dimanche 27 novembre 2016

Nous ne faisons qu'un

Mt 25, 31-46
Lectures bibliques : Jn 14, 10-12.23 ; 17, 20-23 ; Mt 25, 31-46
Thématique : « Nous ne faisons tous qu’un » : notre unité fondamentale, sous le regard de Dieu /  Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 27/11/16.

Peu de gens aiment cette parabole du jugement dernier. La raison en est simple. Elle parle d’une sorte de jugement final qui séparera, d’un côté, les brebis à l’écoute du bon berger, et, de l’autre, les chèvres rebelles, qui n’ont vécu que pour elles-mêmes. Le résultat est sans appel : d’un côté, la bénédiction et la promesse du royaume ; de l’autre, soi-disant, une malédiction et le feu éternel.

Bien évidemment, si on lit cette histoire à la lettre, on ne peut que la détester, car on n’est jamais sûr d’être du bon côté, celui des justes. On ne sait jamais de quel côté on se trouvera au moment où le Fils de l’homme, présenté comme un roi, rendra son verdict final, pour nous conduire, soit au châtiment éternel, soit à la vie éternelle.

Voyez-vous, pour ma part, j’aime cette parabole, non pas parce que je crois être juste (pas du tout !), mais, parce que je crois, en réalité, qu’elle ne raconte rien de tout cela.
Je crois que tout ce qu’on construit les artistes (les peintres et les sculpteurs), depuis 2000 ans, à partir de ce grand mythe du jugement dernier et les théologiens à partir de l’imaginaire d’un dieu juge capable de punir – d’un dieu qui fait peur – est en réalité complètement faux et contraire à ce que dit Jésus et à son Évangile du Royaume.

Jésus annonce la Bonne Nouvelle d’un Dieu d’amour, d’un Dieu de grâce, compatissant et miséricordieux.
Si nous lisons ce passage biblique, en aboutissant à une conclusion contraire (celle d’un dieu, qui, d’un côté, nous donnerait la liberté et, de l’autre, pourrait nous punir sévèrement pour l’avoir mal utilisée et nous être trompés), c’est tout simplement que nous l’avons mal lu, que nous sommes à côté de la plaque, parce que nous n’avons pas su interpréter et décrypter le message central de cette parabole (derrière les images et l’imaginaire mythique qu’elle déploie).

Pour le trouver, il faut voir où se situe la surprise de cette histoire.
On la découvre à travers l’affirmation qui est faite à ceux qui sont à droite (v.40) : A chaque fois qu’ils ont agi en faveur d’autrui – en faveur des plus petits parmi nos frères, en les recueillant, en les visitant, en les nourrissant – en réalité, c’est au Fils de l’homme – au représentant de l’humanité, au Christ – qu’ils l’ont fait.
De la même manière (v.45), il est dit à ceux qui sont à gauche que lorsqu’ils n’ont rien fait pour autrui, c’est comme s’ils n’avaient rien fait pour le Fils de l’homme, c’est comme s’ils n’avaient rien compris de la volonté de Dieu.

La surprise tient donc dans le fait que cette parabole établit un lien de communion, de solidarité entre tous les humains – et notamment les plus petits, les plus faibles, les plus démunis – et le Fils de l’homme, c’est-à-dire le Christ.

Autrement dit, Celui qui représente Dieu, ici dans ce jugement, affirme une chose – et du coup, nous livre un enseignement – : il existe un lien, une solidarité, une unité cachée entre tous les humains et le Christ… en d’autres termes, entre les humains et Dieu.

Cette unité, qui jusqu’alors était inconnue, est maintenant dévoilée.
Le lecteur ou l’auditeur en devient conscient. Maintenant, nous sommes prévenus.

Cette surprise est d’autant plus stupéfiante et troublante qu’elle est mise en exergue par l’ignorance même des protagonistes de l’histoire qui sont à gauche ou à droite.

Le texte met en avant leur étonnement, leur surprise, au moment du jugement :
Par leurs questions, ils révèlent leur ignorance. En agissant, comme ils l’ont fait, ils ne savaient pas, ils ne connaissaient pas le lien indéfectible et sous-jacent qui existait entre le Fils de l’homme et tous les humains, notamment les plus petits.

Cependant, le lecteur ou l’auditeur qui découvre la parabole en est maintenant averti : Contrairement aux protagonistes de la parabole, comparés à des brebis ou des chèvres, lui, est informé. Il sait désormais qu’un lien uni secrètement le Christ et chaque humain, donc Dieu et tous les êtres humains.

