Mt 20, 1-16 / une relecture du projet de loi de réforme des retraites à la lumière de l'Evangile
Lectures
bibliques : Ph 2, 14-15 ; Mt 20, 1-16
Thématique :
logique du mérite ou don inconditionnel… du travail dans le royaume des cieux
au projet de réforme des retraites.
Prédication de
Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 22/09/13.
(Analyse biblique
inspirée de Pierre Farron, « Dis, pourquoi tu travailles ? »)
* Vous l’avez
sans doute entendu aux informations, le projet de loi de réforme des retraites
a été présenté mercredi dernier (18 sept.) au conseil des ministres et il sera
examiné au Parlement à partir du 7 octobre.
Ce projet de loi
vise à maintenir le système par répartition.[1] Il prévoit
notamment l’allongeant de la durée de cotisation à 43 ans et l’augmentation des
cotisations vieillesses patronales et salariales.
Comme toute
réforme sensible, il suscite le mécontentement d’une partie de la population.
Beaucoup, ici ou là, donnent de la voix pour dénoncer ce qu’ils jugent comme une
remise en question des droits acquis par leurs aînés.
Pour entrer,
avec vous, dans ce débat, mais d’une autre façon que celle du monde et des
médias, j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de méditer sur ce passage du
Nouveau Testament qui nous donne une vision du royaume des cieux… et peut-être
même (osons carrément !) du monde du travail vu sous le prisme du royaume
et de son maître : un patron extraordinaire… à l’image de Dieu.
Nous verrons si
cela peut nous aider à y voir plus clair dans ce dossier des retraites.
* Avant d’entrer
dans la parabole, prenons connaissance du contexte socio-économique de la
Palestine du 1er siècle :
A l’époque de
Jésus, la Palestine est occupée par les romains.
La populations
croule sous de lourds impôts : ceux dus à la puissance occupante et ceux
dus aux pouvoirs locaux.
Les collecteurs
d’impôts sont souvent corrompus et s’en mettent dans les poches au moment du
prélèvement des taxes.
De nombreux
petits paysans ne peuvent plus payer et perdent leurs domaines.
Ils en sont
alors réduits à louer leurs services à la journée.
Le salaire versé
aux journaliers – une pièce d’argent – correspond à ce qu’il faut pour nourrir
convenablement une grande famille pendant un jour.
Le taux de
chômage est important. Le travail manque. Et ceux qui n’en trouvent pas ont
faim.
En lisant la
parabole, on a tendance à centrer son attention sur les ouvriers qui ont été
engagés les derniers. Peut-être le faisons-nous d’autant plus facilement que le
titre retenu, par exemple, par la TOB, nous y invite (Entre parenthèses, il ne faudrait jamais lire les titres donnés par
l’éditeur, car ils orientent implicitement notre lecture) :
La parabole « des
ouvriers de la onzième heure »… un titre contestable quand on s’aperçoit
que celui qui occupe la place centrale de cette histoire est, en réalité, le
maître de maison.
En effet,
l’examen détaillé de la parabole, montre que l’histoire racontée par Jésus
comprend un véritable tourbillon de verbes d’actions, dont l’acteur n’est autre
que le propriétaire : C’est lui qui prend constamment l’initiative… qui
sort à 5 reprises pour embaucher des ouvriers tout au long de cette chaude
journée.
Toute l’action
est concentrée sur le maître : il est à la fois celui qui fait et qui fait
faire. C’est lui le personnage principal et non les ouvriers qui ne font rien
d’autre que de lui obéir ou de murmurer contre lui.
Alors, comment
comprendre cette parabole ?... qui surprend le lecteur par deux fois, en
nous montrant un maître de maison qui, d’une part, embauche à toute heure de la
journée (y compris encore en fin d’après-midi… alors qu’il ne reste plus qu’une
heure à travailler) et, d’autre part, rémunère tous les ouvriers de la même
manière, en commençant par les derniers.
On pourrait
penser qu’elle donne une belle leçon de morale : tout le monde a droit a un
travail, tout le monde reçoit le même salaire qui permet a tous de vivre
dignement.
Ce type de
lecture n’est sans doute pas complètement faux, dans la mesure où on sait que
Jésus se préoccupe particulièrement du sort des petits, des pauvres, des exclus.
