dimanche 22 septembre 2013

Mt 20, 1-16


Mt 20, 1-16  / une relecture du projet de loi de réforme des retraites à la lumière de l'Evangile

Lectures bibliques : Ph 2, 14-15 ; Mt 20, 1-16
Thématique : logique du mérite ou don inconditionnel… du travail dans le royaume des cieux au projet de réforme des retraites.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 22/09/13.
(Analyse biblique inspirée de Pierre Farron, « Dis, pourquoi tu travailles ? »)

* Vous l’avez sans doute entendu aux informations, le projet de loi de réforme des retraites a été présenté mercredi dernier (18 sept.) au conseil des ministres et il sera examiné au Parlement à partir du 7 octobre.
Ce projet de loi vise à maintenir le système par répartition.[1] Il prévoit notamment l’allongeant de la durée de cotisation à 43 ans et l’augmentation des cotisations vieillesses patronales et salariales.
Comme toute réforme sensible, il suscite le mécontentement d’une partie de la population. Beaucoup, ici ou là, donnent de la voix pour dénoncer ce qu’ils jugent comme une remise en question des droits acquis par leurs aînés.

Pour entrer, avec vous, dans ce débat, mais d’une autre façon que celle du monde et des médias, j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de méditer sur ce passage du Nouveau Testament qui nous donne une vision du royaume des cieux… et peut-être même (osons carrément !) du monde du travail vu sous le prisme du royaume et de son maître : un patron extraordinaire… à l’image de Dieu.
Nous verrons si cela peut nous aider à y voir plus clair dans ce dossier des retraites.

* Avant d’entrer dans la parabole, prenons connaissance du contexte socio-économique de la Palestine du 1er siècle :
A l’époque de Jésus, la Palestine est occupée par les romains.
La populations croule sous de lourds impôts : ceux dus à la puissance occupante et ceux dus aux pouvoirs locaux.
Les collecteurs d’impôts sont souvent corrompus et s’en mettent dans les poches au moment du prélèvement des taxes.
De nombreux petits paysans ne peuvent plus payer et perdent leurs domaines.
Ils en sont alors réduits à louer leurs services à la journée.
Le salaire versé aux journaliers – une pièce d’argent – correspond à ce qu’il faut pour nourrir convenablement une grande famille pendant un jour.
Le taux de chômage est important. Le travail manque. Et ceux qui n’en trouvent pas ont faim.

En lisant la parabole, on a tendance à centrer son attention sur les ouvriers qui ont été engagés les derniers. Peut-être le faisons-nous d’autant plus facilement que le titre retenu, par exemple, par la TOB, nous y invite (Entre parenthèses, il ne faudrait jamais lire les titres donnés par l’éditeur, car ils orientent implicitement notre lecture) :
La parabole « des ouvriers de la onzième heure »… un titre contestable quand on s’aperçoit que celui qui occupe la place centrale de cette histoire est, en réalité, le maître de maison.

En effet, l’examen détaillé de la parabole, montre que l’histoire racontée par Jésus comprend un véritable tourbillon de verbes d’actions, dont l’acteur n’est autre que le propriétaire : C’est lui qui prend constamment l’initiative… qui sort à 5 reprises pour embaucher des ouvriers tout au long de cette chaude journée.
Toute l’action est concentrée sur le maître : il est à la fois celui qui fait et qui fait faire. C’est lui le personnage principal et non les ouvriers qui ne font rien d’autre que de lui obéir ou de murmurer contre lui.

Alors, comment comprendre cette parabole ?... qui surprend le lecteur par deux fois, en nous montrant un maître de maison qui, d’une part, embauche à toute heure de la journée (y compris encore en fin d’après-midi… alors qu’il ne reste plus qu’une heure à travailler) et, d’autre part, rémunère tous les ouvriers de la même manière, en commençant par les derniers.

