Dieu ou Mamon, la foi au don ou la religion du marché
Lectures bibliques : Mt 6, 19-24 ; Mt 7, 13-14 ; Ac 2, 1-13
Prédication de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 30/06/13
(Deuxième partie inspirée d’une méditation de Guilhen Antier)
* Qu’est-ce qui nous fait briller les yeux ?
Qu’est-ce qui nous motive ? Qu’est-ce qui nous donne envie de vivre et d’avancer ?
Quelle est notre préoccupation ultime ?
Qu’est-ce que nous désirons fondamentalement ?
Voilà quelques questions que nous pose l’Evangile ce matin à travers cette simple phrase : « là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (cf. Mt 6, 21).
Où se situe véritablement notre trésor ? Où plaçons-nous notre cœur ?
Depuis quelque semaines… si vous écoutez les informations… on ne cesse d’entendre la même rengaine : l’Europe est « en crise », la France est officiellement « en récession ».
Et comme tout semble basé sur le seul critère économique, sur les calculs et les appréciations des instituts statistiques et des agences de notation, la récession semble signifier inéluctablement que tout est condamné à la baisse : l’activité économique, le pouvoir d’achat, l’emploi, la productivité, la compétitivité, etc.
Logiquement, selon le même critère – celui de la réussite économique – le moral des français est lui-aussi en baisse, comme la côte du président de la république… et, en réalité, comme celle de l’ensemble de la classe politique.
La crise économique et la récession viennent un peu plus chaque jour plomber le moral des Français. Et la France… bien qu’elle soit la championne d’Europe de la consommation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques… est loin d’être la seule : la Grèce, l’Espagne, le Portugal, eux-aussi, n’y croient plus.
Le pessimisme et le défaitisme gagnent du terrain chaque jour. La tentation est grande de baisser les bras, de démissionner.
Tout cela serait en réalité sans importance, si cela n’impliquait pas concrètement la vie de milliers de jeunes et de millions de personnes qui vivent dans le chômage, la pauvreté ou la précarité… qui tentent de se battre pour survivre… qui manifestent désormais dans les rues pour crier au scandale face aux injustices grandissantes : aux décisions politiques qui ne se fondent que sur le processus de désendettement, sur des chiffres et des calcul financiers, en vue de revenir à un équilibre, mais sans se préoccuper du sort des plus petits, de ceux qui sont abandonnés à eux-mêmes… ou aux entreprises qui, tout en faisant du profit, licencient à tour de bras… profitant de l’occasion pour tenter de dégager davantage de bénéfices pour leurs actionnaires.
Quel regard doit-on porter sur cette situation… cette réalité qui est celle d’une partie de l’Europe ?
Il me semble, à bien y regarder, que le gâchis auquel on assiste n’est pas d’abord économique ou financier, mais avant tout humain.
Comment en est-on arrivé là ?
Comment se fait-il que partout la préoccupation de l’humain soit devenue seconde – et même, secondaire – par rapport aux principes économiques et financiers qui régissent notre monde occidental.
Le constat provoqué par cette situation de « récession » est celui d’un échec. Mais cet échec est beaucoup plus grave que ce qu’on veut bien voir ou penser.
Il ne s’agit pas de l’échec de quelques gouvernants – présidents ou ministres – qui n’ont pas pris les bonnes décisions à un moment donné. Il s’agit, à mon sens, de l’échec d’un système tout entier, d’un mode de pensée (celui d’un néolibéralisme, sans foi ni loi), qui a placé au centre « la croissance économique » comme dieu et comme modèle de vie et de société.
Bien sûr, un tel constat est inavouable.
Qui osera dire que c’est tout le système qu’il faudrait changer ? Qui osera dénoncer un système intenable et source d’injustice ?
Car il est évident qu’il est impossible de tenir, dans chaque état, l’objectif d’une croissance régulière sans fin… d’une consommation qui ne cesserait de croître indéfiniment… comme si nos besoins étaient sans limites, et nos capacités de production illimitées et sans dommages pour la planète.
Pour illustrer cette affirmation, prenons un exemple concret à travers le cas de l’industrie automobile :
Quelqu’un a calculé qu’en France, nous devrions chacun avoir au moins 12 voitures durant notre vie active, pour maintenir une croissance régulière (de l’ordre de 3,5 % par an) dans l’industrie automobile durant le temps d’une vie humaine.
Si ces chiffres sont exacts… il ne faut s’étonner que les constructeurs connaissent une période de récession, car le système est totalement intenable et parfaitement tordu.
Qui a besoin d’utiliser successivement 12 voitures durant sa vie ?
Mais une chose me semble encore plus grave aujourd’hui, c’est que parallèlement à la tentative de maintenir, coûte que coûte, ce système économique, fondé sur un objectif de croissance toujours en croissance, le système a généré une idéologie dominante : celle d’une consommation elle-même toujours en croissance… d’une consommation source de bonheur.
Et malheureusement, s’il est difficile de faire entendre que notre système économique est à bout de souffle et intenable sur la durée – et qu’il nécessite un changement d’orientation radical – il est encore plus difficile de faire entendre à nos contemporains que ce système les a doublement trompé, en leur vendant un bonheur illusoire… un bonheur matérialiste… instantané et éphémère… qui n’a rien d’un vrai bonheur… d’un bonheur partagé.