(Et d’ailleurs, en m’appuyant sur ce passage biblique, pour réfléchir au
dossier des retraites, je participe aussi, indirectement, à ce type d’interprétation.)
Pour autant, je
crois que Jésus vient nous interpeller sur un autre plan. Car, le terrain de
l’évangile n’est pas d’abord celui de la morale, d’une extériorité censée nous
orienter dans nos comportements, dans le domaine du droit ou de la justice,
mais c’est sur le terrain existentiel, c’est d’abord à notre intériorité que
Jésus s’adresse, pour faire changer notre regard et notre cœur.
Comme le dit
ailleurs l’évangile, il faut d’abord devenir « un bon arbre », avant
de « produire de bons fruits » (cf. Mt 7, 15-20).
Ainsi, tout en montrant
une forte sensibilité aux problèmes sociaux du moment, ce récit n'est pas
centré sur le salaire, mais sur les initiatives souveraines du maître et sur
les réactions des premiers engagés.
Dans cette
parabole, deux logiques s’affrontent :
- Celle du
mérite - de la justice comptable - très répandue aujourd'hui.
C’est celle des
ouvriers qui ont travaillé toute la journée.
À ceux-là on
répond : le salaire qui vous a été versé est correct, c’est le salaire qui a
été expressément convenu au départ.
- Et puis, il y
a une autre logique – inconditionnelle – fondée sur la bonté, la générosité et
la gratuité, qui est celle adoptée par le propriétaire qui répond aux
mécontents en mettant en avant sa liberté et sa libéralité : « Je veux donner à celui qui est le
dernier autant qu’à toi. Ne m’est-il pas permis de faire de mes biens ce que je
veux ? Ou bien verrais-tu d’un mauvais œil que je sois bon ? »
(v.14-15).
La logique du
propriétaire de la vigne, c’est celle de l’amour inconditionnel – on pourrait
dire : du don, de la grâce – qui permettra aux derniers arrivés de nourrir,
eux aussi, leur famille, alors qu’autrement ils auraient eu faim ce jour-là.
Mais, au lieu de
se réjouir pour leurs frères, les premiers engagés éprouvent de la jalousie,
ils « murmurent » contre le maître. Ils ne veulent pas renoncer à
être les premiers. Ils n’admettent pas que celui-ci traite les derniers de la
même manière qu’eux, indépendamment de leurs mérites. Ils contestent l’égalité
de traitement voulue par la seule bonté du maître.
Décrivant leur
mesquinerie, leur esprit de calcul et leur manque de générosité, le théologien
Pierre Bonnard dira que leur murmure est « la protestation instinctive de l’homme privilégié contre la grâce
accordée à ceux qui n’ont rien ».
En racontant
cette parabole du royaume… Jésus ne présente pas ici une recette toute-prête,
censée régler les problèmes du monde.
Mais, à travers
cette histoire… il tente de nous faire changer de regard sur Dieu, sur nous et nos
relations aux autres. Il cherche à nous faire comprendre ce qu’est le Royaume
des cieux : une expression qui désigne le règne de Dieu, la vie véritable
selon Dieu.
Or, ce royaume,
Jésus n’en parle pas – ou pas seulement – pour « après », il nous y
rend attentif pour « aujourd’hui ».
Ce n’est pas un
royaume au-dessus des nuages, mais une réalité à laquelle il nous invite à
prendre part ici-bas, sur terre.
Ce royaume
advient ici et maintenant, là où l’amour de Dieu est pleinement accepté et
vécu.
Jésus nous l’a
rendu manifeste par toute sa vie… en faisant de cet amour le fondement de son
existence.
Dès lors, nous
pouvons recevoir cette parole de Jésus, cette comparaison avec le Royaume de
Dieu, comme un enseignement sur ce qui fonde la vie en plénitude… la vie telle
que Dieu l’envisage dans le projet qu’il a formé pour l’humanité.
Et il me semble
que ce que Jésus nous invite à reconnaître en premier lieu dans cette parabole
du Royaume, c’est la liberté gracieuse de Dieu pour tous ses enfants, et
notamment pour les petits, les derniers, les laissés-pour-compte, en proie à
l’inquiétude et la désespérance, livrés à eux-mêmes sur le bord de la route ou la
place publique, sans travail.
