dimanche 25 décembre 2011

Mt 1, 1-25

Mt 1, 1-25
Lectures bibliques : Mt 1, 1-3 […] 16-25 ; 2 Co 3,17 ; Ga 4, 1-7 ; Rm 8, 14-16.
Thématique : notre identité véritable (de fils ou de fille de Dieu) est à la fois déjà là et en devenir. Elle n’est pas à conquérir, mais à recevoir… en accueillant l’Esprit… qui forme le Christ en nous.

Prédication = voir plus bas, après les lectures

Lectures

- Mt 1, 1-3 […] 16-25

1Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham :
2Abraham engendra Isaac,
Isaac engendra Jacob,
Jacob engendra Juda et ses frères,
3Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar,
Pharès engendra Esrom,
Esrom engendra Aram,
[…] etc.
16Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie,
de laquelle est né Jésus, que l'on appelle Christ.
17Le nombre total des générations est donc : quatorze d'Abraham à David, quatorze de David à la déportation de Babylone, quatorze de la déportation de Babylone au Christ.

18Voici quelle fut l'origine de Jésus Christ. Marie, sa mère, était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu'ils aient habité ensemble, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit Saint. 19Joseph, son époux, qui était un homme juste et ne voulait pas la diffamer publiquement, résolut de la répudier secrètement. 20Il avait formé ce projet, et voici que l'ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : ce qui a été engendré en elle vient de l'Esprit Saint, 21et elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » 22Tout cela arriva pour que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par le prophète : 23Voici que la vierge concevra et enfantera un fils auquel on donnera le nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : « Dieu avec nous ».24A son réveil, Joseph fit ce que l'ange du Seigneur lui avait prescrit : il prit chez lui son épouse, 25mais il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils, auquel il donna le nom de Jésus.

- 2 Co 3, 17

Le Seigneur est l'Esprit, et là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté.

- Ga 4, 1-7

1Telle est donc ma pensée : aussi longtemps que l'héritier est un enfant, il ne diffère en rien d'un esclave, lui qui est maître de tout ; 2mais il est soumis à des tuteurs et à des régisseurs jusqu'à la date fixée par son père. 3Et nous, de même, quand nous étions des enfants soumis aux éléments du monde, nous étions esclaves. 4Mais, quand est venu l'accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujetti à la loi, 5pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la loi, pour qu'il nous soit donné d'être fils adoptifs. 6Fils, vous l'êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, qui crie : Abba — Père ! 7Tu n'es donc plus esclave, mais fils ; et, comme fils, tu es aussi héritier : c'est l'œuvre de Dieu.

- Rm 8, 14-16

14En effet, ceux-là sont fils de Dieu qui sont conduits par l'Esprit de Dieu : 15vous n'avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs et par lequel nous crions : Abba, Père. 16Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 25/12/11

Qu’est-ce que les textes bibliques que nous venons d’entendre disent de l’identité de Jésus et que disent-ils de notre identité d’homme ou de femme du 21ème siècle ?

Au delà des aspects surnaturels ou légendaires de ce récit qui peuvent sans doute nous questionner, je crois qu’il est surtout intéressant de nous interroger sur l’intention profonde de l’évangéliste Matthieu dans le 1er chapitre de son livre.

A quelles questions Matthieu veut-il répondre ?
Sans doute à plusieurs… Il me semble possible d’en formuler quelques-unes :
De qui Jésus est-il le Fils ?
D’où vient Jésus ?
Quelle est son identité ?

A toutes ces questions, l’évangéliste apporte une réponse en emboîtant différents éléments, comme pour reconstituer le puzzle qui nous livrerait l’identité de Jésus.

Ce travail d’assemblage, c’est aussi celui que nous faisons pour nous mêmes, lorsque des changements importants traversent notre vie, et nous obligent à déconstruire et à reconstruire le puzzle de notre identité, pour emboîter les morceaux autrement, pour trouver de nouvelles imbrications possibles.

Alors, voyons – à travers Jésus – quels sont pour Matthieu les éléments constitutifs de l’identité de l’homme :

- Tout d’abord, Matthieu nous dit que la venue de Jésus s’inscrit dans une histoire.
Cette histoire est celle du peuple juif. Elle est marquée par une promesse et une espérance.
  • Jésus est « fils d’Abraham » (Mt 1,1). Comme chaque juif, il est héritier des promesses de Dieu faites à ses pères.
  • Jésus est aussi « Fils de David » (Mt 1,1). C’est à la descendance de David qu’a été promis le royaume. Le titre de « Fils de David » est implicitement messianique. Il inscrit Jésus dans une lignée nourrit d’une espérance : celle de voir émerger un messie qui concrétisera le royaume de Dieu dans l’histoire des hommes. Et c’est précisément ce que Jésus fera… en manifestant le Royaume de Dieu autour de lui (Lc 17,21) … non pas à la manière des hommes… mais en s’inscrivant dans le plan de Dieu.
Qu’en est-il de nous aujourd’hui ?
Notre histoire s’inscrit-elle dans une promesse ?
Et si oui, quelle est cette promesse ? Quel est son objet ?

L’apôtre Paul répond à cette question. Il révèle aux Galates – et à nous encore aujourd’hui – que nous sommes aussi héritiers d’une promesse.
Par la foi, nous sommes fils ou fille d’Abraham (Ga 3). Puisque nous sommes croyants, nous sommes aussi au bénéfice de cette promesse.
L’objet de cette promesse : c’est L’Esprit (Ga 3, 14)… l’Esprit saint que Dieu envoie dans nos cœurs (Ga 4, 6) et que nous recevons par la foi (Ga 3, 14). C’est cet Esprit qui fait de nous des enfants de Dieu, des fils adoptifs (Ga 4, 5 ; Rm 8, 15).

- Ensuite, l’évangéliste Matthieu nous livre une longue généalogie. Cette longue liste est intéressante sur plusieurs plans. D’une part, parce qu’elle livre des noms très divers : des hommes comme Abraham, connus pour leur confiance en Dieu, et des rois descendants de Salomon, qui n’ont pas tous été des justes, et qui ont même fait souffrir leur peuple. D’autre part, parce que cette généalogie mentionne 4 femmes. Non pas les 4 mères d’Israël : Sarah, Rébecca, Léa et Rachel, mais 4 femmes : Tamar, Rahab, Ruth et Bethsabée (la femme d’Urie), qui sont loin d’avoir été irréprochables, puisque l’une ou l’autre a été prostituée ou adultère. Il y a donc là, dans cette liste d’ancêtres, une grande diversité humaine, où se côtoie le juste et l’injuste, le fidèle et l’infidèle.

Deux raisons peuvent expliquer pourquoi Matthieu mentionne ces 4 femmes :

La première, c’est qu’il veut montrer qu’aucune imperfection morale ou religieuse n’est un obstacle à la venue de la nouveauté, à la venue du Christ dans l’histoire.
Et si tel est le cas pour Jésus, c’est également vrai pour nous-mêmes.
Comme pour Jésus, l’histoire des générations qui nous ont précédées est peut-être aussi faite d’un mélange du meilleur et du pire. Mais nous ne sommes pas prisonnier de ce passé. Quelque chose de neuf peut surgir dans notre vie… quelque chose de bon peut advenir… quels que soient les tumultes de notre passé… proche ou lointain.

La seconde raison – plus probable – c’est que la mention de ces 4 femmes étrangères permet de suggérer que les non juifs, les gentils, sont partie intégrante de l’histoire d’Israël, de cette histoire qui a donné au monde un messie. Par conséquent, ce messie (ce Christ) est destiné à tous les hommes.

- Enfin, Matthieu nous parle de plusieurs éléments susceptibles de définir l’origine de Jésus. Ce sont ces différents niveaux réunis et conjoints qui constituent l’identité de Jésus, reconnu comme étant le Christ :

Le premier point est au passé (v.20) et tous les autres sont au futur (v.21-23), puisque l’objet de ce récit n’est pas de présenter la naissance de Jésus, mais de dire sa conception, son « origine ». Il s’agit de révéler – avant même la naissance de cet enfant – qui il sera, quelle est son identité véritable.

  • Le 1er point concerne l’identité fondamentale de Jésus, son identité « spirituelle ».
« Ce qui a été engendré en elle [en Marie] est d’Esprit saint » (Mt 1, 20). Matthieu veut nous livrer ici le point originel de l’identité de Jésus. En désignant « l’Esprit Saint », il nous révèle une origine imprenable, une origine inaccessible, une origine inatteignable, puisqu’elle vient du Créateur, elle s’enracine en Dieu lui-même… qui est Esprit (Jn 4, 24).
Ce que Matthieu formule ici n’est pas le résultat d’une enquête historique, mais s’apparente à une affirmation de foi.
Cette confession de foi, c’est que Jésus est le Christ, le porteur de l’Esprit, le fils de Dieu.

Cette conviction s’enracine dans celle des communautés chrétiennes de la génération précédente.
Déjà, pour l’apôtre Paul, le Seigneur c’est l’Esprit (2 Co 3, 17). Cette affirmation résulte d’une expérience de foi, d’une apparition du Ressuscité (1 Co 15, 8).
Si, pour Paul, la résurrection a révélé que Jésus était bien le fils de Dieu (Rm 1,4), c’est, selon l’évangéliste Matthieu, qu’il était déjà le porteur de l’Esprit durant son existence, son ministère, au moment de son baptême (Mt 3, 16-17 [Marc commence ici : Mc 1, 10-11]), et même dès sa naissance. Matthieu en conclut que Jésus – avant même sa naissance – a été engendré d’Esprit saint.

  • Le deuxième point révèle l’identité biologique ou génétique de Jésus. Il est un homme, le fils d’une jeune femme : Marie… la mère qui va l’enfanter, le porter, l’attendre avant même qu’il vienne, et lui donner naissance (Mt 1, 21.23).

  • Le troisième point nous livre l’identité filiale de Jésus, à travers la figure de Joseph, le personnage sur lequel débouche la longue généalogie récapitulée par Matthieu.
« Tu lui donneras le nom … » (v.21) : Il s’agit là du rôle qui est offert au père, qui évidemment n’a pas porté l’enfant, mais qui doit le recevoir, l’accepter, lui donner un nom, le reconnaître, l’adopter, l’inscrire dans une filiation, lui ouvrir son foyer, pour lui offrir son amour, sa protection, une éducation, lui transmettre des repères éthiques, psychologiques, culturels et religieux.

