Lectures bibliques : Mc 14, 3-9 ; 1 Co 13, 1-13
Thématique : la femme au parfum
Predication de Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 28/05/17
(Largement inspirée de deux méditations de Jean-Marc Babut & Florence Taubman)
* En écoutant ce récit, on peut s’étonner de la déclaration solennelle de Jésus, qui conclut l’épisode :
« Je vous le déclare, dit-il, vous pouvez me croire : partout où sera proclamé l'Évangile, dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d'elle (la femme au parfum) ce qu'elle a fait ».
« En souvenir d'elle » a dit Jésus. Et pourtant la tradition évangélique n'a pas retenu le nom de cette femme. Ainsi nous commémorons une anonyme !
Il faut respecter l'anonymat de la femme au parfum. Car, en faisant ce qu'elle a fait, elle n'avait pas la moindre intention de se mettre en valeur. Elle ne voulait qu'une chose : avant qu'il soit trop tard, rendre à Jésus un hommage sincère… rendre cet hommage qu'il était devenu, pour elle, urgent de lui manifester en ces jours où elle était encore seule - ou presque - à pressentir qu'il s’acheminait à grands pas vers une mort tragique.
Le geste de cette femme est un geste du cœur, un geste d’amour, pour remercier Jésus, pour lui dire son respect, son admiration, sa reconnaissance… pour lui témoigner sa fidélité, sa confiance et sa gratitude.
Sans y être donc invitée, cette femme entre chez Simon parmi les convives qui entouraient la table, allongés sur des divans à la manière antique. Elle porte un petit flacon, comme ceux que l'on peut voir dans les musées, muni d'un col étroit et hermétiquement bouché pour empêcher l'évaporation du précieux liquide.
Dans un instant les assistants vont estimer la valeur marchande du contenu de ce flacon à plus de trois cents deniers, c'est-à-dire à l'équivalent d'un an de salaire pour un bon ouvrier. C'est évidemment une somme considérable.
La femme au parfum s'approche alors, elle casse le col étroit du flacon et en répand le contenu sur la tête de Jésus.
Le geste de l'anonyme au parfum est quelque chose de proprement extra-ordinaire : je veux dire par là que jamais personne n'a utilisé en une seule fois un parfum aussi coûteux en aussi grande quantité.
Chacun de nous devrait pouvoir calculer mentalement le montant approximatif de son propre salaire annuel ou de sa pension de retraite. Imaginez alors ce que représenterait pour vous la dissipation d'une telle somme en un instant.
Même si nous ne roulons pas forcément sur l'or, une somme comme celle-là représente pour chacun de nous une portion non négligeable de vie, de temps ou d’économies ! Et tout ça pour une simple odeur, délicieuse certes, mais qui ne laissera finalement aucune trace.
C’est un geste purement gratuit : étonnant de gratuité !
La réaction des assistants ne se fait pas attendre. La première parole que ces gens prononcent est un jugement sans appel : A quoi bon perdre ce parfum? Autrement dit, « Quelle perte! Quel gaspillage ! Quel gâchis! »
Ainsi donc des gens bien-pensants ont le toupet de commenter et de juger le geste de cette femme selon leurs propres critères et d’émettre un jugement péremptoire.
Mais, se prennent-ils pour Dieu, pour juger ainsi l’initiative de cette femme ?
La réalité, c’est qu’ils ne comprennent pas l’intention réelle et peut-être secrète de celle-ci. Ils ne peuvent pas savoir ce qu’elle cache en son cœur, le sens et la portée de ce geste, qu’elle avait peut-être préparé de longue date.
Seul Jésus semble avoir compris la signification de ce geste stupéfiant.
Malheureusement pour eux, en jugeant comme ils le font, c'est eux-mêmes qu'ils jugent, comme on va le voir. Certes, ils savent fort bien se couvrir : En invoquant le service des pauvres, ils mettent en avant un des deux devoirs majeurs de tout croyant, tout pratiquant du Judaïsme : l'aumône et les bonnes œuvres.