On pourrait penser qu’elle donne une belle leçon de morale : tout le monde a droit a un travail, tout le monde reçoit le même salaire qui permet a tous de vivre dignement.
Ce type de lecture n’est sans doute pas complètement faux, dans la mesure où on sait que Jésus se préoccupe particulièrement du sort des petits, des pauvres, des exclus. (Et d’ailleurs, en m’appuyant sur ce passage biblique, pour réfléchir au dossier des retraites, je participe aussi, indirectement, à ce type d’interprétation.)
Pour autant, je crois que Jésus vient nous interpeller sur un autre plan. Car, le terrain de l’évangile n’est pas d’abord celui de la morale, d’une extériorité censée nous orienter dans nos comportements, dans le domaine du droit ou de la justice, mais c’est sur le terrain existentiel, c’est d’abord à notre intériorité que Jésus s’adresse, pour faire changer notre regard et notre cœur.
Comme le dit ailleurs l’évangile, il faut d’abord devenir « un bon arbre », avant de « produire de bons fruits » (cf. Mt 7, 15-20).
Ainsi, tout en montrant une forte sensibilité aux problèmes sociaux du moment, ce récit n'est pas centré sur le salaire, mais sur les initiatives souveraines du maître et sur les réactions des premiers engagés.

Dans cette parabole, deux logiques s’affrontent :
- Celle du mérite - de la justice comptable - très répandue aujourd'hui.
C’est celle des ouvriers qui ont travaillé toute la journée.
À ceux-là on répond : le salaire qui vous a été versé est correct, c’est le salaire qui a été expressément convenu au départ.
- Et puis, il y a une autre logique – inconditionnelle – fondée sur la bonté, la générosité et la gratuité, qui est celle adoptée par le propriétaire qui répond aux mécontents en mettant en avant sa liberté et sa libéralité : « Je veux donner à celui qui est le dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? Ou bien verrais-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? » (v.14-15).

La logique du propriétaire de la vigne, c’est celle de l’amour inconditionnel – on pourrait dire : du don, de la grâce – qui permettra aux derniers arrivés de nourrir, eux aussi, leur famille, alors qu’autrement ils auraient eu faim ce jour-là.

Mais, au lieu de se réjouir pour leurs frères, les premiers engagés éprouvent de la jalousie, ils « murmurent » contre le maître. Ils ne veulent pas renoncer à être les premiers. Ils n’admettent pas que celui-ci traite les derniers de la même manière qu’eux, indépendamment de leurs mérites. Ils contestent l’égalité de traitement voulue par la seule bonté du maître.

Décrivant leur mesquinerie, leur esprit de calcul et leur manque de générosité, le théologien Pierre Bonnard dira que leur murmure est « la protestation instinctive de l’homme privilégié contre la grâce accordée à ceux qui n’ont rien ».

En racontant cette parabole du royaume… Jésus ne présente pas ici une recette toute-prête, censée régler les problèmes du monde.
Mais, à travers cette histoire… il tente de nous faire changer de regard sur Dieu, sur nous et nos relations aux autres. Il cherche à nous faire comprendre ce qu’est le Royaume des cieux : une expression qui désigne le règne de Dieu, la vie véritable selon Dieu.

Or, ce royaume, Jésus n’en parle pas – ou pas seulement – pour « après », il nous y rend attentif pour « aujourd’hui ».
Ce n’est pas un royaume au-dessus des nuages, mais une réalité à laquelle il nous invite à prendre part ici-bas, sur terre.

Ce royaume advient ici et maintenant, là où l’amour de Dieu est pleinement accepté et vécu.
Jésus nous l’a rendu manifeste par toute sa vie… en faisant de cet amour le fondement de son existence.

Dès lors, nous pouvons recevoir cette parole de Jésus, cette comparaison avec le Royaume de Dieu, comme un enseignement sur ce qui fonde la vie en plénitude… la vie telle que Dieu l’envisage dans le projet qu’il a formé pour l’humanité.

Et il me semble que ce que Jésus nous invite à reconnaître en premier lieu dans cette parabole du Royaume, c’est la liberté gracieuse de Dieu pour tous ses enfants, et notamment pour les petits, les derniers, les laissés-pour-compte, en proie à l’inquiétude et la désespérance, livrés à eux-mêmes sur le bord de la route ou la place publique, sans travail.