Souvent, dans l’Ancien Testament, le nom désigne l’identité ou le rôle attribué à un homme dans le dessein de Dieu. Par le nom de « Jésus » (v.21) : Yeshua, qui veut dire « le Seigneur sauve », Matthieu précise que cet enfant sera celui qui va libérer son peuple, pour restaurer la relation… le rapport entre l’homme et Dieu.

  • Enfin, le dernier point concerne l’identité « sociale » de Jésus, ou plutôt son identité « relationnelle » ou « communautaire ». Il s’agit de l’image qu’auront de lui ses disciples, la manière dont ils le reconnaîtront. Et puisque Matthieu est un disciple du Christ, il révèle ici, dès le début de l’évangile, l’identité que son groupe – son église et lui-même – a donné à Jésus, en l’identifiant comme l’« Emmanuel » (v.23) : qui signifie « Dieu avec nous », « Dieu parmi nous », « Dieu au milieu de nous ».
C’est là – bien sûr – ce que confesseront plus tard les premiers chrétiens, au terme de l’existence historique de Jésus : en Jésus le Christ, Dieu se manifeste… il se révèle dans l’humain à l’humanité… il habite au milieu de nous.

Par Jésus, l’homme réalise ainsi concrètement que Dieu est présent dans l’humanité en son essence. C’est la raison pour laquelle Jésus est appelé « le nouvel Adam » [Paul] ou « l’être nouveau » [Tillich], dans la mesure où il accomplit pleinement cette humanité en communion avec Dieu, cette humanité fécondée par l’Esprit, qui lui donne toute sa dimension.

Ce qui est frappant dans ce 1er chapitre de l’évangile de Matthieu, c’est cette cohérence entre l’identité « personnelle » de Jésus, son identité fondamentale, le « lieu » où il s’enracine : en Dieu qui est Esprit … et son identité « sociale », l’identité dans laquelle il est reconnu par ses disciples, comme « Emmanuel », comme manifestation de la présence de Dieu, c’est-à-dire comme le porteur de l’Esprit.

Or, nous savons que ce que Matthieu pose ici comme une conviction, comme quelque chose d’a priori… cela n’a pas du tout coulé de source… cela n’a pas du tout été une évidence pour tous ceux qui ont croisé Jésus et qui ont été bousculés par lui.
Bien sûr, les évangiles nous révèlent que Jésus a été, durant son existence, un homme en parfaite communion avec Dieu : une personnalité unique, aussi bien par l’intensité de sa foi, que par la totale cohérence entre ses paroles et ses actes, par la force de son enseignement, que par la puissance de ses guérisons. Mais cela n’a pas empêché les autorités religieuses qu’il remettait en cause d’obtenir sa condamnation à mort. Cela n’a pas empêché, non plus, certains de ceux qui le suivaient, de le renier, de l’abandonner, ou de douter de son identité après sa mort.
Comme dit l’apôtre Paul, l’homme, dans sa prétendue sagesse, n’a pas reconnu l’envoyé de Dieu, puisqu’il l’a crucifié (1 Co 1, 18-25).
Ce n’est, en réalité, qu’a posteriori, après sa résurrection, que toute l’histoire de cet homme a pu être relue, à la lumière de Pâques.

Alors, la question que l’on peut se poser, est la suivante : comment Jésus a-t-il fait pour être reconnu pour ce qu’il est véritablement ? comment a-t-il fait pour vivre une telle cohérence entre ce qu’il était et ce qu’il faisait… entre qui il était et l’image qu’il donnait de lui-même ?

Pourquoi – de notre côté – ne parvenons-nous pas à vivre la même cohérence dans notre existence ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire correspondre ce que nous sommes – ou ce que nous pensons être – avec l’image que nous avons de nous-mêmes, ou avec celle que nous voulons donner aux autres ?

La question qui est posée là, en creux, c’est la question de ce qui fait notre identité, et de ce que nous donnons à voir aux autres de cette identité.

Qui suis-je véritablement ? Est-ce que je sais qui je suis ?

Cette question de l’identité est complexe, car, comme ce récit nous le montre à travers Jésus, il y a plusieurs niveaux interdépendants qui s’entremêlent dans ce qui constitue notre identité.

Même si je ne voulais retenir que 2 niveaux, pour rendre ici les choses plus claires, nous voyons bien qu’il faudrait mettre en perspective :
-   d’une part, notre identité fondamentale, imprenable : notre identité d’enfant de Dieu,
-   avec, d’autre part, l’identité que nous construisons peu à peu, tout au long de notre vie, dans la relation aux autres et à nous-mêmes.

Comment notre identité… cette identité en devenir…peut-elle se construire en cohérence avec notre identité véritable, notre identité d’enfant de Dieu ?

A chaque fois que nous traversons des évènements importants dans la vie, des joies ou des épreuves – comme, par exemple, une rencontre qui va bouleverser notre existence, la foi, notre futur(e) conjoint(e), une personne qui va compter pour nous, une réussite, ou, au contraire, un deuil, une maladie, un échec : des évènements qui viennent modifier le cours de notre vie et interroger l’image que nous avons de nous-mêmes – nous opérons un travail de déconstruction et de reconstruction de notre identité.
Il y a une élaboration… une construction de l’identité qui suppose un travail permanent… un travail sans cesse à renouveler, selon ce qui nous arrive à tel ou tel moment de notre existence.
Ce travail consiste à trouver de nouvelles imbrications possibles pour nous-mêmes, pour accepter les changements que nous choisissons ou les limites qui désormais s’imposent à nous, pour accepter que les choses se défassent, se dénouent, pour se reconstruire autrement.

Le but de ce travail que nous faisons – plus ou moins consciemment – c’est de faire correspondre le possible de soi-même, le champ des potentialités qui s’offrent à nous (avec certaines limites), avec une représentation cohérente de soi, tenant compte de la réalité nouvelle qui traverse notre vie… et qui vient soit élargir, soit restreindre, le champ des possibles.

Or, bien souvent, nous nous épuisons dans ce travail, car l’image que nous avons de nous mêmes ou celle que nous voulons donner à voir aux autres, à tel ou tel instant, ou suite à tel ou tel événement, ne correspond jamais complètement avec ce que nous sommes en dernière instance, ou ce que nous pouvons être (dans le champ de notre potentialité d’être), et parce que tout cela évolue, au fil des évènements qui se présentent à nous.
Je pense notamment à ce qui se joue dans la maladie, et à ce travail de l’identité qu’elle impose à celui qu’elle vient toucher et limiter.

La question qui se pose dans ce travail de l’identité (qui consiste à construire ou reconstruire une représentation de soi même en adéquation avec ce que nous pensons être ou ce que nous voyons de nous-mêmes), c’est précisément que nous ne pouvons pas opérer pleinement ce travail par nous-mêmes, par nos propres capacités, car un être humain ne peut jamais se réduire aux images qu’il offre lui-même aux autres, car ce que « je suis » fondamentalement est toujours en surcroît – au delà – de ce que je sais de moi-même et de ce que les autres savent de moi.

Alors, plutôt que de s’épuiser dans ce travail de l’identité qui consisterait à construire soi-même son identité, pourquoi ne pas accepter de faire comme Jésus, c’est-à-dire de recevoir son identité d’un Autre ?

Plutôt que de vouloir construire son identité, pourquoi ne pas simplement accepter de la recevoir ?… accepter que notre être véritable – cet être créé à l’image de Dieu – nous soit donné par un Autre et construit par Lui ?

En d’autres termes, lorsque je m’interroge sur ce qui fait mon identité, et l’image que j’ai de moi-même, puis-je accepter que quelque chose de moi-même m’échappe ? que « mon être », ce qui fait ce que « je suis », soit inscrit comme un inconnu, un trou, un espace, comme ce qui manque dans le champ des représentations, dans la capacité que j’ai d’imaginer les choses ou de me le représenter ?

Si tel est le cas – et si cet espace inconnu qui constitue « mon être » est ouvert à une altérité, à quelque chose que je peux recevoir d’ailleurs – est-ce que le champ des possibles qui s’offre à moi, n’est pas alors plus large, plus ouvert, plus fécond ?

Au contraire, si tel n’est pas le cas, et si je confonds mon être avec une image de moi-même, fixée, immobile, est-ce que je ne risque pas de tout perdre, lorsqu’un jour un événement viendra abîmer cette image ou la briser ?

C’est précisément parce qu’il existe un espace inconnu en nous-mêmes, un espace libre, un espace « autre », que nous pouvons toujours inventer ou réinventer des figures de nous-mêmes, tout en sachant qu’elles ne se confondent pas avec ce que nous sommes ultimement, en dernière instance.

C’est là – je crois – le cadeau qui nous est offert à Noël et que Jésus Christ vient nous révéler.
Notre identité est certes en évolution, en devenir, mais, à travers Jésus, l’Evangile nous montre que nous n’avons pas besoin de construire cette identité par nos propres forces, car fondamentalement elle nous est offerte.
Notre véritable identité, cette identité de fils ou de fille de Dieu est à recevoir, et non à conquérir.

L’image de Jésus, en tant que Christ, nous montre un homme, qui a vécu pleinement son humanité créée à l’image de Dieu… un homme parfaitement transparent à l’Esprit de Dieu dont il était le porteur….un homme qui a vécu sa vocation : son identité de fils, de Révélateur du Père.

A Noël… nous fêtons la naissance du Révélateur de Dieu, de ce Dieu qui est Esprit, qui est Amour.
La venue au monde de Jésus le Christ, le porteur de l’Esprit, signifie que Dieu a infiniment plus de prétentions sur nous que nous pouvons en avoir nous-mêmes. Il voudrait qu’à l’image de Jésus, le véritable Adam, nous devenions des hommes et des femmes, pleinement humain, et non pas seulement des mammifères intelligents et évolués, capables de montrer une belle image d’eux-mêmes en société. 

La Bonne Nouvelle de Noël est à la fois un cadeau merveilleux et dérangeant :
« Merveilleux », parce que Jésus nous montre la réalité de l’homme tel qu’il peut être, lorsqu’il vit pleinement son humanité en communion avec Dieu.
« Dérangeant », car, en nous montrant ce que nous pourrions être, Jésus vient nous bousculer… et nous appeler à vivre véritablement notre humanité, conformément à cette image de fils de Dieu (Rm 8, 29).
Autrement dit, Jésus est un cadeau « exigeant »… un cadeau qui nous appelle à une réponse… qui nous engage à le suivre, pour devenir ce que nous sommes appelés à être depuis notre origine : des enfants de Dieu.