Et le dévoilement de cette réalité invisible appelle maintenant le lecteur/auditeur à changer de manière de penser et de vivre. Il doit adapter sa mentalité et ses comportements à la conscience de cette réalité. Il sait désormais que nous ne faisons qu’un : que tous humains (des plus forts aux plus petits) ne font qu’un ; que les humains et le Christ ne font qu’un ; que les humains sont ainsi toujours unis à Dieu… et que de porter atteinte à la vie d’un humain – par un manque de solidarité ou par indifférence – est, d’une certaine manière, comparable au fait d’attenter à la vie de l’humanité dans son ensemble ou à la vie même de Dieu.

On comprend, dès lors, le résultat de cette révélation stupéfiante :
On apprend que ceux qui, dans la parabole, n’ont rien fait pour leurs frères, se sont, en réalité, éloignés – sans en avoir conscience – de leur propre humanité et donc de Dieu uni aux humains.
A contrario, ceux qui ont agi en faveur d’autrui, se sont rapprochés de leur vocation humaine en communion avec Dieu, ils sont davantage entrés dans une proximité, dans une plus grande unité avec leur dimension divine. Puisqu’il existait et il existe une unité fondamentale de l’humanité avec Dieu.

Il n’est donc pas question de « punition » ou de « récompense » dans cette histoire – Jésus nous parle d’un dieu d’amour, pas d’un Dieu marchand, qui compte les points – mais de la révélation, à travers un mythe, d’une vérité extraordinaire :
La parabole elle-même nous livre une information primordiale qui peut changer toute notre manière de vivre : Nous ne faisons qu’un.
Les humains ne font qu’un et sont réellement tous frères.
Avec Dieu, nous ne faisons qu’un.

Si cette information est bien celle qui nous est transmise par la parabole, elle est explosive ! Elle nous introduit dans une nouvelle conscience de la réalité qu’on appelle la Vie.  

Si ce concept d’unité, de solidarité, est vrai entre les humains, s’il est vrai avec Dieu, il est aussi vrai avec la création tout entière.

* Ainsi donc, pour Jésus, nous appartenons à la création, à une création unifiée. Nous sommes unis à elle, que nous en ayons conscience ou non.
Et cela a des implications très concrètes, à la fois, en termes de partage et de solidarité entre les humains – car nous sommes Un – mais aussi, par exemple, en matière d’écologie et de responsabilité de ce qui nous est confié collectivement : que ce soit les autres (nos frères) ou la terre elle-même.

Il est clair, par exemple, que beaucoup de gens (peut-être une majorité) ne voient pas qu’ils portent atteinte à leur intégrité – à leur propre humanité unie à Dieu – en vivant égoïstement, en étant plus ou moins indifférents au sort d’autrui, des plus faibles ou des plus misérables.

Il est clair, également, que la plupart des gens ne se rendent pas compte qu’ils sont en train d’abîmer la terre, la planète même qui leur a donné la vie, par leurs actions qui ne visent qu’à améliorer leur confort et leur propre qualité de vie, à court terme.
Curieusement, ils ne voient pas assez loin pour observer que les gains à court terme peuvent engendrer des pertes à long terme, comme c’est souvent le cas.

Bien souvent nous n’avons pas conscience, dans notre vie quotidienne, de cette information que nous livre cette parabole.
Nous ne parvenons pas à élever notre conscience au point de ressentir et de comprendre que nous vivons, en réalité, dans un monde unifié, où tout est lié, où Dieu – Force de vie et d’amour – se trouve en union avec toute la création et toutes les créatures.

Bien au contraire, inconsciemment, nous nous sentons plutôt menacés par cette idée générale d’un monde unique, d’un monde fraternel et unifié. Car, la plupart des gens agissent par peur, au lieu d’agir par amour.
(La preuve en est, c’est que quand nous utilisons, par exemple, un terme comme le mot « mondialisation », pour désigner le rapprochement des hommes et la libéralisation des échanges, la plupart du temps, nous lui attribuons une connotation négative, qui traduit notre crainte de devenir interdépendants les uns des autres. Nous prétendons davantage garder la maîtrise des choses, garder notre pouvoir, plutôt que de le partager.)

Le fait est que nous sommes des êtres inquiets, des êtres angoissés. Parce que – il faut le reconnaître – nous n’avons pas la foi, nous n’avons pas vraiment confiance en la vie, confiance en Dieu.

Inlassablement, nous avons peur de perdre : peur de nous faire avoir, peur de perdre notre travail, peur de perdre notre argent ou notre capital, peur de perdre notre système social, peur des étrangers et des migrants, peur de perdre notre conjoint ou nos enfants, peur de la mort et peur de la vie, peur de vieillir, peur de perdre notre intégrité, notre vie ou celle de ceux que nous aimons.