En nous parlant ainsi du royaume de Dieu… Jésus nous lance un appel : un appel, bien sûr, à quitter la logique du devoir, du mérite et de la revendication qui consisterait à vouloir occuper et conserver la première place… un appel aussi à reconfigurer notre regard sur Dieu… mais également un appel concret à vivre à l’image de ce Dieu, qu’il nous invite à appeler « notre père » et dont nous sommes les « fils » et les « filles », les enfants, c’est-à-dire les héritiers.

En d’autres termes, Jésus nous invite à agir de la même manière que Dieu… à l’image de ce propriétaire bon et généreux pour tous… en nous laissant imprégner de l’amour qui est le sien et qu’il porte de façon inconditionnelle à tous, indépendamment des mérites de chacun.

* Alors, après cet éclairage… peut-on oser faire une transposition dans notre actualité ?… jusque dans le projet de réforme des retraites ?

Je disais, il y a quelques instants, que ce projet de réforme suscite le mécontentement d’une partie de la population.
En effet, la justification de cette réforme repose sur une vérité tronquée. La cause en serait la diminution du nombre d’actifs cotisants par rapport au nombre de retraités pensionnés : On passerait de 4 actifs pour 1 retraité en 1960, à 2 actifs pour 1 retraité en 2010, à 1 actif pour 1 retraité en 2050. Ce qui, a priori, nécessiterait d’allonger la durée de cotisations.

Ce constat, s’il est tout à fait exact, oublie de mentionner trois autres faits :
D’une part, depuis 1996, le taux de cotisation patronale n’a pas augmenté… alors que la part des dividendes dans le PIB n’a cessé de croître.
D’autre part, il y a eu une augmentation des gains de productivité. Ce qui fait qu’un actif d’aujourd’hui produit 2 fois plus de richesse que celui d’hier. (Le PIB a doublé entre 1960 et aujourd’hui.) Cela doit être pris en compte quand on parle de ratio entre actifs et retraités.
Enfin, faut-il augmenter la durée de cotisation alors que la durée effective de travail diminue ? La cessation d’activité se fait en moyenne avant 59 ans.[2]

On sait que l’effet de la réforme va être de retarder la liquidation de la pension.
Dès lors, entre l’âge de 59 et 62 ans (âge légal de départ à la retraite pour celui qui aura tous ses trimestres), quel sera le statut du « français moyen » qui n’est plus salarié et pas encore retraité ? Quelle sera la source de ses revenus, pendant cette période de 3 ans de « no man’s land » ?
Pire encore sera la situation de celles et ceux – notamment de beaucoup de femmes, de travailleurs précaires et de chômeurs – qui n’ont pas pu avoir une carrière complète, et qui seront victimes de la décote ou devront attendre 67 ans (c’est-à-dire 8 ans depuis 59 ans), pour espérer toucher une retraite minime, pour ne pas dire misérable.

De ce point de vue le mécontentement populaire peut paraître justifié.
Néanmoins, une question se pose : c’est de savoir qui le porte et de qui porte-t-il le souci, la préoccupation ?

En effet, il apparaît que ceux qui expriment ce mécontentement sont le plus souvent les salariés qui ont un emploi et qui, pour beaucoup, ont toutes les chances d’avoir les 43 annuités de cotisation. Certes, demain, ils devront travailler et cotiser plus longtemps. Mais « quid » (qu’en sera-t-il) des sans-voix, des chômeurs, des saisonniers, des intérimaires, des abonnés de la précarité, des habitués des associations d’aide alimentaire ou du système « D » ? Ceux-là n’ont pas de porte-drapeau ! Et, de toute façon, leurs soucis quotidiens concernent la survie pour aujourd’hui, et non la retraite, pour demain.