Comme Jésus a été engendré de l’Esprit saint, nous devons nous aussi naître de l’Esprit ; nous devons nous aussi faire advenir… faire émerger ce que nous sommes fondamentalement, ce que Dieu nous demande d’être : ses enfants, animés par son Esprit d’amour.

Pour être plus concret… je vous soumets une petite comparaison :
Imaginez, par exemple, que quelqu’un vous offre un cadeau pour Noël. Dans la boite que vous recevez, vous découvrez une image avec une plante magnifique, une graine, et tout ce qui faut pour la faire pousser : un pot, de la terre, de l’eau, de l’engrais et des vitamines.
Qu’est-ce que vous allez faire de ce cadeau ? Soit vous le revendez sur Internet parce qu’il ne vous intéresse pas. Soit vous le mettez dans un placard parce que vous n’avez pas le temps de vous en occuper. Soit vous gardez l’image de cette plante avec vous, pour la mettre sous cadre et la regarder de temps en temps, car elle est vraiment magnifique. Soit vous vous décidez à planter la graine et à l’arroser régulièrement, pour faire croître la plante, en espérant qu’elle devienne aussi belle que l’image qui était avec la graine dans l’emballage.
L’Esprit saint, c’est l’eau qui accompagne le cadeau (la graine et l’image) pour nourrir votre plante et la faire grandir.
Mais, faire pousser une plante n’est pas toujours simple…. car des évènements inattendus viennent parfois l’endommager ou la tailler… et parfois sévèrement. Dans ces moments-là, c’est le découragement qui nous guette. C’est là, précisément, qu’il faut regarder et s’imprégner de l’image : de Jésus Christ… pour s’enraciner dans l’espérance.
Pour faire repartir la plante, il faut continuer à la nourrir et à l’arroser.

La présence de l’Esprit, c’est ce qui fait que l’homme créé à l’image de Dieu advient à sa ressemblance.
Pour vivre notre vocation d’enfant de Dieu, il faut « simplement » accepter cette origine imprenable qui vient engendrer notre véritable humanité… il faut « simplement » accepter de recevoir d’un Autre l’identité qui est la nôtre…et accueillir l’Esprit… cet Esprit qui fait naître et grandir en nous cette identité de fils ou de fille de Dieu… cet Esprit qui « forme le Christ en [nous] » (Ga 4, 19).

Notre identité véritable est à la fois déjà là et en devenir : elle nous est pleinement révélée en Jésus Christ. 
Elle est inscrite en nous [Dieu est présent dans l’humanité en son essence], mais il nous reste à l’accueillir [à vivre de cette présence dans le concret de l’existence].
Elle n’est pas à conquérir par nos actes et nos efforts, mais à recevoir … en nous laissant de plus en plus envahir par l’amour de Dieu, par son Esprit.

Noël nous rappelle que nous sommes au bénéfice d’un don et d’une promesse. Dieu a un projet pour nous.
Osons recevoir et accueillir en nous son Esprit… pour qu’il nous ouvre et nous libère de nos enfermements. Osons abandonner à Dieu ce que nous sommes, dans la confiance… pour faire grandir le Christ en nous, et le laisser transformer notre existence.

A l’image de Celui que nous recevons ce matin : le Christ, le porteur de l’Esprit… ouvrons-nous totalement à l’amour de Dieu… il nous libère de toutes les images que nous nous construisons nous-mêmes… pour nous offrir la seule qui soit éternelle : celle de fils ou de fille de Dieu.
Amen.
P.L.

dimanche 4 décembre 2011

Mc 10, 13-16

Mc 10, 13-16
Lectures : Mc 1, 1-8 Mc 10, 13-16 Mc 9, 35-37 Mt 25, 31-40 
Thématique : Accueillir le Royaume de Dieu comme un enfant

Prédication : voir plus bas, après les lectures 

Lectures

- Mc 1, 1-8

1Commencement de l'Evangile de Jésus Christ Fils de Dieu :
2Ainsi qu'il est écrit dans le livre du prophète Esaïe,
Voici, j'envoie mon messager en avant de toi,
pour préparer ton chemin.
3Une voix crie dans le désert :
Préparez le chemin du Seigneur,
rendez droits ses sentiers.
4Jean le Baptiste parut dans le désert, proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés. 5Tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient auprès de lui ; ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés. 6Jean était vêtu de poil de chameau avec une ceinture de cuir autour des reins ; il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. 7Il proclamait : « Celui qui est plus fort que moi vient après moi, et je ne suis pas digne, en me courbant, de délier la lanière de ses sandales. 8Moi, je vous ai baptisés d'eau, mais lui vous baptisera d'Esprit Saint. »

- Mc 10, 13-16

3Des gens lui amenaient des enfants pour qu'il les touche, mais les disciples les rabrouèrent. 14En voyant cela, Jésus s'indigna et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux. 15En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas. » 16Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

- Mc 9, 35-37

35Jésus s'assit et il appela les Douze ; il leur dit : « Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » 36Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir embrassé, il leur dit : 37« Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m'accueille moi-même ; et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé. »

- Mt 25, 31-40

31« Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. 32Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare les brebis des chèvres. 33Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. 34Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : “Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. 35Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ; j'étais un étranger et vous m'avez recueilli ; 36nu, et vous m'avez vêtu ; malade, et vous m'avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi.” 37Alors les justes lui répondront : “Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? 38Quand nous est-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? 39Quand nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ? ” 40Et le roi leur répondra : “En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces plus petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait ! ” […]


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 04/12/11.

Le temps de l’Avent… c’est le temps de l’attente où nous nous préparons à accueillir Celui qui vient à notre rencontre … pour nous faire connaître le Père (Jn 1,18), pour nous aider à cheminer et à vivre authentiquement notre humanité, pour ressusciter notre espérance.

Qui est-il ce Jésus Christ dont nous attendons la venue ?
Il est le « centre de l’histoire », il est le révélateur du salut de Dieu, il est « la manifestation centrale du Royaume de Dieu dans l’histoire » (P. Tillich).

Alors, attendre et accueillir le Christ, c’est accueillir le Royaume de Dieu qui vient à nous !

Si Dieu est Amour, le Royaume de Dieu, c’est la présence créatrice et agissante de l’Amour, tel que Jésus le Christ l’a rendue manifeste « au milieu de nous » dans l’histoire des hommes (Lc 17,21 ; 11,20).

Pour dire le Royaume de Dieu, Jésus n’a pas trouvé d’autres mots que des comparaisons, des paraboles. Le Royaume de Dieu est semblable à une semence qui germe, du levain qui fait lever la pâte ; à un trésor ou une perle que l’on cherche ; à un roi qui invite à un festin, à des noces ; à un chef d’entreprise qui embauche à toute heure, ou qui confie à ses serviteurs la gestion de son affaire, …
Dans toutes ces situations, il y a toujours une surprise, une part d’inattendu qui nous révèle que le Royaume de Dieu vient à contre-courant des logiques de notre monde.

Ces paraboles sont des approches qui nous invitent à un déplacement, à changer nos façons de voir, de vivre et d’agir. Jésus nous appelle ainsi à cheminer vers le Père, qui nous offre d’accueillir et d’entrer dans son Royaume, sans nous y forcer, dans la liberté qu’offre la foi, la confiance en Lui.

Alors, ce matin, un des textes que nous avons entendu peut retenir notre attention. Il nous indique, en ce temps de l’Avent, comment accueillir le Royaume : « comme un petit enfant ».

« Qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas » (Mc 10,15).

Accueillir le Royaume de Dieu comme un enfant pour y entrer : qu’est-ce que ça veut dire ? et qu’est-ce que cela implique ?

(A) Avant de tenter de répondre à cette question, je crois qu’il faut souligner deux malentendus courants à propos de ce texte.

Le premier consiste à opposer la foi à l’intelligence, à la raison, à la curiosité, au sens critique... Alors être semblable aux enfants, ce serait retomber en enfance, rester naïf, ne pas se poser de questions.
Ce n’est évidemment pas ce que dit Jésus ici.
Il ne s’agit pas d’accueillir le Royaume de Dieu de manière enfantine, voir infantile.
Les enfants sont d’ailleurs souvent loin de cette naïveté qu’on leur prête. Ils ont, au contraire, la capacité extraordinaire de poser des questions désarmantes, des questions qui ne viendraient pas ou plus à l’esprit formaté d’un adulte, des questions qui souvent démasquent nos contradictions, nos logiques artificielles et nos raisonnements tout faits. Il s’agirait plutôt de cultiver la même ouverture et la même vivacité d’esprit que celles des enfants.

Le second malentendu consiste à opposer la maturité et la culpabilité des adultes à l’innocence et à la pureté des enfants….
Alors être semblable aux enfants, ce serait retrouver une innocence ou une pureté originelles.
Ce n’est pas – là non plus – ce que dit Jésus.
Il ne s’agit pas de vouloir retrouver le paradis perdu de l’insouciance et de l’innocence, comme si les enfants eux-mêmes étaient innocents, et ne connaissaient ni l’angoisse, ni la peur, ni le doute. Une telle conception correspond à une vision naïve ou romantique de l’enfance. Comme l’adulte, l’enfant peut connaître l’angoisse, la jalousie, le chantage, la manipulation, et même la culpabilité. Mais, à la différence de l’adulte, il a la capacité de vite tourner la page pour passer à autre chose. Il accepte facilement d’être pardonné et de pardonner. Il est prêt à tout instant à repartir pour vivre de la grâce : une vie nouvelle tournée vers l’avenir. Il s’agirait plutôt de cultiver cette capacité de rebondir et de repartir qui caractérise l’enfant.

(B) Alors, s’il ne s’agit pas de tout cela – ni d’infantilisme, ni d’insouciance, ni d’innocence – quel est cet « esprit d’enfance » que Jésus nous invite à cultiver ? Quels sont les caractéristiques propres à l’enfance qui sont des clés d’entrée pour le Royaume ?

En faisant référence au petit enfant, je crois que Jésus veut mettre en avant une spécificité qui lui appartient : son ouverture et sa disponibilité.