En nous parlant
ainsi du royaume de Dieu… Jésus nous lance un appel : un appel, bien sûr,
à quitter la logique du devoir, du mérite et de la revendication qui
consisterait à vouloir occuper et conserver la première place… un appel aussi à
reconfigurer notre regard sur Dieu… mais également un appel concret à vivre à
l’image de ce Dieu, qu’il nous invite à appeler « notre père » et
dont nous sommes les « fils » et les « filles », les
enfants, c’est-à-dire les héritiers.
En d’autres
termes, Jésus nous invite à agir de la même manière que Dieu… à l’image de ce
propriétaire bon et généreux pour tous… en nous laissant imprégner de l’amour
qui est le sien et qu’il porte de façon inconditionnelle à tous, indépendamment
des mérites de chacun.
* Alors, après
cet éclairage… peut-on oser faire une transposition dans notre actualité ?…
jusque dans le projet de réforme des retraites ?
Je disais, il y
a quelques instants, que ce projet de réforme suscite le mécontentement d’une
partie de la population.
En effet, la
justification de cette réforme repose sur une vérité tronquée. La cause en
serait la diminution du nombre d’actifs cotisants par rapport au nombre de
retraités pensionnés : On passerait de 4 actifs pour 1 retraité en 1960, à
2 actifs pour 1 retraité en 2010, à 1 actif pour 1 retraité en 2050. Ce qui, a priori, nécessiterait d’allonger la
durée de cotisations.
Ce constat, s’il
est tout à fait exact, oublie de mentionner trois autres faits :
D’une part,
depuis 1996, le taux de cotisation patronale n’a pas augmenté… alors que la
part des dividendes dans le PIB n’a cessé de croître.
D’autre part, il
y a eu une augmentation des gains de productivité. Ce qui fait qu’un actif
d’aujourd’hui produit 2 fois plus de richesse que celui d’hier. (Le PIB a
doublé entre 1960 et aujourd’hui.) Cela doit être pris en compte quand on parle
de ratio entre actifs et retraités.
Enfin, faut-il
augmenter la durée de cotisation alors que la durée effective de travail
diminue ? La cessation d’activité se fait en moyenne avant 59 ans.[2]
On sait que l’effet
de la réforme va être de retarder la liquidation de la pension.
Dès lors, entre
l’âge de 59 et 62 ans (âge légal de départ à la retraite pour celui qui aura
tous ses trimestres), quel sera le statut du « français moyen » qui
n’est plus salarié et pas encore retraité ? Quelle sera la source de ses
revenus, pendant cette période de 3 ans de « no man’s land » ?
Pire encore sera
la situation de celles et ceux – notamment de beaucoup de femmes, de
travailleurs précaires et de chômeurs – qui n’ont pas pu avoir une carrière
complète, et qui seront victimes de la décote ou devront attendre 67 ans
(c’est-à-dire 8 ans depuis 59 ans), pour espérer toucher une retraite minime,
pour ne pas dire misérable.
De ce point de
vue le mécontentement populaire peut paraître justifié.
Néanmoins, une
question se pose : c’est de savoir qui le porte et de qui porte-t-il le
souci, la préoccupation ?
En effet, il
apparaît que ceux qui expriment ce mécontentement sont le plus souvent les
salariés qui ont un emploi et qui, pour beaucoup, ont toutes les chances
d’avoir les 43 annuités de cotisation. Certes, demain, ils devront travailler
et cotiser plus longtemps. Mais « quid » (qu’en sera-t-il) des
sans-voix, des chômeurs, des saisonniers, des intérimaires, des abonnés de la
précarité, des habitués des associations d’aide alimentaire ou du système
« D » ? Ceux-là n’ont pas de porte-drapeau ! Et, de toute
façon, leurs soucis quotidiens concernent la survie pour aujourd’hui, et non la
retraite, pour demain.
Face à ce
constat, il me semble que les mécontents – à l’image des ouvriers de la 1ère
heure – devraient surtout exprimer leurs « murmures » non pour
eux-mêmes, mais pour les autres : les petits, les non-embauchés, ceux qui
n’auront droit à rien ou presque – contrairement aux ouvriers de la 11ème
heure de la parabole du royaume.