Face à ce constat, il me semble que les mécontents – à l’image des ouvriers de la 1ère heure – devraient surtout exprimer leurs « murmures » non pour eux-mêmes, mais pour les autres : les petits, les non-embauchés, ceux qui n’auront droit à rien ou presque – contrairement aux ouvriers de la 11ème heure de la parabole du royaume.
Car c’est bien là que se situe la véritable carence de ce projet de réforme : il ne prévoit rien de nouveau pour les ouvriers de la dernière heure : ceux qui ont passé leur vie à alterner petits boulots (mal payés), chômage et minima sociaux.[3]

Et c’est bien ce qui différencie la logique du monde – fondée sur la rétribution, la loi du mérite… qui tend à réduire la valeur de l’homme à ce qu’il a produit, accumulé ou cotisé par son « faire » – de celle du Royaume où le maître de maison (indépendamment de tout calcul, de toute logique de rentabilité) porte un regard attentif et bienveillant en direction des derniers… afin de s’en préoccuper et de leur donner le nécessaire… bien qu’ils soient loin d’avoir travaillé le temps qu’il aurait fallu.

Alors… chers amis… cela ne doit-il pas nous donner des idées pour aujourd’hui ?

La réforme ne devrait-elle pas aller beaucoup plus loin, en déconnectant le montant de la retraite de l’activité salariée, en donnant à tous les moyens de vivre une retraite digne et paisible ?

Ce qui existe déjà dans le domaine de l’éducation, où les jeunes d’aujourd’hui bénéficient d’un système scolaire financé par l’Etat providence, grâce à l’effort – au don (via l’impôt) – de leurs aînés, c’est-à-dire des générations précédentes, ne devrait-il pas être transposé dans le domaine des retraites ?

Ne doit-on pas là aussi, pour les séniors (comme on le fait déjà pour les juniors) dépasser la logique du mérite (où il faut mériter sa retraite !), pour faire jouer la solidarité et le partage entre générations ?

Faut-il continuer à penser la retraite comme la poursuite (proportionnelle) d’un salaire ou d’un traitement, en regardant la valeur d’une personne – en termes de niveau de retraite – à la lumière de sa « valeur travail », selon la loi du marché et son temps de cotisation ?
Ou n’est-il pas temps d’accepter que la vieillesse soit comme la jeunesse, un moment de la vie qui se conçoit sous le prisme de l’interdépendance et du don inconditionnel… indépendamment de toute accumulation de mérites ?

Evidemment, une telle idée pourrait susciter bien des « murmures » du côté de ceux qui attendent une « retraite dorée » ou une « retraite chapeau » et on entend déjà « la protestation instinctive de l’homme privilégié contre la grâce accordée à ceux qui n’ont rien » (pour reprendre la formule de Pierre Bonnard).

Mais dans la perspective du royaume, les protestataires pourraient bien s’entendre dire : « Mon ami, je ne te fais aucun tort. Tu as eu du travail toute ta vie, tu as pu en vivre et en profiter, même si ce travail était parfois pénible et difficile. Et peut-être même as-tu pu économiser un peu d’argent pour acquérir un bien, pour tes vieux jours. Alors, n’est-il pas temps de partager équitablement ? Ne devrais-je pas donner, à celui qui n’a pas eu la chance de travailler, autant qu’à toi ? Verrais-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? »
Voilà ce que pourrait dire l’Etat providence… s’il écoutait vraiment la providence de Dieu !

Il est, bien sûr, délicat et même – disons-le – imprudent de vouloir plaquer l’Evangile, de cette façon, dans notre actualité.
Mais, en même temps, cette parabole nous donne indirectement un éclairage stimulant sur le thème du travail… et, par ricochet, de la retraite.
Elle nous rappelle l’attention que Jésus a accordée aux personnes sans travail et aux exclus de son temps.

Ce que nous redit l’Evangile, c’est que le sens du travail – et c’est vrai aussi pour la période de retraite (qui est bien souvent une nouvelle période d’activité) – est inséparable de la relation aux autres, de la fraternité, de la solidarité… d’un regard emprunt d’attention et de générosité, à l’image de celui du maître de la vigne, qui porte un regard d’amour gratuit et inconditionnel sur tous : ouvriers de la 1ère heure ou de la dernière.
Amen.