On peut décliner cette aptitude de l’enfant à travers plusieurs aspects. J’en relèverai 5 qui me paraissent importants :

(1) 1er aspect : son état de dépendance et d’humilité

La première chose qui caractérise l’enfant, c’est son état d’extrême dépendance vis-à-vis de son entourage. L’enfant accueille la vie que ses parents lui organisent ; il s’adapte aux rythmes et aux contraintes de ses proches. Dans les premières années de sa vie, il dépend totalement de ceux qui ont la responsabilité et la charge de son éducation.

Dans l’antiquité – contrairement à l’enfant roi d’aujourd’hui – l’enfant est positionné tout en bas de l’échelle sociale et n’a aucun droit. Obéissant et soumis, il constitue souvent une main d’œuvre à bon marché.
En grec, c’est le même terme (pais) qui désigne l’enfant, le jeune esclave et le serviteur.
L’enfant est donc une figure du serviteur, une figure de celui qui est petit et humble.

Cette humilité, c’est une disposition fondamentale pour accueillir le Royaume : se reconnaître petit, pauvre, sans pouvoir, dans le manque ; et rester ouvert pour accueillir, pour écouter, pour recevoir et pour servir.

C’est cette qualité que Jésus nous appelle à développer dans les relations humaines avec nos frères et sœurs : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Mc 9,35 ; voir aussi Mc 10,43-45).

(2) 2ème aspect : sa confiance

Un petit enfant ne sait pas faire autre chose qu’accueillir, dans une confiance, une foi ouverte. Dans la relation à l’autre, il absorbe tout ce qu’on lui offre : le lait et les soins, l’amour et la tendresse, la lumière et les couleurs, les sourires et les regards, les choses et les êtres. Il est dans une totale disponibilité à l’autre.

Dans la mentalité de l’époque de Jésus, les enfants sont considérés comme n’ayant aucune capacité de comprendre la Torah, c’est-à-dire la volonté de Dieu.
C’est précisément parce qu’ils sont dans l’impossibilité de comprendre seuls, par eux-mêmes, quoi que ce soit de Dieu et de la Torah qu’il leur est possible d’entrer dans le Règne de Dieu… qui est à recevoir gracieusement… et non à conquérir par l’ascèse physique, intellectuelle ou spirituelle.
Seuls ceux qui se reconnaissent enfants, c’est-à-dire dépendants – et même incapables et incompétents – sont à même d’accueillir et d’entrer dans le Règne de Dieu, car la seule attitude possible est celle de la confiance totale en Dieu.

Autrement dit, c’est la capacité relationnelle des enfants, leur faculté de s’abandonner totalement dans la relation à l’autre, dans l’amour, en toute confiance, qui leur permet de lâcher prise, pour s’en remettre à quelqu’un d’autre : à leur père, à leur mère…
C’est ce « savoir être » avec l’Autre, cette confiance totale qui caractérise l’enfant.

Cette confiance de l’enfant envers ses parents : c’est précisément l’attitude que Jésus nous invite à imiter avec Dieu, pour accueillir son Royaume….  c’est l’assurance de pouvoir appeler à l’aide n’importe quand, d’être toujours accueilli et aimé à tout moment, de pouvoir vivre dans la proximité de Celui qui nous offre son amour, d’avoir confiance en l’avenir, puisque l’enfant est toujours en relation avec son Père.

Bien évidemment, la confiance n’est pas une chose simple : elle implique d’accepter de dépendre de quelqu’un d’extérieur à soi-même, et de recevoir son identité fondamentale – son identité de fils (ou fille) de Dieu – d’un Autre que soi : de Dieu lui-même.
C’est finalement le contraire de ce que nous propose notre société dont l’injonction est l’autosuffisance : chacun doit s’assumer lui-même, se construire et se réaliser par ses propres forces, être indépendant et autosuffisant, pour ne dépendre de personne, et être soi-même le fondement de sa propre réussite.
Or, ce qui caractérise l’enfant, c’est bien sa disposition à accueillir et à recevoir… c’est son acceptation d’être au bénéfice d’un don qui lui vient d’un Autre[1]…. C’est sa faculté d’abandon qui lui permet de s’en remettre totalement à un Autre.

(3) 3ème aspect : sa curiosité

L’enfant est aussi le symbole de celui qui n’arrête pas de questionner, de vouloir découvrir et comprendre.
La confiance qui caractérise l’enfant ne fonctionne pas sans la curiosité, sans le questionnement, sans l’intelligence du cœur, la vivacité d’esprit, et la soif d’apprendre.
Cette curiosité, c’est ce qui permet à l’enfant de découvrir, de grandir, d’apprendre, de changer. C’est une dynamique qui lui permet d’avancer, de se renouveler (2 Co 4,16), de s’orienter, et de recommencer.
C’est là – je crois – une qualité à cultiver lorsque nous avons la tentation de vivre sur nos « acquis », de rester là où nous en sommes spirituellement, de ne plus chercher à progresser, à comprendre, à apprendre, à avancer.
Être semblable à un enfant, c’est vivre dans la fraîcheur du désir, et dans la joie de la découverte…. C’est rester en éveil, garder cette dynamique de questionnement et d’apprentissage.

(4) 4ème aspect : son audace

Un des aspects qui caractérisent l’enfant, c’est son goût pour l’aventure, sa hardiesse, son audace. Bien souvent, l’enfant tente d’outrepasser les limites qu’on lui impose. Il veut tester, risquer, innover. Cette audace vient du fait qu’il n’est pas encore prisonnier des carcans et des conventions qui vont progressivement brider sa créativité.
Or, il faut bien voir que c’est grâce à ses audaces successives, ses prises de risque, qu’un enfant va grandir, progresser, se dépasser.
Cette capacité des enfants doit sans doute nous interpeller – nous, adultes – et nous inciter à nous laisser déplacer, à oser bousculer nos conformismes, nos idées préconçues, nos habitudes sclérosantes, pour nous risquer à accueillir le Royaume dans la nouveauté et l’inattendu.

(5) 5ème (et dernier) aspect : sa capacité d’émerveillement

L’enfant a une capacité d’émerveillement bien supérieure à l’adulte. Il s’étonne de tout, s’émerveille de tout, même des choses les plus simples. Il sait observer, contempler, discerner la beauté des choses et des êtres. Il se réjouit facilement. Il ne craint pas l’inattendu, mais l’accueil, en y trouvant une joie.
Cette aptitude vient sans nul doute des qualités relationnelles de l’enfant : sa spontanéité, sa capacité d’entrer en relation, de recevoir, d’accueillir, d’être comblé, d’ouvrir les yeux.

Finalement, à travers ces 5 aspects, nous voyons que l’essentiel pour accueillir le Royaume de Dieu ne se situe pas dans le « faire », dans les bonnes œuvres, dans nos réalisations, mais dans « l’être », dans la relation, dans notre ouverture pour recevoir ce qui nous est offert.

Autrement dit, le royaume de Dieu ne se mérite pas, mais il se reçoit comme un cadeau.
C’est une attitude de pauvreté (Mt 5,3) qui caractérise l’enfant : sa disponibilité, sa capacité de garder les mains tendues et le cœur ouvert pour accueillir ce qui se présente à lui.
Accueillir le Royaume à la manière d’un enfant, c’est avant tout s’ouvrir au don de Dieu.

(C) Alors, me direz-vous… qu’avons-nous à faire… sinon à attendre et à recevoir dans la confiance ?
S’agit-il seulement d’attendre … d’attendre une grâce, un cadeau… sans rien faire ?

Un certain nombre de textes du Nouveau Testament… qui nous appellent à la vigilance et à la préparation (Mt 25, 13)…. nous appellent effectivement à attendre. Ils nous révèlent, toutefois, que cette attente n’est pas passive, mais active.

Le texte que nous méditons aujourd’hui nous offre, en ce sens, une autre piste, car, s’il s’agit d’accueillir le Royaume de Dieu comme un enfant, comme le ferait un enfant, on peut aussi comprendre l’invitation de Jésus en inversant la proposition : il s’agit alors d’accueillir le Royaume comme on accueillerait un enfant, un petit, un esclave, un serviteur.

Précisément, pour Jésus, accueillir le plus petit, c’est comme l’accueillir lui-même, c’est comme accueillir le Père.
Alors accueillir un enfant, c’est déjà faire place à l’advenue du Royaume « au milieu de nous ».

« Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là, m’accueille moi-même ; et qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé » (Mc 9, 37).

Accueillir tout ceux que Jésus appelle ici « enfant » et ailleurs « les moindres, les plus petits qui sont mes frères » (Mt 25,40) – ceux qui sont affamés, démunis, étrangers, malades, prisonniers – c’est déjà participer à l’accueil du Royaume.

Alors, bien sûr, cela demande une certaine disponibilité, car accueillir quelqu’un d’autre : un « enfant », un « petit », un « frère », c’est toujours assez dérangeant… cela demande de l’énergie, du temps, une capacité d’accueil et d’écoute.
Cela demande aussi une certaine audace : de dépasser nos peurs, de s’ouvrir à la différence, d’accueillir les personnes que nous croisons sur nos routes, bien que nous n’ayons pas choisi de les rencontrer ou de les fréquenter.
Et surtout, cela demande une grande ouverture d’esprit… car les enfants sont assez imprévisibles. Alors que ce soit au bon ou au mauvais moment, c’est ainsi qu’il faut accueillir la présence de Dieu quand elle se présente… et saisir toutes les occasions.
Cela nécessite, à la fois, d’accepter de se laisser déranger, et de s’occuper de ce petit qui est mon frère – de celui qui est dépendant, faible ou fragile – en lui laissant de la place, en portant mon regard et mon attention sur lui.

Cet accueil est évidemment gratuit, car celui qui est libre dans la foi est aussi serviteur dans l’amour. Mais il est assorti d’une promesse : une promesse de joie, une promesse de vrai bonheur.
(a) A celui qui accueille le royaume comme le ferait un enfant, il est dit : « Heureux les pauvres en esprit : le royaume des cieux est à eux » (Mt 5,3).
(b) A celui qui accueille le royaume comme on accueillerait un enfant, il est dit : « Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9).

Il s’agit aussi bien d’une béatitude des enfants ou de ceux qui vivent dans des conditions de pauvreté comparables aux leurs (a), que d’une béatitude de ceux qui les accueillent et font œuvre de paix (b).