D'ailleurs Jésus n'avait-il pas dit lui-même à l'homme riche : « Va vendre ce que tu as et donne-le aux pauvres » (10,21) ?
En disant à leur tour : « On aurait pu vendre ce parfum-là plus de trois cents deniers et les donner aux pauvres », n'est-ce pas les paroles de Jésus lui-même qu'ils reprennent et qu’ils mettent indirectement en tension, en contradiction avec la situation présente, dans la mesure où le maître semble accepter ici, sans réagir, le geste totalement déraisonnable de la femme au parfum… un geste qui a pour conséquence que les pauvres vont être privés de ce qui aurait pu leur revenir.
En s’en prenant ainsi à la femme au parfum, l’intervention des convives de chez Simon trahit leur mentalité profonde. Pour eux – c’est évident – ce qui compte, c’est ce qui est utile, c'est ce qui rapporte, c'est que l'on puisse répondre clairement à la question « A quoi ça sert ? ». Pour eux ce qui a de la valeur, c'est ce qui est efficace.
Dans la mesure où l'aumône était conçue comme un devoir religieux de premier plan, faire profiter des pauvres de la valeur marchande d'une chose – par ailleurs aussi vaine qu'un parfum – était vu comme une démarche essentiellement utile… comme quelque chose de rentable - si l'on peut dire - non pas matériellement, mais spirituellement, parlant : peut-être quelques bonnes œuvres à leur crédit, quelques points de plus pour mériter leur salut ou leur paradis.
Mais comme Jésus ne croit pas en un Dieu qui compte les points, mais en un Dieu de grâce, il accepte volontiers le geste un peu fou de cette femme. Il le qualifie même de « beau », car c’est un geste qui révèle son amour.
On a envie de dire que la mentalité des convives est bien moderne. Elle correspond, en tout cas, à la mentalité d’aujourd’hui, aux façons habituelles de penser : chercher avant tout l’utilité, la rentabilité, ce qui rapporte, ce qui produit, s’en tenir au critère quantitatif… autrement dit, en rester au monde de la relation commerciale.
Mais voilà que la manière de penser ou plutôt d’agir de cette femme est toute différente : c’est la gratuité, c’est le beau, le bon, l’hommage, la gratitude, quel qu’en soit le prix : elle est entrée dans le Royaume, le monde nouveau de Dieu, où l’on arrête de compter… où c’est seulement le coeur qui parle.
Les convives de chez Simon parlent de vendre et de donner. La femme au parfum, quant à elle, n'a pas besoin de parler, elle donne tout simplement. Et elle donne, peut-être non pas tout, mais presque tout. Le parfum qu'elle répand sur la tête de Jésus, cela représente probablement toutes ses économies, tout le petit trésor qu'elle gardait peut-être pour ses vieux jours.
Cela, elle n'en parle pas, elle le donne. C'est à ça que l'on reconnaît qu'elle a déjà pris pied dans le monde nouveau de Dieu.
Les convives bien-pensants de chez Simon, quant à eux, restent totalement étrangers à ce monde nouveau ; ils sont encore dehors. Ils parlent, ils jugent, ils se comportent comme on l'a toujours fait sur la terre. Rien n’a encore changé pour eux.
Jésus, bien sûr, ne peut pas les laisser dire sans réagir. Une fois de plus il va prendre ses interlocuteurs à leurs propres paroles.
« Vous faites allusion aux devoirs sacrés de tout Juif digne de ce nom – leur dit-il en substance – c'est-à-dire à l'aumône et aux bonnes œuvres, notamment le devoir d’assurer aux défunts une sépulture décente. C’est très bien. Mais sur ce point, il n’y a vraiment rien à reprocher à cette femme ! Cette onction de parfum, ce n'est, par anticipation, que le devoir sacré qui est dû au prochain défunt que je vais être ; c'est la bonne œuvre par excellence, comme vous dites !
