression désigne la communion qui rattache les croyants, vivants dans le monde, avec le Christ et entre eux.
La communauté des saints (communio sanctorum), c’est d’abord (et tout simplement) la communauté des croyants (communio fidelium), appelés à participer au Christ [3]… appelés à suivre la voie tracée par Jésus (même si les croyants que nous sommes, demeurons toujours pécheurs).

Bien qu’étant imparfaits… bien que connaissant encore « fausses routes » et « péché »… les croyants sont libérés par la foi, ils sont appelés à se mettre à l’écoute de Dieu, pour laisser son Esprit Saint agir et régner en eux, dans le cœur des hommes.
C’est cet Esprit saint – le souffle du Dieu « saint » – qui fonde la communauté des saints.

- Deuxièmement, l’expression désigne aussi le lien – la communion – que les croyants d’aujourd’hui, peuvent entretenir avec les croyants d’hier, avec ceux qui nous ont précédés dans la foi… qui ont vécu une vie juste et qui ont trouvé – nous l’espérons – leur accomplissement en Dieu, à l’image du Christ Ressuscité.

En ce sens, la « communion des saints » signifie la communion avec « les saints dans le ciel », avec « les Justes » de tous les temps, qui sont déjà participants au salut divin.[4]
Elle soutient l’idée que les croyants, de toutes les époques, sont liés, car animés du même Esprit : du souffle de Dieu qui agit dans le cœur de celles et ceux qui placent – qui ont placé, ou qui placeront – leur confiance en Dieu.

A la différence du Catholicisme, le Protestantisme ne conçoit pas de prière pour les morts ou pour les saints d’autrefois.
Mais, ce n’est pas parce que nous ne vénérons pas les saints du passé, que eux ne peuvent pas s’intéresser à nous.
Cela ne veut pas dire, que tous les saints qui sont morts – les croyants et les justes d’hier – ne peuvent pas agir et intercéder pour les croyants d’aujourd’hui… depuis là où ils vivent désormais, dans l’éternité de Dieu.

En effet, si nous croyons à la résurrection pour la vie éternelle – comme nous l’avons affirmé le jour de Pâques… si nous croyons que Dieu a le pouvoir de vaincre la mort – comme il l’a fait pour Jésus Christ, en relevant le Juste, en lui offrant une vie nouvelle animée par l’Esprit (cf. 1 Co 15)… qu’est-ce qui empêcherait les croyants d’hier – dans la mesure où ils vivent désormais dans l’éternité de Dieu – d’intercéder pour nous ?... c’est-à-dire d’intervenir en notre faveur, auprès de Dieu ? [5]

D’une certaine manière, c’est bien ce qu’affirme Jésus dans l’évangile de Jean, au moment où il va quitter ses disciples, peu avant sa mort.
Il dit que l’envoi prochain du paraclet – l’Esprit saint… intercesseur, défenseur, consolateur[6] – répondra à sa demande auprès du Père… que cet Esprit – qui est l’Esprit du Christ ressuscité – conduira les disciples à la pleine compréhension des paroles et des actes de Jésus… et que lui-même – après sa résurrection, sa glorification –  intercédera pour ses disciples auprès du Père.
Je cite les paroles de Jésus :
« Je vous ai dit ces choses tandis que je demeurais auprès de vous ; le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (cf. Jn 14, 25-26).
« […] je vais au Père. Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai, de sorte que le Père soit glorifié dans le Fils. Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai » (cf. Jn 14, 12-14).

Autrement dit, l’idée de « communion des saints » véhicule un principe de solidarité, de communion de destin entre les croyants. C’est l’idée que dans la foi, une union spirituelle et mystique peut s’établir entre tous les croyants, de tous les temps…. entre l’ensemble des fidèles, au-delà de l’espace et du temps.

En tant que baptisés, frères et sœurs unis au Christ, nous pouvons nous appuyer les uns sur les autres, aujourd’hui et demain. Nous sommes enfants de Dieu, membres d’une même famille, unis au Christ durant notre vie terrestre et au-delà.

* En tant que Protestants, il faut avouer que nous ne sommes pas forcément très à l’aise avec cette idée de « communion des saints » à travers les temps et les générations. Mais, je crois que cette communion dans la foi vient nous rappeler quelque chose d’essentiel :

[Elle nous rappelle, à juste titre, que le bonheur du croyant, son salut, n’est nullement séparable de celui des autres croyants et du destin des autres hommes.
C’est ensemble que les croyants sont « en Christ » (cf. 1 Co 12). C’est l’humanité entière qui est convoquée à la résurrection pour la vie éternelle. C’est chaque homme, sur cette terre, dans sa vie présente et unique, qui est convié à chercher le Royaume de Dieu et sa justice.[7]

Dans cette conscience communautaire du bonheur et du salut – d’un bonheur et d’un salut qui se reçoivent et se construisent avec les autres – la question de la justice n’est pas oubliée. Au contraire, elle est posée à chaque homme et à chaque société avec acuité :
Aucun salut religieux n’est possible au détriment de la justice et de la solidarité. Car aucun être humain, quel qu’il soit et quelle que soit sa destinée, n’est écarté de la présence et de l’amour de Dieu.] [8]

* Je crois, chers amis, frères et sœurs… pour conclure… que c’est cela que nous pouvons retenir à travers cette méditation :

Comme Tristan qui a reçu le baptême aujourd’hui… avec lui… nous faisons partie d’une même famille, d’un même corps. Nous sommes animés par le même Esprit.
Cet Esprit atteste à notre esprit que nous sommes aimés, que « nous sommes enfants de Dieu » (cf. Rm 8,16), aujourd’hui et demain, quel que soit notre parcours.