[1] Pour mémoire, la retraite mensuelle moyenne d’une femme est à 1100 € (en tenant compte de la réversion) et celle d’un homme est à 1600 euros (cf. Insee, 2008).
[2] Ce chiffre étant une moyenne, beaucoup n’ont plus d’activité salariée dès 53 ans.
[3] A priori, le projet de réforme actuel ne prévoit rien de plus que ce qui existe déjà pour la survie : l’ASPA (l’allocation de solidarité aux personnes âgées) qui a remplacé le Minimum Vieillesse, depuis 2006. Son montant maximum est de 787 € / mois (avec récupération sur la succession).  

dimanche 1 septembre 2013

Mt 9, 9-13


Mt 9, 9-13
Lectures bibliques : Lc 18, 9-14 ; Mt 9, 9-17
Thématique : humilité, solidarité et miséricorde… quand Jésus nous appelle à changer de mentalité… pour accueillir le règne de Dieu.
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 01/09/13.
(Inspiré partiellement d’une prédication de Louis Simon)

« Mon Dieu… je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes… » (cf. Lc 18, 9-14)

Qui osera se sentir « malade » ou se reconnaître « pécheur » ?

Précisément...  sommes-nous « malades » ou « bien-portants » ?
Faisons-nous partie des « justes » ou des « pécheurs » ?
Sommes-nous à compter parmi les « fidèles » ou les « infidèles » ?

Un peu comme les pharisiens de l’évangile… aujourd’hui encore… nous avons tous une tendance naturelle à nous comparer aux autres… à mesurer et à juger notre prochain à l’aune de nous-mêmes, de nos performances ou de nos compétences.
« Celui-ci n’y connaît rien en la matière »…
« Celui-là ne vit pas comme nous »… par ses différences (de culture, de tradition, de religion, de manière de vivre)… il nous inspire peut-être méfiance, peur ou mépris.

Nous avons tous tendance à opérer des classifications, à distinguer et à cataloguer les personnes selon nos propres critères… ou selon les critères fournis par notre éducation, par les règles et mœurs de notre société ou celles de la bienséance.

Qui n’a jamais entendu, autour de lui, une pique ou une critique à l’égard de quelqu’un qui n’a pas réagit comme on pouvait s’y attendre ?
Qui n’a jamais observé un regard de travers à l’encontre de certaines catégories de populations : Magrébins, Roms, S.D.F[1], … considérés comme « hors norme », parce que vivant, ici ou là, en marge du modèle dominant ?

Comme le chantait Brassens :
« Non, les braves gens n'aiment pas que
 l'on prenne une autre route qu’eux ».

Mais malheureusement…  ou plutôt « heureusement » ! … l’Evangile vient, une fois de plus, nous interpeller dans nos représentations, dans nos modes de pensée… pour nous faire sortir de nos conformismes et nous ouvrir à la nouveauté… à l’altérité.

Pour les gens respectables du temps de Jésus, les religieux, les pharisiens… ceux qui sont regardés de travers… comme des malades – des malades quasi incurables – ce sont précisément les « mondains » et les pécheurs. Et particulièrement ces douaniers, ces collecteurs d’impôts, qui avaient mauvaise réputation et qui étaient considérés comme des « parias ».

En effet, alors que les publicains, les hauts fonctionnaires du fisc romain étaient chargés d’établir le montant des impôts et des taxes, les douaniers, les exacteurs – des agents d’origine juive – avaient la charge de percevoir les taxes sur les marchandises auprès des contribuables, au passage des péages et des frontières.

Ces collecteurs d’impôts étaient détestés et méprisés pour une triple raison : premièrement, pour leur collaboration avec l’occupant romain ; deuxièmement, à cause du soupçon qui pesait sur eux de tirer profit de cette situation et de s’enrichir indûment… en usant de leur position de force pour empocher une marge personnelle au moment de recouvrir les taxes ; troisièmement, parce que leur fonction de péagers les mettaient en contact régulier avec les païens impurs[2].

Alors… bien entendu… le fait que Jésus décide de fréquenter cette catégorie de populations… en appelant un des leurs : Matthieu (ou Lévi)[3] le péager, à sa suite… et qu’il partage même un repas avec ces gens de mauvaise-vie, un jour de jeûne (cf. Mt 9, 14)…  a de quoi choquer ceux qui s’estiment « justes » et « fidèles » à loi de Dieu.