Dans ce monde où vous savez si bien ce que les autres doivent faire, le moment est proche où on m'aura éliminé. Elle au moins, elle a déjà pensé aux derniers honneurs qu'elle n'aura peut-être pas la possibilité matérielle de me rendre quand le moment sera venu. Vous n'avez donc aucune raison de la tracasser ».
Quant aux pauvres, le monde tel que les humains le maintiennent en l'état en produira toujours. Tant que les humains n'auront pas profondément changé, les pauvres-malgré-eux ne risquent pas d'en disparaître comme par enchantement.
Puisque les convives bien-pensants de chez Simon se préoccupent si bien d'eux, qu'ils se rassurent : il en restera toujours pour leurs aumônes et leurs « bonnes œuvres ».
Mais « moi, vous ne m’aurez pas toujours » dit Jésus.
Il existe, en effet, un pauvre d'une espèce particulière. Lui n'est pas, comme les autres, un pauvre-malgré-lui, car il a librement choisi d'être pauvre. Et il sait fort bien qu'un pareil choix le place hors de la société, et qu'il ne peut manquer d'être compris comme un reproche muet mais ferme et constant à cette société, où règnent depuis toujours d’autres valeurs : la soif de plus d’avoir et de pouvoir… la rivalité, la concurrence… d’autres valeurs que celles qu’ils propose.
Jésus sait fort bien que cette société finira par le rejeter comme un insupportable contestataire des valeurs de ce monde.
La femme, pour sa part, semble avoir déjà compris cela, déjà pensé à la possible et prochaine disparition de Jésus, compte tenu de ses prises de position à l’égard de la religion instituée. (On se souvient de l’épisode des marchands chassés du temple.)
Au fond, elle est la première personne au monde à avoir compris la vraie portée de la mort de Jésus.
Qu'en est-il exactement ? Voici comment je vois les choses :
Ce qu'on appelle l'Évangile - c'est-à-dire le message de salut proposé par Jésus - est incompatible avec la mentalité humaine en général… à moins d’une conversion, d’un retournement, d’un changement de mentalité.
Et comme ce message de salut est compris comme une sorte de reproche permanent, il est inévitable qu'il rencontre une opposition tenace et plus ou moins violente, à proportion du dérangement qu'il produit.
Seulement, Jésus a choisi de ne pas renoncer à son message de salut pour sauver sa peau. Il a choisi, coûte que coûte, de soutenir l’Évangile de Dieu, qui seul peut sauver le monde de ses mauvais démons.
Jésus croit toujours à ce message de salut. Et le seul moyen pour lui de le montrer, c’est de ne pas se dérober à l'opposition ouverte qu'il rencontre.
Au fond, c'est là qu'apparaît la grandeur de son amour pour nous : il préfère y laisser la vie plutôt que de priver à jamais notre monde d'un espoir de salut.
Je crois que c'est ça que la femme au parfum avait compris avant tout le monde. Son geste - insensé au regard des critères qui ont cours dans l'humanité - n'avait qu’un seul but : montrer à Jésus qu'elle avait compris jusqu'où allait l'amour qu'il portait à l'humanité et lui donner en retour un témoignage de reconnaissance.
* Pour conclure, que peut-on retenir de cette rencontre entre Jésus et cette femme pour notre vie d’aujourd’hui ?
Deux choses, peut-être : L’acte de cette femme est beau et il est juste. Et cela peut nous inspirer.
- Le plus curieux, en effet, c’est la manière dont Jésus justifie l’acte inattendu et quelque peu « excessif » de cette femme : « Elle a fait ce qui est beau » !
Voilà une réponse surprenante. Jésus affirme simplement que le geste est « beau ».
Pourquoi Jésus met-il ici en avant la dimension esthétique, la « beauté » de son offrande ?
A travers cette notion – la beauté de nos gestes et de nos paroles – je crois que Jésus souligne la dimension de « gratuité », de confiance, d’espérance qui se cache dans tous nos gestes d’amour en faveur de l’autre.