Alors, cher(e)s ami(e)s, frères et sœurs, qu’il nous soit donné d’être disponible, confiant, et audacieux, comme des enfants…. des enfants de Dieu chargés de l’accueil et du service de nos frères… qu’il nous soit donné d’accueillir là où nous sommes le Royaume qui vient à nous…. avec la promesse de rencontrer Jésus Christ parmi les plus petits de nos frères et de nos sœurs.
Amen.                           
  P.L.


[1] Il s’agit là d’un des grands thèmes de la Réforme : ce que Luther appelait « la justice passive ». Ce qui rend l’être humain juste, c’est une justice qu’il reçoit gratuitement de Dieu. La seule activité de l’homme consiste à accepter de recevoir son être véritable comme donné par un Autre qui justifie l’existence (indépendamment des actes et des qualités). 

dimanche 27 novembre 2011

Lc 24, 13-35

Lc 24, 13-35

Lecture biblique : Lc 24, 13-35  
Culte avec Confirmation (et 1ère communion) 
Thématiques :   - Accueillir la présence du Ressuscité… la Ste Cène (1)
                        - Restructurer notre foi… une nouvelle espérance (2)
                        - Relire sa vie selon la foi… et y discerner la présence de Dieu (3)
                           (Partie (3) partiellement inspirée d’une prédication de Luc Olivier Bosset)
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 27/11/11.


Le passage de l’évangile que nous venons d’entendre – ce récit bien connu des disciples d’Emmaüs – décrit un processus de cheminement, qui aboutit à un retournement du cœur et de l’intelligence :
Les disciples, plongés dans la tristesse, anéantis par la mort de leur maître et en proie à la déception, quittent Jérusalem et font route vers Emmaüs. Mais voilà qu’à la fin de la journée, ils se lèvent, ils font demi-tour et retournent à Jérusalem (v.33).
Le mot qui traduit ce mouvement – se lever (anisthémi) – c’est le même verbe que l’on traduit habituellement par « ressusciter ».
Alors, ce matin, j’aimerai simplement réfléchir avec vous à trois questions :
(1) qu’est-ce qui a produit ce mouvement et ce changement de cap ? (2) qu’a-t-il opéré ? et (3) comment s’est-il produit ?

(1) Le retournement des disciples est le fruit d’une rencontre… une rencontre inouïe qui les a bouleversés, qui a changé leur regard et la nature de leur espérance.
Cette rencontre c’est celle du Christ Ressuscité : celui qui marche à nos côtés mais qu’on ne voit pas : 
« Jésus, s’étant approché, faisait route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (v. 15b-16).
Et, au bout du chemin, lorsqu’on le reconnaît, il « devient invisible », insaisissable, il nous échappe :
« Alors leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, mais il leur devint invisible » (v.31).

Voilà un texte biblique paradoxal ; un texte qui nous parle de passages : passage de la mort à la vie, de la cécité à la reconnaissance, du désespoir à l’espérance.
Tous ces passages sont suscités par un événement : Pâques. Ce mot hébreu « Pessa’h » qui veut dire « passer, sauter par dessus », « passer outre », « passage ».
Il décrit, à la fois, le passage de l’esclavage à la liberté, vécu par le peuple juif lors de sa sortie d’Egypte, et le passage de la mort à la vie, la résurrection de Jésus Christ.
« Pâques », c’est ce mot qui veut dire … que la mort n’a pas le dernier mot… que Dieu a le pouvoir de libérer et de relever les hommes, de surmonter le désespoir et la mort pour offrir la vie… la vie en plénitude.

Alors, si Pâques est un passage, le Christ Ressuscité est un passeur… un passeur qui nous accompagne, qui nous aide à cheminer, à relire notre histoire pour lui donner un sens.
C’est cette expérience de relecture et de résurrection dont sont témoins les disciples d’Emmaüs.

Voilà qu’une rencontre s’offre à eux : une rencontre qui change leur manière de voir et de vivre le présent, une rencontre où l’absence devient nouvelle compréhension d’une présence.

En racontant cette rencontre, l’évangéliste Luc ne décrit pas seulement un événement passé et unique, une apparition du Ressuscité il y a 20 siècles, mais il éclaire aussi quelque chose de notre situation présente, de notre situation paradoxale de croyant – encore aujourd’hui – où se mêlent, à la fois, l’absence de Jésus et la présence du Ressuscité : une présence spirituelle (1 Co 15, 44-45 ; 2 Co 3, 17-18), malgré une absence physique… une présence mystérieuse et invisible.

C’est, en effet, ce qu’atteste nombre de livres du Nouveau Testament : Jésus le Christ est mort Crucifié, il est Ressuscité, il a rejoint le Père, et il/qui nous donne son Esprit pour nous accompagner et nous soutenir jour après jour.

Le récit des disciples d’Emmaüs se situe au premier soir de la résurrection.
- Au début du chemin, le Christ est un inconnu qui vient rejoindre les disciples sur la route. Il est là, présent à leurs côtés. Mais il n’est pas reconnu (v.15-16).
Il en est de même pour nous : lorsque nous endurons des épreuves personnelles, nous nous sentons parfois seuls, désemparés, désespérés. Nous avons l’impression d’être abandonnés, nous sommes écrasés par le découragement, enfermés dans notre incompréhension, aveuglés par notre malheur. Mais, en réalité – imperceptiblement – le Ressuscité fait déjà route avec nous.

- Puis, au fur et à mesure du chemin, les évènements peuvent prendre sens. Et lorsque le Ressuscité est enfin reconnu, à l’étape d’Emmaüs, il devient invisible (v.31-32).
Ce constat est aussi celui que nous faisons, lorsqu’il nous arrive de nous sentir bien, en accord avec nous-mêmes et en communion avec nos proches. Nous pouvons alors ressentir une présence spirituelle – que l’on peut nommer Esprit saint ou Christ – au cœur de la prière, dans le partage de nos relations humaines, en contemplant la beauté intérieure des personnes ou la magnificence de la nature. Mais pourtant, même dans ces moments bénis, Jésus demeure invisible, il n’est pas physiquement à nos côtés.

Il s’agit bien là de la situation qui est celle de la foi : croire sans voir (Jn 20,29), espérer ce que nous ne voyons pas, et l’attendre avec persévérance (Rm 8,25).
Celui qui est présent à nos côtés n’est pas physiquement visible, mais par sa présence spirituelle, il nous accompagne, il nous aide à cheminer.
C’est cette présence spirituelle, cette communion avec le Christ, que nous pouvons vivre dans la Ste Cène. En partageant le pain et le vin, nous participons à la personne et à la vie du Ressuscité, nous nous mettons en sa présence, nous recevons sa parole et sa vie comme ce qui conduit et nourrit notre existence.

Il s’agit bien là de la même situation que celle des disciples d’Emmaüs, lorsqu’ils reconnaissent – dans l’instant de la foi, au cœur de la rencontre – l’identité de celui qui fait route avec eux, au moment de la fraction du pain.
Au moment ultime de la fraternité, au cœur de la communion entre frères, le Ressuscité est là, spirituellement présent au milieu de nous.
« Là où deux où trois sont réunis en mon nom – dit Jésus – je suis au milieu d’eux » (Mt 18,20).
Alors le pain béni et partagé – par lequel nous communions à la vie du Ressuscité – occupe désormais la place du corps invisible de Jésus.
Il est le signe d’une présence, d’une nouvelle alliance entre Dieu et les hommes (1 Co 11,25).

C’est là désormais… dans le partage fraternel de la Parole et du pain… qu’on peut rencontrer le Ressuscité, lui qui a rejoint le Père, qui ne fait qu’un avec l’Esprit Saint.

Chère Alice, chère Laurie, voilà donc le sens de la Ste Cène, de cette première communion que vous allez faire aujourd’hui en même temps que votre confirmation. Par cette communion nous faisons mémoire de ce geste que Jésus a fait la veille de sa mort [le jeudi saint], nous accueillons en nous le signe de sa présence, pour qu’elle fortifie notre foi, qu’elle nous enracine dans notre relation à Dieu, afin de vivre toujours plus pleinement notre humanité (créée à l’image de Dieu), notre vocation d’enfants de Dieu.

(2) J’en viens à ma deuxième question : Qu’est-ce que cette rencontre avec le Ressuscité a opéré pour les disciples ?

Le changement causé par cette rencontre est un bouleversement complet de leur état d’esprit, une résurrection de leur espérance.
Avec la mort de Jésus, les disciples croyaient que tout était fini. Ils pensaient leur maître à jamais disparu et leur espoir définitivement brisé. Cette rencontre inouïe vient renouveler leur espérance.
Celui qui était mort apparaît vivant. Dieu l’a ressuscité des morts ; il a le pouvoir de faire passer de la mort à la vie.
Voilà qu’à la méconnaissance, au désespoir et à l’isolement succèdent la reconnaissance, l’espoir et la communauté.

Il s’agit là d’un véritable retournement. Mais ce changement opère en réalité un décalage dans la foi des disciples, une restructuration de leur espérance.
Les juifs, qui vivaient sous la pression de l’occupant romain, attendaient la délivrance d’Israël. Les deux disciples pensaient que Jésus était Celui qui allait mener à bien cette libération politique et restaurer Israël.
Or, la rencontre avec le Ressuscité ne restaure pas cet espoir déçu. Mais il offre quelque chose de nouveau : une espérance nouvelle.
Le Dieu de Jésus Christ ne nous délivre pas de la souffrance causée par les hommes, de l’injustice ou de l’oppression. Mais, il nous accompagne dans l’épreuve, pour nous permettre de l’intégrer et de la surmonter. Il nous offre sa puissance de résurrection, sa puissance de vie, pour nous aider à traverser l’épreuve. C’est là ce que découvrent les disciples d’Emmaüs.

C’est cette découverte qui restructure leur espérance et les renvoie, à la fin du récit – complètement transformés – d’où ils venaient, à Jérusalem, pour témoigner aux autres de leur rencontre, de ce qu’ils viennent de vivre et de comprendre.

(3) Alors, que s’est-il passé ? Comment le Christ a-t-il procédé pour aider les disciples dans ce passage, dans cette relecture de vie ?

J’en viens, avec cette question, à mon troisième point, qui peut nous apporter quelques pistes lorsque nous réfléchissons – nous aussi – à notre vie, et que nous entamons un processus de relecture de vie, à différentes occasions : - lors d’un événement joyeux : une confirmation (qui est l’occasion de relire son parcours catéchétique), un mariage (qui est l’occasion de relire sa vie de jeune homme ou de jeune femme, et de s’interroger sur nos relations avec nos parents, notre éducation, nos valeurs, nos habitudes, nos projets), - ou lors d’un événement douloureux : la perte d’un être aimé, - ou tout simplement lorsque nous passons d’une année à l’autre, au moments des fêtes de fin d’année, et que nous nous retournons sur l’année écoulée, pour prendre conscience du chemin parcouru.