Mais, eux, les collecteurs d’impôts, qu’en disent-ils ?

Que certains d’entre eux se reconnaissent « pécheurs », c’est une possibilité. Et c’est justement le cas de cet homme de la parabole de l’évangile de Luc, qui monte au temple pour prier et reconnaître humblement son péché devant Dieu.

Mais… il ne faut pas se leurrer… il est probable que la plupart d’entre eux se contentent très bien de leur situation… eux, qui ont les moyens de faire la fête, de manger et même d’inviter Jésus et ses disciples à leur table.
Il est probable que beaucoup d’entre eux ne se sentent pas du tout malade. Et, peut-être même que, pour eux, les malades, ce sont les autres, ces tristes religieux, rigides et austères, qui jeûnent deux fois par semaine (cf. Lc 18, 12), qui se privent des joies de la table et du bien vivre… et qui interdisent aux autres (aux impurs et aux païens) l’accès à leur dieu, à ce « dieu » réservé aux « parfaits ».

Alors, qui est vraiment malade ?... qui est appelé ?
C’est bien là la question soulevée par l’évangile.

Une chose est sûre… et sans doute est-elle encore vraie aujourd’hui :
Qui que je sois… quelle que soit ma situation ?… je me prends souvent pour le « juste » et je soupçonne toujours l’autre d’être « malade ».
Si tel est le cas… je confesse, en réalité, que je n’ai pas vraiment besoin de Dieu… car le Seigneur qui prétend venir, au nom de Dieu, pour guérir les malades et appeler les pécheurs… ce n’est pas pour moi qu’il vient… mais pour l’autre… car le malade, c’est toujours l’autre… et c’est l’autre qu’il est venu appeler.

On le voit bien… avec ce type de raisonnement… on ne va pas très loin… et finalement chacun reste à sa place : Le religieux, avec ses certitudes – celle d’être « juste » et d’avoir le « bon dieu » dans sa poche ; le païen, avec les siennes – celle de n’avoir besoin de personne d’autre que lui-même… puisque, de toute façon, il ne peut pas avoir accès à ce « dieu » réservé à l’élite religieuse.

Mais, face à nos tentations de catégorisations et de « chacun pour soi », Jésus vient brouiller les cartes… pour nous appeler à dépasser nos vieux réflexes… nos limites et nos frontières… pour adopter une attitude nouvelle :

Pour pouvoir suivre le Christ, il faut d’abord accepter de quitter ses propres assurances… notamment celle d’appartenir à un camp ou à un autre…
Pour chercher Dieu… il faut commencer par se situer ailleurs… par se placer devant lui, en faisant preuve d’humilité… en acceptant simplement de s’abaisser (cf. Lc 18, 14)… de partir de notre condition humaine d’hommes et de femmes, de créatures dépendantes de leur Créateur.
Autrement dit, il faut commencer par balayer devant sa porte… ôter « la poutre qui est dans son œil » avant de vouloir s’occuper de « la paille dans l’œil de son frère » (cf. Mt 7, 5)… il faut se reconnaître faible, fragile, et même faillible et « malade ».  

Bien sûr… il ne s’agit pas de faire preuve d’humilité, pour s’apitoyer sur soi-même ou sur sa misère… et tomber dans une forme d’égocentrisme dépressif et morbide.
S’il s’agit de reconnaître sa pauvreté, c’est pour être à même de se tourner vers Dieu et de s’ouvrir aux autres.

Car ce que nous montre l’évangile… c’est que – contrairement à ce qu’il croit – celui qui prétend être juste par lui-même, par ses propres forces… est complètement à côté de la plaque :
D’une part, parce que personne ne parvient à accomplir parfaitement la loi de Dieu (ainsi que le souligne l’apôtre Paul).[4]
D’autre part, parce qu’en prétendant y parvenir, en prétendant observer scrupuleusement tous les commandements, la loi risque de devenir un moyen de se juger soi-même – de s’auto-justifier – et de juger autrui.

C’est précisément ce qui arrive – malgré eux – aux Pharisiens ou aux disciples de Jean qui s’offusquent de ce que Jésus appelle des pécheurs à sa suite et partage avec eux la communion d’un repas.