Cela doit peut-être nous mettre la puce à l’oreille lorsque nous avons des choix à faire, des décisions à prendre :
Bien souvent, nous réfléchissons en termes d’efficacité, de rentabilité (en termes quantitatifs). Mais, si nous pensions en termes de « beauté » (en termes qualitatifs), le « résultat » (notre vie, notre monde) ne serait-il pas différent ?
La beauté ne relève pas de la logique économique, du système de la réciprocité (du donnant-donnant), elle appartient au monde du don, de la gratuité. C’est dans ce monde nouveau – ce Royaume – que Jésus nous appelle à entrer. C’est en travaillant à la beauté du monde que nous travaillons pour l’Evangile du Royaume.
Face au pessimisme ambiant, à une parole médiatique qui nous montre souvent la laideur du monde, Jésus nous appelle à porter un autre regard sur la vie.
Sans nous voiler la face, il nous invite à contempler plutôt la beauté cachée ici ou là, et à agir avec gratuité pour la rendre manifeste.
C’est en travaillant à la beauté du monde, en y instillant les valeurs de l’Evangile, en accomplissant de « belles » œuvres, que nous devenons « lumière du monde ». C’est ce que dit Jésus dans son sermon sur la montagne :
« Vous êtes lumière du monde… que votre lumière brille pour tous les hommes pour qu’en voyant vos belles œuvres ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux » (Mt 5, 14-16).
- Le deuxième et dernier point, c’est la justesse du geste d’amour de cette femme.
Son acte est juste : cette femme pressent la mort prochaine de Jésus. Elle fait exactement la seule chose qu’elle puisse faire à ce moment-là. Il n’y a rien d’autre à faire.
Son acte est juste et rayonnant au regard de la situation qu’elle devine dans son coeur.
« En vérité - dit Jésus - partout où on annoncera l’évangile, dans le monde entier, on racontera ce que cette femme a fait et on se souviendra d’elle.»
Non seulement l’odeur du parfum s’est répandue dans la maison et alentour, mais cette fragrance peut être lue comme un symbole de la « Bonne Nouvelle » qui va se répandre dans le monde entier.
Cette femme, qui a accompli ce geste, fait désormais partie intégrante de l’Evangile. Son geste a quelque chose d’inaugural, de prophétique.
Ceci nous fait réaliser deux choses :
- Aucun acte n’est dérisoire, quand il est juste. Un simple geste, un regard, une attention aussi minimes soient-ils sont porteurs de Bonne Nouvelle. Je crois que c’est important de se le dire, car souvent nous pouvons penser que c’est si peu de choses de faire ceci ou cela que nous sommes tentés de nous en abstenir.
- Cet acte juste, appelé à rayonner, c’est un acte habité par l’amour de celui qui le commet. En ce sens il s’agit autant de justice que de justesse. Il ne peut y avoir d’acte juste sans amour, c’est-à-dire concrètement sans respect, sans compassion, sans un cœur qui bat.
C’est ce que dit l’apôtre Paul dans la 1ère lettre aux Corinthiens, au chap. 13 :
« Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien. »
Chacun de nos actes, dès lors qu’il est habité par l’amour, parle la langue de Dieu.
Chacun de nos actes, dès lors qu’il est habité par l’amour, fait rayonner la présence de Dieu. Et si ce geste est modeste ou petit, peu importe. Si c’est pour un seul être, c’est malgré tout pour le monde.
Si, comme l’acte de la femme de l’évangile, un geste peut parfois sembler inutile ou dérisoire sur un plan strictement matériel, il n’est pas forcément « inutile » aux yeux de Dieu, ni aux yeux de celui qui le reçoit.
L’amour est gratuit ; jamais inutile. Cette prétendue « inutilité » n’est que le voile de la grâce de Dieu. Car la Vie elle-même est gratuité.
Amen.
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