A différents moments de notre vie, nous avons l’occasion de nous interroger sur ce que nous vivons, sur les personnes, les évènements et les expériences qui traversent notre existence. Ce travail de relecture est nécessaire pour savoir quel chemin emprunter… quelle route va désormais nous permettre d’avancer. Il permet de structurer ou plutôt de re-structurer – de re-configurer – notre histoire, afin de nous tourner vers l’avenir, de faire les bons choix, de « choisir la vie » (Dt 30,19), de prendre avec discernement la bonne direction.

Mais ce travail de relecture des expériences vécues n’est pas toujours simple. Il nécessite un effort de réflexion et d’interprétation, qui prenne appui sur quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à nous-mêmes. Car, sans instance critique – permettant de prendre du recul – l’expérience ne conduit à aucune compréhension.

C’est précisément ce travail de relecture que les disciples d’Emmaüs opèrent dans notre récit.
Alors qu’ils sont en train de marcher, de ruminer tout ce qui vient de se passer, ils ne trouvent pas de sens à leur histoire, et leur relecture de vie débouche sur l’impasse, l’incompréhension et le ressassement.
Mais voilà qu’une présence permet de sortir de ce ressassement, de les ouvrir à une nouvelle dimension, et d’opérer un passage, une transformation.
Le récit se fait bonne nouvelle : les deux disciples vont passer de la « mine sombre » (v.17) au « cœur brûlant » (v.32).

L’instance critique qui s’offre à eux, ce sont les Ecritures éclairées par Celui qui vient marcher à leurs côtés, et qui va se faire interprète de l’Alliance, de la Torah et des Prophètes (v.27), pour mettre en résonance la Parole de Dieu avec leur propre expérience, afin d’éclairer ce qu’ils sont en train de vivre, d’ouvrir un espace de sens aux événements passés.

Alors, par quelles étapes exactement les disciples d’Emmaüs sont-ils passés, pour que leur relecture de vie soit fructueuse, pour qu’elle leur permette de prendre la bonne direction, jusqu’à changer de chemin, et faire demi-tour ?
C’est la question que j’aimerais maintenant creuser avec vous – en quelques minutes – en espérant que cela puisse donner des pistes à chacun lorsqu’il entreprend la même démarche.

-       1ère étape

Loin de relire leurs vies seuls, les disciples se sont laissés rejoindre par un inconnu (v.15).
Ce dernier s’introduit dans leur conversation en les interrompant, non pas pour leur proposer une explication pré-établie (clé en main), mais des questions courtes, afin d’offrir aux deux hommes un espace pour se raconter (v.17.19).
Ainsi, avant de se faire parole, le Fils de Dieu vient à notre rencontre en se faisant silence : un silence ouvert et habité, propre à recueillir notre houle intérieure.
Dans l’écoute active, Jésus laisse tout le temps nécessaire aux deux marcheurs pour faire le récit de leur histoire.
Et ce faisant quelque chose s’est passé…quelque chose qui n’apparaît pas tout de suite… mais qui sera confirmé par la suite : ils ont pu prendre une distance d’avec leur trouble.
Ayant pu exprimer leur désolation, cette dernière a moins d’emprise sur eux. La tristesse a pu se dire, elle a été reçue. Voilà que surgit à présent de la perplexité : celle de se trouver devant un tombeau vide (v.22-24).
Face à ce vide, le cœur et l’intelligence se mobilisent pour tenter de comprendre. C’est seulement à ce stade que Jésus se décide à prendre la parole.

-       2ème étape

« Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! » (v.25).
Le Christ n’y va pas de main morte ! La réplique peut paraître un peu rude. Mais elle a pour but de déloger les disciples de l’obnubilation –
du ressassement – dans laquelle ils étaient en train de sombrer.
L’apostrophe de Jésus est alors suivie d’un enseignement patient : « Commençant par Moïse et tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Ecritures ce qui le concernait » (v.27).
Pas question ici d’un survol rapide. Il s’agit d’une longue visite, au cours de laquelle Jésus se fait interprète et explique les Ecritures, pour faire émerger un sens.
Renversés par les évènements, le cadre mental de nos deux marcheurs est un véritable champ de ruines.
Face à cette réalité, Jésus ne manifeste aucune précipitation. Car se dépêcher serait le meilleur moyen de bricoler, pour finalement reconstruire à l’identique.
Au lieu de cela, Jésus fait de cette épreuve une occasion pour que les deux hommes approfondissent et affinent leur perception de la vie.
Ici, le texte ne nous dit pas que Jésus recommence quelque chose qu’il a déjà fait. Non, il nous dit qu’il commence… La nuance est à relever !

Ainsi de leur décombre émerge non pas le même cadre mental, mais un nouveau, plus vaste. C’est le résultat d’un long travail d’interprétation, visant à donner un sens aux évènements vécus, pour les inscrire dans sa propre histoire. Ce travail vise non à nier ou à exclure l’épreuve, mais à l’intégrer. 

Quand les événements de l’existence viennent broyer le sens que nous donnons à la vie, ce dernier ne se re-construit pas comme il était ; il se construit chaque fois à nouveau.
Ainsi accompagnée, la relecture ne nous installe pas dans la nostalgie d’un passé révolu, elle nous permet de grandir et de gagner en maturité.
Elle nous permet d’entrer dans la troisième étape.

-       3ème étape

Les disciples ont à peine le temps de réaliser qui est vraiment Celui qui les accompagne que ce dernier disparaît (v.31).
Au vu de leur état d’âme du début, ce départ précipité aurait dû les replonger dans la consternation.
Or, c’est tout l’inverse qui se produit. Preuve que leur relecture de vie les a fait mûrir et les a rendu plus réceptifs à l’invisible.
A nouveau, ils se retrouvent seuls ; mais ils ne se sentent plus seuls. Au moment de la fraction du pain, comme en un éclair, ils ont compris !
Ils ont été témoins de la présence spirituelle du Christ. Et cette rencontre a opéré un déplacement, une nouvelle compréhension de soi et du monde[1].
Ils ont intériorisé la façon dont Dieu les accompagne dans la vie… sans s’imposer… en offrant une présence à accueillir… une présence qui nous soutient et nous aide à cheminer.

Aussi complexes que soient les épreuves, Dieu parvient toujours à les surmonter, pour venir jusqu’à nous, nous offrir sa présence et son amour.
Le tombeau vide en est la preuve. Il signifie que Jésus n’est plus là où on l’attendait, parmi les morts. Cette absence ouvre sur une présence invisible, une présence spirituelle qui nous accompagne.
Alors, cette prise de conscience met leur cœur en feu. Voilà les disciples relevés dans leur foi et renouvelés dans leur espérance.
Les voilà prêts à affronter les heurts de la vie, dans la certitude qu’une présence fait route avec eux. 

Voilà donc, à travers ce récit, 3 étapes qui nous sont proposées, pour nous orienter dans notre relecture de vie :
- 1) Se laisser rejoindre par le Christ au moment où nous nous apprêtons à relire notre vie.
- 2) Avec lui, revisiter les Ecritures, afin qu’un sens nouveau émerge dans notre existence, un sens qui ne nie pas l’épreuve, mais qui l’intègre, pour la surmonter et la transformer.
- 3) Expérimenter cette relecture comme une mue… comme une transformation... nous éveillant à l’invisible et à l’acceptation du changement.
Cette transformation nous donne alors un nouveau regard sur nous-mêmes et notre monde, et nous inscrit dans un chemin d’espérance et de confiance… une espérance pour « voir » plus loin, et autrement, au-delà de l’expérience immédiate… une confiance pour « voir » la vie, avec les yeux de la foi.[2]

Frères et sœurs… Alice et Laurie… le texte de l’évangile de ce matin nous rappelle que la foi est un « chemin » ! Le vœu que j’adresse à chacun et chacune d’entre nous, en ce premier dimanche du temps de l’Avent, où nous attendons Celui qui vient à notre rencontre… pour cheminer avec nous …  c’est que nous puissions revivre l’expérience des pèlerins d’Emmaüs : que nous n’ayons pas peur d’ouvrir les Ecritures, de chercher, pour y découvrir une Parole de vie… que nous apprenions à faire nôtres les mots de ceux qui nous ont précédés pour oser confier à Dieu nos routes….que nous mettions en relation notre expérience concrète avec les récits bibliques, pour y trouver un éclairage, une interprétation, qui permettent de relire notre vie, pour peu à peu affiner et élargir le sens que nous lui donnons.

Et si cette relecture ne suffisait pas à ressusciter notre espérance, puissions-nous vivre à nouveau l’expérience source qui fonde l’Eglise : l’expérience où le Seigneur vient lui-même à notre rencontre, pour nous rejoindre et nous encourager.
Amen.
P.L.


[1] Ils découvrent « après coup » que le Ressuscité était « déjà là ».
[2] En d’autres termes, nous pouvons relire notre vie et les évènements qui la traversent à la lumière de l’Evangile… pour y discerner la présence de Dieu. Le théologien protestant et philosophe danois Soren Kirkegaard emploie une très belle formule à ce sujet :
« La vie est comme une lettre d’amour écrite en langue étrangère, et que l’on apprend à déchiffrer peu à peu. D’abord le mot à mot de la lettre, puis le cœur à cœur. Il s’agit d’apprendre à déchiffrer, à travers les événements de nos vies, cette lettre d’amour que Dieu nous adresse personnellement ».

dimanche 20 novembre 2011

Mt 5, 38-48

Mt 5, 38-48

Lectures : Lv 19,1-2.17-18 ; 1 Jn 4, 7-12.19-21 ; Mt 5, 38-48 ; Lc 6, 27-35.
Volonté de Dieu : Rm 13, 8-10  
Série de prédications sur Mt 5 à 7 (le sermon sur la montagne) : n°6 – Mt 5, 38-48
Thématique : « Aimez vos ennemis »

Prédication : voir plus bas, après les lectures.