Pour ces gens respectables, qui s’appliquent à observer minutieusement les commandements divins, la loi de Dieu est devenue un moyen de juger : un moyen de se juger soi-même en règle (ou non) avec Dieu, mais aussi un moyen de juger les autres et de condamner ceux qui n’ont pas fait le même choix.
S’arrogeant ainsi, au nom de la loi divine, le droit de juger les autres, ils se mettent, de fait, à la place de Dieu, le seul juge.
Dès lors, ils sont si bien persuadés d’être en règle avec lui, d’être des « justes », qu’ils ne peuvent s’imaginer que Dieu ait un autre point de vue que le leur, un autre projet.
Ceux qu’ils déclarent « pécheurs » – pensent-ils – sont nécessairement coupables aux yeux de Dieu. Eux-mêmes, les gens « respectables », sont dans le camp de Dieu ; les autres ne peuvent être que des adversaires de Dieu, donc des ennemis.

Mais, une fois de plus, Jésus surprend tout le monde par la position qu’il prend :
Lui ne juge pas ; il vient guérir.
Il vient guérir en particulier les dégâts causés par les pharisiens et leurs émules de tous les âges et de toutes les civilisations… qu’on appellerait peut-être aujourd’hui : puristes, intégristes, fondamentalistes.
Au lieu de condamner et d’exclure, Jésus appelle… il appelle chacun à le suivre en « changeant de mentalité »[5].
A Matthieu (Lévi) – ce collecteur d’impôt – il fait cet honneur inouï de l’inviter à venir avec lui.

En d’autres termes… Jésus transgresse nos frontières et nos catégories. Il inclut l’exclu et vient questionner celui qui se croit déjà arrivé à destination… possesseur de la vérité et du salut.

C’est implicitement la question posée aux pharisiens… aux pharisiens que nous sommes, nous aussi, parfois :
comment peut-on se croire « juste » par soi-même, justifiés par sa pratique de la religion ?... et comment peut-on prétendre à un salut individuel… un salut qui exclurait les autres… les pécheurs ?

Par son attitude… Jésus nous laisse entendre que le salut des uns ne va pas sans le salut des autres… et que tous – le pharisien prétendu « juste » comme le collecteur d’impôt reconnu « pécheur » – ont besoin de guérison, de ce salut qui vient de Dieu.

C’est la Bonne Nouvelle que nous offre l’Evangile : Il nous livre le projet de Dieu, à travers plusieurs mots.
Nous avons déjà relevé le mot « humilité » (celle de se reconnaître « pécheur »). Nous pouvons y ajouter les mots « solidarité » et « miséricorde ».

Jésus cherche à inclure tous les hommes dans « une solidarité d’espérance »[6]. Et c’est la raison pour laquelle il appelle des hommes si différents… en réalité, tout homme à sa suite.
Il ne tient pas compte de nos distinctions ou de nos catégories.
Son projet, c’est de n’oublier personne, de ne laisser personne de côté, sur le bord de la route.
Pour ce faire, il nous appelle à rompre avec nos comportements ancestraux, qui consistent habituellement à inclure ceux qui nous ressemblent, en excluant les autres.
Et c’est un constat que chacun peut faire dans sa vie : nous avons tous tendance à nous associer ou nous lier d’amitié avec des gens qui nous ressemblent. Comme le dit le dicton : « qui se ressemble s’assemble ».
Mais justement… Jésus nous appelle au changement… Il nous invite à rompre avec l’esprit de séparation, de purisme, de clan, de caste… car le Royaume n’est pas réservé aux mêmes, aux semblables… mais ouvert aux multiples, aux différents.

Il invite donc les pharisiens – et nous avec – à porter un autre regard  sur Dieu... et sur ce qu’il attend de nous.
En citant un passage du prophète Osée (cf. Os 6, 6) – « c’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice » – il rappelle à ses interlocuteurs ce qui constitue la priorité aux yeux de Dieu : la supériorité de la miséricorde (de l’amour, de la bonté, de la compassion) sur le « culte », sur les obligations rituelles et les règles alimentaires.
Il invite ainsi les pharisiens à lâcher leurs principes et leur intransigeance.
Dieu est d’abord un Père miséricordieux, avant d’être un Dieu exigeant.