Cette peur fondamentale, peur de lâcher-prise, de faire confiance, peur de tout ce qui pourrait mener à plus d’unification, à plus d’amour et de partage trouve son enracinement dans un point central : nous avons fondamentalement peur de perdre. Nous n’arrivons pas à assumer le risque de perdre quelque chose pour nous-mêmes. Nous n’arrivons même pas à concevoir que quelqu’un puisse faire ce choix volontairement, comme Jésus l’a fait.

Tout au contraire, cette peur (qui, à mon avis, n’a rien de « naturelle », mais qui est plutôt le résultat d’un conditionnement de notre société) nous conduit à nous battre et à lutter pour sauvegarder ce que nous avons ou pour en avoir davantage. Cela nous conduit également à prôner des séparations et des divisions entre les humains : il y a les français et les autres, les étrangers,  les bien-portants et les malades, les jeunes et les vieux, ceux qui travaillent et les chômeurs, nos amis et ceux que nous connaissons pas, etc.

Nous ne voyons pas que toutes les frontières et les séparations que nous construisons entre les humains, entre différentes catégories, différents partis, différentes religions, sont en fait artificielles et nous conduisent à reproduire sans cesse les mêmes schémas et les mêmes erreurs qu’hier.
Nos comportements génèrent toujours les mêmes divisions, les mêmes tensions et conflits entre les humains, les peuples, les pays… parce que chacun court égoïstement à plus d’avoir et de pouvoir, pour lui-même, sans se préoccuper du voisin… sans se sentir responsable de la situation qui est la nôtre, aujourd’hui.

La plupart des malheurs qui ont lieu sur terre vient du fait que nous agissons par peur, au lieu de nous laisser porter par l’amour.
La plupart des malheurs qui se déroulent autour de nous – injustices, misères, pauvreté, conflits, etc. – vient de notre incapacité à considérer chaque être humain comme un frère, comme étant lié à nous, faisant partie d’une unité, du même tout, qu’on appelle « la création ».

Notre manque d’altruisme (au sens de considérer l’autre comme un autre moi-même, en communion avec moi et avec Dieu), notre manque d’empathie et de compassion (au sens de notre capacité à souffrir avec l’autre, à ressentir la souffrance d’un autre comme étant la sienne propre)… tout cela permet à toutes les souffrances humaines de perdurer.
Et je dois dire qu’en rentrant d’un voyage de trois semaines à Madagascar : je suis encore plus conscient qu’avant de la misère profonde et de l’injustice qui règnent dans le monde que nous avons choisi et contribué à bâtir.
Le pire, c’est que tout cela dépend de nous, de nos propres choix.

La séparation – toutes les séparations, les catégorisations, les frontières que nous dressons entre les individus – engendre l’indifférence, la fausse supériorité, donc l’orgueil et l’égoïsme.
Au contraire, l’unité appelle la compassion, l’égalité authentique et le partage.

Quand vous voyez l’extrême pauvreté et la misère criante des individus et des enfants dans les rues de Tananarive – et que vous voyez quelques gens, très riches (notamment des hommes politiques corrompus), se construire des palais ou rouler dans des voitures luxueuses, dans ces mêmes rues – non seulement ce contraste criant vous révolte et vous éprouvez toute l’horreur de l’injustice humaine, mais surtout vous comprenez que le niveau de conscience de bien des gens est carrément primitif.

Quelle faillite pour nos systèmes éducatifs… si nous ne sommes même pas capables d’initier des sentiments d’altruisme ! Comment a-t-on pu éduquer des gens au point de les rendre insensibles ou aveugles… au point qu’ils perdent tout sentiment de compassion pour leurs frères ?... au point qu’ils ne voient même plus que les enfants pauvres de la rue (leurs concitoyens) sont leurs frères ? … Qu’apprend-on dans les écoles, partout dans le monde, à part des connaissances ?

Nous ne pouvons pas nous satisfaire du monde tel qu’il est, avec toute cette pauvreté, cette misère, ces injustices.

Notre seul moyen d’action est d’élever notre niveau de conscience (par nos pensées, nos paroles, nos actes), pour élever aussi celui des groupes auxquels nous appartenons : des associations, des églises, des partis politiques, de notre pays, etc…. pour qu’à leur tour ces groupes élèvent le niveau de conscience d’autres groupes et d’autres individus… et que tout cela évolue, s’améliore et progresse peu à peu.

Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un monde qui crée et accepte tant d’inégalités… un monde où la survie est réservée aux plus forts et aux plus riches, un monde où la compétition est obligatoire et où « gagner » est considérer comme le plus grand bien… au point qu’on passe sa vie à toujours vouloir gagner plus et ne rien perdre… tout en oubliant que ce système produit des « perdants » et des exclus… parce que rares sont ceux qui acceptent de s’en mettre un peu moins dans les poches, par souci de justice, par souci de remplir aussi celle des plus pauvres, des petits, des travailleurs de fortune.

En réalité, la plupart des gens ne pensent qu’à eux, qu’à leurs propres besoins et à ceux de leur famille : Il ne s’agit pas de leur reprocher – il n’y a rien de mal à s’aimer soi-même et à vouloir le bien de sa famille, c’est même tout à fait légitime – mais cela ne peut pas se faire à n’importe quel prix.
Nous devons aussi développer une vision plus large de la vie et de l’humain, nous devons élargir notre horizon, ouvrir notre conscience à l’échelle de l’humanité toute entière, en commençant par ouvrir les yeux sur toutes les injustices et les misères qui nous entourent.

Autrement dit, il nous faut changer de mentalité, et apprendre à ne pas agir que pour soi, que par intérêt personnel, en ayant conscience de cette unité fondamentale de l’humanité avec Dieu, que cette parabole du jugement dernier nous révèle.

* Ce chemin de la compassion et de l’altruisme, Jésus est venu l’ouvrir. Pour lui, c’est celui de la gratuité : Oser ouvrir les mains, accepter de lâcher prise, quitte à perdre… oser perdre pour donner, pour se donner… car on n’est pas là pour thésauriser notre vie, pour la conserver égoïstement, mais pour s’en servir et pour l’offrir.

Je réinterprète ses paroles (cf. Mc 8,35) :
Qui veut gagner sa vie et la conserver pour lui-même, la perdra.
Qui acceptera de la perdre, de la donner, de l’offrir, en réalité la sauvera, et lui donnera du sens.

Ce chemin que Jésus nous propose n’est pas du tout triste. C’est, au contraire, la vraie vie : un chemin d’accomplissement et de joie.
Car cela rend heureux d’aimer, de donner, d’être bon et généreux.
Cela rend heureux de se savoir juste, en communion avec la volonté de Dieu : c’est ce que nous révèlent les Béatitudes.

Par ailleurs, c’est aussi ce que Jésus affirme, lorsqu’il appelle ses disciples à agir gratuitement, à s’inscrire dans la gratuité, en n’agissant pas seulement en faveur de ceux qui peuvent nous rendre la pareille, dans une forme de réciprocité, de donnant-donnant, mais en ouvrant notre cœur même à ceux qui ne peuvent pas nous rendre :

Si vous saluez seulement vos frères, que faites vous d’extraordinaire ? Rien du tout ! Les païens en font de même. Et si vous aimez ceux qui vous aiment, ou si vous invitez ceux qui vous invitent, que faites vous d’exceptionnel ? Rien du tout ! Même les collecteurs d’impôts en font autant. Agissez plutôt gratuitement, à la manière de Dieu, alors vous serez vraiment fils et fille de Dieu… vous serez en communion avec l’Esprit de Dieu (cf. Mt 5, 43-48 ; Lc 14, 12-14).
C’est en substance ce qu’affirme Jésus : il nous appelle à ouvrir, à élargir nos comportements altruiste à tout être humain, sans distinction, sans séparation.

* En conclusion, chers amis, ce que nous redit notre passage biblique aujourd’hui, c’est qu’il est possible pour chacun de nous, et pour notre église, pour les associations auxquelles nous appartenons, pour notre pays et même pour l’humanité, d’élargir et d’élever notre niveau de conscience, au point de comprendre que nous sommes tous liés, tous unis comme frères et sœurs en humanité, comme créatures et enfants de Dieu.

Tout commence par nous… par notre conscience, notre manière de voir la vie, notre mentalité et nos comportements.
Si nous voulons que les choses changent, nous pouvons commencer par les changer dans notre propre monde, à notre niveau, là où nous sommes, en nous mettant à l’écoute de l’Évangile.

La conscience de la séparation, de la distinction, de la ségrégation, de la supériorité, celle du « nous » contre « les autres » : voilà ce qui crée les tensions, les conflits et la misère.

Au contraire, la conscience de la divine fraternité, de l’unité avec les autres et avec Dieu, la conscience du Un, du « nous » plutôt que du « mien », voilà ce qui crée l’expérience de la communion en Christ.

A chaque instant, nous pouvons choisir l’amour, plutôt que l’indifférence ou la peur de perdre.


Amen.