Lectures

Rm  13, 8-10 (volonté de Dieu)

8N'ayez aucune dette envers qui que ce soit, sinon celle de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime son prochain a pleinement accompli la loi. 9En effet, les commandements : Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, ainsi que tous les autres, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même10L'amour ne fait aucun tort au prochain ; l'amour est donc le plein accomplissement de la loi.

Lv 19, 1-2. 17-18.

1Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : 2« Parle à toute la communauté des fils d'Israël ; tu leur diras : Soyez saints, car je suis saint, moi, le SEIGNEUR, votre Dieu.
[…]
17N'aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n'hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d'un péché à son égard ; 18ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l'égard des fils de ton peuple : c'est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C'est moi, le SEIGNEUR.

1 Jn 4, 7-12. 19-21.

7Mes bien-aimés,
aimons-nous les uns les autres,
car l'amour vient de Dieu,
et quiconque aime
est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu.
8Qui n'aime pas n'a pas découvert Dieu,
puisque Dieu est amour.
9Voici comment s'est manifesté l'amour de Dieu au milieu de nous :
Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde,
afin que nous vivions par lui.
10Voici ce qu'est l'amour :
ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu,
c'est lui qui nous a aimés
et qui a envoyé son Fils en victime d'expiation pour nos péchés.
11Mes bien-aimés,
si Dieu nous a aimés ainsi,
nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres.
12Dieu, nul ne l'a jamais contemplé.
Si nous nous aimons les uns les autres,
Dieu demeure en nous,
et son amour, en nous, est accompli.
[…]
19Nous, nous aimons,
parce que lui, le premier, nous a aimés.
20Si quelqu'un dit : « J'aime Dieu », et qu'il haïsse son frère,
c'est un menteur.
En effet, celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit,
ne peut pas aimer Dieu, qu'il ne voit pas.
21Et voici le commandement que nous tenons de lui :
celui qui aime Dieu,
qu'il aime aussi son frère.

Mt 5, 38-48

38« Vous avez appris qu'il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent39Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l'autre. 40A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. 41Si quelqu'un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. 42A qui te demande, donne ; à qui veut t'emprunter, ne tourne pas le dos.

43« Vous avez appris qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. 44Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45afin d'être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? Les collecteurs d'impôts eux-mêmes n'en font-ils pas autant ? 47Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire ? Les païens n'en font-ils pas autant ? 48Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

Lc 6, 27-35

27« Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, 28bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient.

29« A qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre. A qui te prend ton manteau, ne refuse pas non plus ta tunique. 30A quiconque te demande, donne, et à qui te prend ton bien, ne le réclame pas.

31Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux.

32« Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Car les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment. 33Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Les pécheurs eux-mêmes en font autant. 34Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendent, quelle reconnaissance vous en a-t-on ? Même des pécheurs prêtent aux pécheurs pour qu'on leur rende l'équivalent.

35Mais aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. Alors votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants.


Prédication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 20/11/11

* Qui est mon ennemi ?
Voilà une question d’actualité dans notre société marquée par une certaine violence sociale, mais aussi par une méfiance et une certaine stigmatisation vis-à-vis des individus ou des groupes présentant des normes culturelles ou religieuses différentes des nôtres.

L’ennemi…  est-ce celui que je n’aime pas ? ou est-ce celui qui ne m’aime pas ?
Est-ce que je ne l’aime pas, parce qu’il ne m’aime pas ?
Ou est-ce qu’il ne m’aime pas, parce que je ne l’aime pas ?
Bref… qui est le premier ennemi de l’autre ? Qui a commencé ?

Voilà une constatation que les enfants font souvent lorsqu’ils jouent à deux et que parfois leurs jeux dégénèrent en disputes ou en pleurs : c’est lui qui a commencé ! c’est de sa faute !

Il va s’en dire que l’ennemi a toujours tort !
En premier lieu, il a tort de ne pas m’aimer.

L’ennemi, c’est donc celui qui ne m’aime pas, ou qui me fait – directement ou indirectement – du mal.
Mais, il faut l’avouer… souvent, je lui rends bien.

C’est précisément pour sortir du cercle de la violence, généré par la règle de la réciprocité du « donnant-donnant », que l’Evangile nous exhorte ce matin à adopter une nouvelle façon de vivre… une façon de vivre exigeante et radicale… puisqu’elle consiste à dépasser la réciprocité, pour s’inscrire dans « l’initiative du bien », et dans « l’unilatéralité »… dans l’espérance, bien sûr, que cette unilatéralité provoquera, tôt ou tard, une réponse, un changement, une transformation, une ouverture de l’autre.
Il s’agit là d’un pari… d’un pari risqué….du pari que l’amour peut changer les individus et transformer les situations… c’est le pari de Dieu !

* Pour comprendre cette façon d’être et d’agir, ce mode de vie que Jésus nous propose, il faut d’abord regarder de quel lieu il part.
L’évangéliste Matthieu fait référence à ce qu’on appelle communément la « loi du talion » qui est dans le livre de l’Exode (Ex 21,24) : « œil pour œil, dent pour dent ». Mais il faut souligner que ce précepte de l’Ancien Testament a souvent été mal compris.
Contrairement à ce que beaucoup pensent, cette prescription ne propose pas d’encourager l’exercice de la vengeance, mais permet de réguler les conflits et d’organiser le droit de celui qui a subi un préjudice et qui peut en recevoir compensation.
A l’encontre de toute pulsion vengeresse s’exerçant individuellement, le livre de l’Exode évoque une société organisée par un droit qui, à la fois, punit le coupable et assure une réparation des torts, proportionnée aux préjudices subis.

Jésus prend position par rapport à cette loi régulatrice. Il n’élimine pas cette disposition (Mt 5,17-19), mais il propose de la dépasser.
De quoi s’agit-il ?
La loi du talion repose sur une règle de justice fondée sur une logique de la juste compensation, telle que l’énonce le principe « œil pour œil […] main pour main, pied pour pied, etc. ». Mais, déjà avant Jésus, son application était réglée par un dédommagement financier proportionnel au préjudice.
Jésus ne remet pas en cause le fondement de cette loi, mais propose de l’accomplir en la surpassant. Il invite ses interlocuteurs – c’est-à-dire ses disciples et nous-mêmes aujourd’hui – lorsqu’ils subissent un affront ou un dommage, à ne pas faire usage de leur bon droit, à renoncer à cette compensation, à abandonner toute demande de réparation. Autrement dit : à ne pas rendre ou obtenir coup pour coup.

* Pour bien nous faire comprendre cette demande exigeante, le dépassement de cette loi auquel Jésus nous appelle, arrêtons-nous sur deux exemples :

- « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite tends-lui aussi l’autre » (Mt 5,39).

« Tendre la joue gauche » : c’est impossible ! me direz-vous ; c’est fou !
Mais de quoi s’agit-il dans cette question du soufflet ?
Un détail doit nous éclairer : quiconque donne un soufflet de la main droite atteint normalement la joue gauche de celui qui lui fait face. Or, Jésus ne dit pas « si quelqu’un te gifle sur la joue gauche », mais « sur la joue droite ». Si donc « l’ennemi » touche la joue droite, c’est qu’il est question ici d’un soufflet du revers de la main… qui constitue une insulte, une marque de déshonneur.
Dans ces conditions, la prescription n’a pas pour effet de se laisser écraser sans rien dire par la violence de l’autre, mais elle porte sur une question d’honneur. Jésus invite celui qui subit une insulte à renoncer à venger son honneur.
Mais ce n’est pas tout. Pour aller plus loin, Jésus appelle même à tendre l’autre joue. Il s’agit alors – non pas d’un signe de soumission ou de provocation – mais d’inviter l’ennemi à un geste de réconciliation. Car, de la paume de la main, on ne pouvait que caresser et renouer ainsi le dialogue. Tendre l’autre joue, c’est donc inviter l’autre à faire le même geste qu’avec l’ami qu’on prenait par la joue gauche avant de l’embrasser chaleureusement.
Cette ordonnance signifie à la fois : renoncer à venger son honneur, et faire le premier pas de la réconciliation et de l’amitié.
Autrement dit, Jésus invite ses disciples à être ambassadeurs de réconciliation.

- L’exemple de la tunique semble confirmer ce sens. « A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau » (Mt 5, 40).

Cette parole de Jésus évoque le cas d’un procès injuste. Elle appelle ici aussi – paradoxalement – à abandonner son bon droit, à renoncer à tenir tête à l’autre, jusqu’à lui abandonner son manteau.
Cette exigence peut avoir de quoi surprendre, car, dans les mœurs antiques, la tunique est par excellence le vêtement indispensable dont on ne saurait légitimement dépouiller personne [sauf celui qui est vendu comme esclave]. Or, Jésus enjoint de réagir, à qui demande la tunique, en abandonnant le manteau, c’est-à-dire le vêtement – plus indispensable encore – qui sert de couverture pour la nuit et qui faisait partie des biens inaliénables, garantis par la loi. [Celle-ci veut, en effet, qu’à la nuit tombante, un manteau pris en gage soit restitué à son propriétaire (Ex 22, 25-26).]
De nouveau, Jésus invite donc ses disciples à surpasser les exigences de la loi, jusqu’à abandonner leur bon droit.

* Alors, me direz-vous, pourquoi renoncer à son bon droit ?
Qu’est-ce qui motive cette demande, et qu’est-ce qui la justifie ?

Si Jésus nous invite « à ne pas résister au méchant » (Mt 5,39), c’est pour employer : ni la même stratégie que l’ennemi (et répondre par la violence), ni notre bon droit (et répondre par la réciprocité), mais pour dépasser ces moyens par une autre forme de résistance : l’amour.
Car, ni les moyens utilisés par le « méchant », ni même la réciprocité du droit, ne sont capables de provoquer le changement. Seul l’amour, parce qu’il est un don, offert gratuitement et sans condition, peut conduire à une transformation des personnes et des situations.

Autrement dit, parce qu’il constitue une attitude paradoxale face à l’ennemi, l’amour (dans sa générosité et sa gratuité) est seul apte à opérer une conversion des personnes.
La où la justice (dans sa logique de réciprocité et de proportionnalité) apporte seulement une réparation (pour celui qui a subi un préjudice), l’amour (parce qu’il ouvre à l’inattendu, à l’inouï du don et de la surabondance) peut apporter le salut, c’est-à-dire, à la fois, une guérison de l’ennemi et une réconciliation des personnes.