Autrement dit… Jésus invite chacun à bouger, avec lui… sans opposer les uns contre les autres.
Tout en prenant le contre-pied des pharisiens, il ne passe pas dans le camp opposé, il ne donne pas raison aux collecteurs de taxes et aux pécheurs.
D’ailleurs, quand il parle d’eux, il les compare, au contraire, à des malades qui ont besoin d’un médecin.

D’une certaine manière, Jésus rejoint ainsi le diagnostic établi par les pharisiens : les péagers et les pécheurs sont bien malades dans leur relation à Dieu, aux autres et à eux-mêmes. Mais, il prescrit une autre thérapie : l’accueil et l’appel, plutôt que l’exclusion et la quarantaine.

Il invite les pharisiens à quitter leurs représentations et leur sectarisme, qui revient à ne s’assembler qu’avec des semblables.
Il vient abattre le mur de séparation et de mépris religieux, qui découperait une humanité en deux camps : les bons et les méchants… les purs et les impurs.
Il propose une troisième voie… une voie nouvelle… qui laisse derrière elle les situations bloquées et sans issues dans lesquelles les humains ne cessent de s’enfermer eux-mêmes et d’enfermer les autres.

Cette troisième voie, c’est celle du royaume, du règne de Dieu… d’un Dieu qui fait grâce, qui « fait lever son soleil sur les bons et les méchants et tomber sa pluie sur les justes et les injustes » (cf. Mt 5, 38-48)… c’est la voie d’un Dieu qui appelle et qui pardonne… d’un Dieu qui propose à tous de chercher son règne et sa justice… d’y prendre part, ici et maintenant.

L’évangile nous rappelle ce matin à quoi ressemble ce royaume :
Il n’est pas réservé à quelques-uns, aux semblables, mais dessiné pour tous, pour les différents… pour tous ceux qui se prononcent pour une solidarité avec le rejeté et l’exclu, d’où qu’il vienne et quel qu’il soit.

Le règne de Dieu s’approche… il prend pied sur notre terre parmi nous… là où souffle ce vent de solidarité et de miséricorde.

C’est peut-être cela être « juste »… tel que le Christ nous le révèle :
Ce n’est pas se séparer ou se distinguer des autres, mais accueillir et intégrer l’autre, pour vivre avec lui une « solidarité d’espérance » qui prend des allures de fête, de joie, et même de festin avec le Fils de l’homme.

Et ce matin… nous pourrions presque tirer de cette justice miséricordieuse un proverbe :
« Un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort » dit l’Ecclésiaste (cf. Qo 9, 4).
« Un pécheur avec les autres vaut mieux qu’un juste sans les autres » : tel est le constat de Jésus.

Alors… chers amis… frères et sœurs… l’évangile nous rappelle que nous sommes cet « autre » accueilli par Dieu… cet « autre » appelé par le Christ… à qui il dit – comme à Matthieu – viens et suis moi… lève toi et marche à mes côtés… sur le chemin du Règne de Dieu.
A toi d’accueillir, à ton tour, « l’autre » sur ton chemin : ce frère, cette sœur, que tu croiseras sur ta route !
Amen.



[1] SDF : « Sans domicile fixe »
[2] D’où les expressions : « péagers et pécheurs » (Mt 9, 10 & 11 ; Mt 11, 19), « païen et péager » (Mt 18, 17), « péagers et prostituées » (Mt 21, 31).
[3] Le collecteur d’impôts appelé par Jésus que l’évangéliste Matthieu appelle « Matthieu », les évangélistes Marc et Luc l’appellent « Lévi ».
[4] Ceux qui, à l’époque de Jésus, le prétendaient, ont fini par faire crucifier l’envoyé de Dieu, au nom même de la loi.
[5] Nous employons cette expression, pour signifier l’appel à la conversion et la repentance. Cf. Mt 4, 17.
[6] Nous empruntons cette belle expression à Louis Simon.