En préparant ce baptême avec Olivier et Frédérique, les parents de Tristan… ils m’ont dit ce qui leur semblait important et ce que l’on peut trouver dans une famille... et particulièrement dans la famille chrétienne : soutien, entraide, amour, respect, écoute, ouverture, solidarité.
Oui… dans une famille, on peut se sentir aimé… on reçoit une confiance et un amour qui nous portent à nous accepter et à nous dépasser, pour aller vers les autres et offrir le meilleur de soi.

C’est bien ce qui se passe avec l’amour de Dieu que nous recevons : Cet amour nous fortifie. Il nous renouvelle, pour nous envoyer dans le monde.
En nous offrant sa confiance de Père, Dieu nous permet d’avoir confiance en nous et de faire confiance aux autres.
C’est en cela que la foi nous libère : Par la foi, nous recevons le « oui » de Dieu sur notre vie, nous recevons sa confiance. Cette confiance de/en Dieu – sur laquelle nous pouvons nous appuyer – nous ouvre à la confiance en nous-mêmes, afin de nous tourner vers les autres, afin de nous libérer de la préoccupation de notre « moi », pour regarder et nous engager vers les autres.

Le Nouveau Testament nous le redit aujourd’hui : Jésus et Paul ne conçoivent pas l’idée d’un bonheur et d’un salut égoïstes. Ils affirment, au contraire, que notre vie est relation… que le salut des uns est lié au salut des autres… que nous partageons une communion de destin entre croyants appelés à la sainteté, appelés à suivre le Christ.

C’est en cela que la foi nous ouvre à la fraternité universelle. Car elle nous donne l’assurance de pouvoir rencontrer le visage du Christ, dans chacun des visages de nos frères (cf. Mt 25, 40).

Amen.




[1] La sainteté comporte deux notions successives et conjointes : une élection (être mis à part, élu, séparé, choisi, pour…) et une vocation (être appelé à un service, envoyé pour une mission, consacré pour…) : cf. Rm 1,7 (« aux saints, par l’appel de Dieu ») ; 1 Co 1, 2 (« à ceux qui ont été sanctifiés dans le Christ Jésus, appelés à être saints avec tous ceux qui invoquent en tout lieu le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre »).
[2] La « communion des saints » est un des articles de foi du Symbole des Apôtres. Cette doctrine, appelée aussi dogme du « corps mystique » (essentiellement dans le catholicisme et l’orthodoxie) repose sur une interprétation de 1 Co 12.
[3] Participation à l’Eglise du Christ… à la personne du Christ… à sa vie et à son salut. Pour les Réformateurs, la prédication de l’Evangile et la dispensation des sacrements rendent le Christ présent et nous rendent participant à la vie du Christ. Les Luthériens mettent sans doute plus en avant que les Réformés le sens de la communion sacramentelle (par la Ste Cène et le Baptême) comme participation à Jésus Christ lui-même.
[4] Cf. Alain Houziaux, Les Grandes énigmes du Credo, DDB, p.279s : « Dans le texte du Credo, les "saints" en question, ce sont bien les martyrs de l'Église primitive qui ont été glorifiés. Ce sont ceux qui, par fidélité à leur foi, ont été conduits au sacrifice de leur vie à l'époque des persécutions. Ce sont bien ceux dont l'Église sollicite l'intercession. »
[5] Et, pourquoi pas, même, de pouvoir nous communiquer quelque chose de l’Esprit vivifiant (cf. 1 Co 15,45) ou de la lumière sanctifiante, qui les anime ? C’est, en tout cas, l’explication apportée par l’Eglise catholique, qui attribue des guérisons « miraculeuses » (jusque là « inexpliquées ») à l’intercession de Jean-Paul II.
[6] Dans les discours d’adieu de l’évangile selon Jean, l’Esprit prend les traits personnels d’un « assistant » et d’un « auxiliaire » : l’autre paraclet (cf. Jn 14,16).
[7] « L'Eglise se réfère à ce royaume de Dieu, qui vient : le royaume de Dieu n'est pas l'Eglise mais l'avenir de l'Eglise comme il est l'avenir de toute l'humanité. Mais l'Eglise est la communion de ceux qui, dès maintenant, à cause de Jésus attendent le royaume de Dieu et vivent dans cette attente. La détermination essentielle de l'Eglise comme « communion au Christ » se situe dans l'horizon de cette espérance-du-royaume-de-Dieu. […] C'est seulement en se référant à cet avenir du royaume de Dieu - qui transcende l'étroitesse des intérêts intra-ecclésiaux - que l'Eglise peut prendre conscience de sa signification pour le monde, de sa signification pour l'humanité tout entière. »  W.Pannenberg, La foi des apôtres, Cerf, p.163.
[8] Voir Denis Müller, Réincarnation et foi chrétienne, Labor et fides, « La communion des saints », p.96-97.