L’amour de l’ennemi ne doit donc pas seulement être entendu comme une exigence personnelle, pour soi-même – comme quelque chose qui doit nous permettre de développer des sentiments positifs et pacifiques, de rester « zen » en toute situation – mais c’est surtout une exigence vis-à-vis d’autrui, pour que mon attitude – fondée sur le don, sur une initiative unilatérale de ma part – soit propice à la conversion de l’autre, à son salut.

En d’autres termes, l’amour des ennemis est motivé par la folle espérance qu’une attitude nouvelle de bonté et d’amour envers l’autre pourra lui donner l’occasion de dépasser son agressivité, de voir en face de lui un partenaire – et non un adversaire – et de s’ouvrir à la possibilité d’un changement, d’une situation nouvelle où l’amour est possible.
« Aimer son ennemi », c’est lui permettre de changer de regard et de s’ouvrir à un autre avenir. C’est vouloir établir ou rétablir une relation paisible, là où régnait l’indifférence ou l’incompréhension, là où la relation était souffrante, douloureuse ou inadaptée.

* Je pense à deux exemples précis qui nous montrent le changement opéré par l’amour : 

- Dans l’Ancien Testament, le livre de la Genèse nous présente l’histoire de Joseph, le fils humilié de Jacob, qui se retrouve deux fois « au trou », dans une fosse ou dans une prison, suite à la jalousie de ses frères et à la calomnie de la femme de l’égyptien Potiphar. Or, face à l’injustice, Joseph choisit de garder le silence et prendre sur lui le mal, afin qu’il s’arrête, plutôt que de lui offrir un relais qui l’accentuerait encore.

- Un autre exemple, inspiré cette fois de la littérature : Dans l’œuvre de Victor Hugo, les Misérables, l’ancien forçat Jean Valjean sort du bagne et se retrouve accueilli chez un évêque pour passer la nuit. Profitant du sommeil de son hôte, l’homme vole des chandeliers en argent et s’enfuit. Mais, il est repris par les gendarmes qui organisent une confrontation avec l’évêque (Monseigneur Bienvenu). Contre toute attente, l’évêque renonce à son bon droit et à ses chandeliers et les offre au voleur Jean Valjean afin de le sauver. Voilà que la rencontre avec cet homme bon va produire une véritable métanoïa, un retournement complet de l’être, mis en branle par la bonté inattendue de l’évêque :
« Jean Valjean, mon frère – dit-il – vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition et je la donne à Dieu » (livre 2, chap. 12).
Il s’agit ici d’un exemple tiré de la littérature, mais il y a bien des hommes et des femmes – certains connus comme le mahatma Gandhi ou le pasteur Luther King, d’autres moins célèbres… et peut-être même des personnes autour de nous – qui illustrent la puissance de transformation opérée par l’amour.

S’il fallait choisir un contre-exemple au discours de Jésus, je pourrais parler des conséquences catastrophiques de notre justice humaine lorsqu’elle se limite à une stricte réciprocité, qui conduit quotidiennement à enfermer des hommes pour rendre justice à d’autres. Il faudrait évidemment nuancer le propos. Mais il va sans dire que nos sociétés devraient à nouveau s’interroger sur le fondement de ce qu’on appelle « la justice », et sur les conséquences générées par l’incarcération des hommes, qui aboutit le plus souvent – aux antipodes de l’Evangile – à une déshumanisation des personnes.

* Après ces exemples, j’en viens à la seconde question :
Qu’est-ce qui justifie cette injonction adressée par Jésus à renoncer à notre bon droit  ? Sur quoi Jésus fait-il reposer cette exigence d’« aimer nos ennemis » ?

Sur Dieu ! tout simplement… puisqu’il est bon pour tous, pour « les bons », comme pour « les méchants » et « les ingrats ».
C’est un constat d’expérience que Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » (Mt 5,45). C’est à partir de ce fait indéniable que Jésus invite ses auditeurs à la même attitude, c’est-à-dire à une attitude qui sort de la banalité et de la facilité, puisqu’elle consiste – purement et simplement – à agir comme Dieu lui-même agit, de manière à lui ressembler.

« Aimer ses ennemis », aimer sans contrepartie : voilà l’exigence parfaite… parfaitement impossible si on veut l’appliquer, seul, par ses propres forces, mais parfaitement possible – selon Jésus – si on s’appuie sur la puissance de transformation de l’amour de Dieu.
C’est précisément la perfection divine qui sert ici de référence. En vivant cette dimension de l’amour, « vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48).

La soumission à laquelle Jésus nous invite n’est donc pas celle de l’ennemi qui aurait tous les droits. Mais, l’appel adressé par le « fils de Dieu » est à entendre comme une soumission volontaire à l’amour de Dieu, qui nous donne la force de vivre cet amour jusqu’au bout, jusqu’à aimer nos ennemis, jusqu’à abandonner notre bon droit par amour, dans l’espérance que cet amour parviendra à convertir les cœurs, y compris celui de l’ennemi.

« Aimer l’ennemi », « prier » pour lui (Mt 5,44), a donc un sens, une finalité : c’est le déploiement de l’amour de Dieu qui fait de nous ses ambassadeurs, ses représentants, ses « enfants ». C’est pour devenir « fils » de ce Père qui aime tout être humain (que chacun l’accepte ou non, qu’il réponde ou non à son amour).
L’imitation de Dieu – à laquelle Jésus nous invite – ne se situe pas dans un rapport de maître à disciple, mais à l’intérieur d’une relation filiale de Père à fils (ou filles) de Dieu.
C’est précisément cet amour premier du Père (1Jn 4, 10.19) qui fait de chaque homme un frère à aimer.

Pour Jésus, le mot « prochain » dans « l’amour du prochain » doit donc s’élargir jusqu’à inclure « les ennemis », parce que c’est seulement ainsi qu’on devient « fils » – pleinement humain, à l’image et à la ressemblance de Dieu – dans la mesure où l’on fait les mêmes actions que le Père (qui est bon pour tous) et que l’on contribue à faire rayonner son amour autour de nous, gratuitement, sans distinction.

Ecouter l’enseignement de Jésus implique donc le dépassement d’une logique de la pure réciprocité, de la rétribution, du « donnant-donnant », pour vivre dans une logique de la surabondance, de la gratuité et de l’inconditionnalité, seule capable de faire advenir le Royaume de Dieu dans l’histoire, ainsi que Jésus le Christ nous l’a manifesté.

Un verset de l’épître aux Romains va dans le même sens que cette injonction de Jésus à aimer nos ennemis. Je cite l’apôtre Paul :
« Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais soit vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,21).

* Pour conclure cette méditation, vous vous demandez peut être pourquoi nous avons entendu aujourd’hui à la fois le texte de l’évangile selon Matthieu et celui de Luc sur le même passage (?).

Le discours de Jésus dans l’évangile selon Luc inclut en son centre un verset important (Lc 6,31) que l’on retrouve ailleurs dans l’évangile de Matthieu (Mt 7,12). C’est ce qu’on appelle « la règle d’or » :
« comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux » (Lc 6,31).

Ce verset apporte une précision importante au discours de Jésus, car il nous rappelle que c’est d’abord à nous – auditeurs – qu’il appartient de prendre l’initiative de l’amour auquel Jésus nous convie.

Il est vrai que ce verset est souvent entendu dans sa version allégée :
« Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils fassent à votre égard ».
Mais, cette version minimaliste ne rend pas justice à la radicalité du commandement exprimé par Jésus. Il faut en réalité l’entendre de la manière suivante :
« Comme Dieu agit envers vous, agissez vous de même envers les autres ».

Jésus exige que nous prenions les devants, et c’est là toute la force de sa parole.
Pas question de se défiler, d’attendre que l’autre fasse les premiers pas. Puisque nous nous savons aimés de Dieu, à nous – les disciples du Christ – d’agir en premier avec les autres, à nous de prendre le risque de l’amour de façon unilatérale, quelque soit la réponse à cette initiative.

* Nous voyons donc que « l’amour des ennemis » implique un changement de regard sur le monde.
Si Jésus nous donne cette injonction c’est qu’elle lui paraît possible, puisque lui-même la mise en pratique (Lc 23,34). Mais « possible » ne veut pas dire « naturel ». Appliquer une telle consigne implique un changement de logiciel… et avant tout de « lunettes »…. c’est-à-dire une conversion de mon regard sur l’autre, afin, de ne pas me croire meilleur que lui… de le considérer comme mon semblable… comme un frère … et même de l’estimer comme mon « supérieur ». C’est ainsi, en portant les lunettes de l’« humilité », que l’apôtre Paul nous appelle à regarder les autres (Ph 2,3).

« Aimer l’ennemi », c’est donc ne plus considérer l’autre comme un ennemi potentiel, un agresseur, un rival. C’est porter un regard neuf et prendre l’initiative de l’accueil, de l’amour, du don de soi, pour permettre une ouverture, une transformation, un nouveau type de relation à l’autre.

Ne pas considérer l’autre comme « ennemi », c’est être capable de voir la part de cristal, de lumière qu’il y a en tout être, même si cette lumière nous semble parfois chancelante, timide ou cachée.
C’est faire preuve de bienveillance et donner le meilleur de soi pour faire advenir le meilleur de l’autre.
Et cela commence par la manière dont je regarde l’autre.
Porter un regard de respect à l’autre, quel qu’il soit, un regard ouvert et bienveillant, c’est lui signifier une attente positive et lui permettre faire émerger le meilleur de lui-même.

Une des béatitudes dit « heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » (Mt 5,8). La pureté du cœur est la simplicité qui rend le regard transparent (voir aussi Mt 6,22). Le cœur pur, c’est celui qui – malgré les obstacles – est capable de contempler l’autre, de voir la lumière, de discerner – malgré les zones d’ombres – l’humanité de tout homme… cette humanité créée à l’image de Dieu, que chacun, dans sa singularité, peut faire advenir à sa ressemblance.

Alors, « aimer ses ennemis » c’est une manière de participer à l’accomplissement de l’œuvre de création de Dieu, en nous et autour de nous dans notre monde.
Selon l’expression d’Augustin, il s’agit d’« aimer ses ennemis pour qu’ils deviennent des frères ».

Frères et sœurs, chers ami(e)s, demandons à Dieu qu’il nous aide jour après jour à purifier notre regard, pour qu’il soit rempli de l’amour du Père, et qu’il nous permette de regarder tout être humain comme un frère aimé de Dieu.

Amen.

P.L.