Car c’est bien
là que se situe la véritable carence de ce projet de réforme : il ne
prévoit rien de nouveau pour les ouvriers de la dernière heure : ceux qui
ont passé leur vie à alterner petits boulots (mal payés), chômage et minima
sociaux.[3]
Et c’est bien ce
qui différencie la logique du monde – fondée sur la rétribution, la loi du
mérite… qui tend à réduire la valeur de l’homme à ce qu’il a produit, accumulé
ou cotisé par son « faire » – de celle du Royaume où le maître de
maison (indépendamment de tout calcul, de toute logique de rentabilité) porte
un regard attentif et bienveillant en direction des derniers… afin de s’en
préoccuper et de leur donner le nécessaire… bien qu’ils soient loin d’avoir travaillé
le temps qu’il aurait fallu.
Alors… chers
amis… cela ne doit-il pas nous donner des idées pour aujourd’hui ?
La réforme ne devrait-elle
pas aller beaucoup plus loin, en déconnectant le montant de la retraite de
l’activité salariée, en donnant à tous les moyens de vivre une retraite digne
et paisible ?
Ce qui existe
déjà dans le domaine de l’éducation, où les jeunes d’aujourd’hui bénéficient
d’un système scolaire financé par l’Etat providence, grâce à l’effort – au don
(via l’impôt) – de leurs aînés, c’est-à-dire des générations précédentes, ne
devrait-il pas être transposé dans le domaine des retraites ?
Ne doit-on pas
là aussi, pour les séniors (comme on le fait déjà pour les juniors) dépasser la
logique du mérite (où il faut mériter sa retraite !), pour faire jouer la
solidarité et le partage entre générations ?
Faut-il
continuer à penser la retraite comme la poursuite (proportionnelle) d’un
salaire ou d’un traitement, en regardant la valeur d’une personne – en termes
de niveau de retraite – à la lumière de sa « valeur travail »,
selon la loi du marché et son temps de cotisation ?
Ou n’est-il pas
temps d’accepter que la vieillesse soit comme la jeunesse, un moment de la vie
qui se conçoit sous le prisme de l’interdépendance et du don inconditionnel…
indépendamment de toute accumulation de mérites ?
Evidemment, une
telle idée pourrait susciter bien des « murmures » du côté de ceux
qui attendent une « retraite dorée » ou une « retraite
chapeau » et on entend déjà « la protestation instinctive de l’homme
privilégié contre la grâce accordée à ceux qui n’ont rien » (pour
reprendre la formule de Pierre Bonnard).
Mais dans la perspective
du royaume, les protestataires pourraient bien s’entendre dire : « Mon ami, je ne te fais aucun tort. Tu as eu
du travail toute ta vie, tu as pu en vivre et en profiter, même si ce travail
était parfois pénible et difficile. Et peut-être même as-tu pu économiser un
peu d’argent pour acquérir un bien, pour tes vieux jours. Alors, n’est-il pas
temps de partager équitablement ? Ne devrais-je pas donner, à celui qui
n’a pas eu la chance de travailler, autant qu’à toi ? Verrais-tu d'un mauvais
œil que je sois bon ? »
Voilà ce que
pourrait dire l’Etat providence… s’il écoutait vraiment la providence de
Dieu !
Il est, bien
sûr, délicat et même – disons-le – imprudent de vouloir plaquer l’Evangile, de
cette façon, dans notre actualité.
Mais, en même temps,
cette parabole nous donne indirectement un éclairage stimulant sur le thème du
travail… et, par ricochet, de la retraite.
Elle nous
rappelle l’attention que Jésus a accordée aux personnes sans travail et aux
exclus de son temps.
Ce que nous
redit l’Evangile, c’est que le sens du travail – et c’est vrai aussi pour la
période de retraite (qui est bien souvent une nouvelle période d’activité) –
est inséparable de la relation aux autres, de la fraternité, de la solidarité… d’un
regard emprunt d’attention et de générosité, à l’image de celui du maître de la
vigne, qui porte un regard d’amour gratuit et inconditionnel sur tous :
ouvriers de la 1ère heure ou de la dernière.
Amen.
[1] Pour mémoire, la retraite mensuelle moyenne d’une
femme est à 1100 € (en tenant compte de la réversion) et celle d’un homme est à
1600 euros (cf. Insee, 2008).
[3] A priori, le projet de réforme actuel ne prévoit rien de plus que
ce qui existe déjà pour la survie : l’ASPA (l’allocation de solidarité aux
personnes âgées) qui a remplacé le Minimum Vieillesse, depuis 2006. Son montant
maximum est de 787 € / mois (avec récupération sur la succession).
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