Puis-je vraiment être heureux en n’ayant pour seul objectif de consommer, de posséder, d’accumuler ?
Peut-on concevoir un bonheur purement individualiste et égoïste ?
Puis-je véritablement être heureux en étant gavé de trucs prêts-à-consommer, alors que mon voisin crève dans la misère et l’indifférence ?
Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu nous laisser croire en un bonheur synonyme de consommation et de possession ? Comment a-t-on pu se tromper de bonheur ?
Peut-être avons-nous été trop sensibles, trop à l’écoute des sirènes de Mamon ? Peut-être n’avons-nous pas réalisé que ce qui constitue le vrai bonheur n’est pas le comblement de tous nos désirs, mais, au contraire, le partage de nos désirs avec d’autres, le partage qui suscite le désir… le désir de la rencontre… le désir de l’autre ?
« Entrez par la porte étroite. Large est la porte et spacieux le chemin qui mène à la perdition, et nombreux ceux qui s'y engagent ; combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent. » (cf. Mt 7, 13-14)
Comment se fait-il que nous ayons préféré les mots : commerce, donnant-donnant, calcul, mérite, gain, profit… aux mots de l’Evangile : gratuité, humilité, sobriété, préoccupation de l’autre, partage, justice ?
Comment se fait-il que nous ayons tant de mal à entendre les paroles de Jésus, à trouver la porte étroite, à choisir la voie du royaume ?
Comment se fait-il, enfin, que les témoins, les ouvriers du royaume – du monde nouveau de Dieu – soient si discrets et si peu nombreux ?
Nous-mêmes… faisons-nous entendre cette voie ?
Sommes-nous les tenants d’un autre monde… de ce monde nouveau dont parle Jésus ?
Ne sommes-nous pas appelés à témoigner de cette nouvelle réalité que constitue et propose le Christ ?
Ne sommes-nous pas invités à faire comme Jean-Baptiste : à préparer les chemins du Seigneur… à aplanir sa route ?
Cette question est très sérieuse et nous concerne tous :
Est-ce que nous ne sommes pas trop timides dans notre témoignage d’une alternative possible, d’un autre chemin possible, d’un chemin à la suite du Christ qui nous mène à la Vie… au règne de Dieu ?
Alors que beaucoup ne rêvent que d’un bonheur égoïste… alors que d’autres se sentent totalement perdus… sans but, sans visée… et sont tentés de se replier sur eux-mêmes, dans le découragement et l’individualisme, faute de perspective claire…. qu’avons-nous à dire, en tant que Chrétiens, en tant que porteur d’une espérance… dans ce monde désenchanté ?
Quelle parole… quels mots avons-nous à proposer en face de ceux de « crise » et de « récession »… de « défaitisme » et de « pessimisme » ? Osons-nous prononcer ceux de « don » et de « gratuité »… ceux de « courage » et de « confiance » ?
Comment mettre en exergue l’absurdité de notre monde présent, l’impasse dans laquelle il se trouve… tout en faisant entendre la voix/voie de l’Evangile ?
* Dans notre monde se côtoient les attitudes les plus paradoxales, les plus antinomiques : Alors que certains parlent de récession et de difficultés pour survivre, d’autres parlent de soldes et de bonnes affaires à flairer dans les grands magasins ou sur le Net.
Il y a quelques semaines, on entendait parler à la radio de véritables émeutes à Paris, dans une grande enseigne qui s’apprêtait à vendre à moitié-prix, le dernier truc à la mode, forcément indispensable à la survie et fabriqué en Chine : je parle des tablettes, des iPad.
Des hordes de clients ont assailli le magasin, forçant le rideau métallique qui ne s’ouvrait pas assez vite, bousculant et molestant les employés, raflant tout ce qu’il y avait à rafler, se battant pour attraper le plus de produits et quittant le magasin avec des stocks improbables, pour les revendre avec profit sur Internet, sur eBay.
Les employés sous le choc parlent d’une ambiance de fin du monde, d’apocalypse (cf. rue89.com).
Pas l’Apocalypse de Jésus-Christ, vous vous en doutez bien !
Ce fait divers… dans le tohu-bohu propre à notre système économique en solde et en récession… nous montre une chose :
S’il y a bien une valeur qui est en baisse, c’est la dignité humaine !
La récession n’est pas seulement, ni même d’abord, économique… c’est la récession de l’humain dans l’humain, la récession de l’espérance.
Ce sentiment de plus en plus partagé qu’il n’y a plus rien à attendre, qu’il n’y a pas d’autre destin, pas d’autre possible, sinon se gaver au maximum tant qu’on peut encore se gaver, parce qu’après il n’y aura plus rien.
Evidemment, ça ne veut pas dire qu’il est mauvais en soi de s’acheter un objet qui nous fait plaisir ! Il ne s’agit pas de se faire l’apôtre de la privation.
Mais la question est celle de la mesure et de l’objectif.
N’y a t-il pas partout confusion entre le moyen et le but ?
Quand acheter et vendre deviennent un but en soi, quand avoir quelque chose devient l’horizon ultime de l’existence, quand la consommation devient ce qui donne sens à la vie et qu’on en vient à croire qu’« avoir plus » c’est « être plus » – et que par conséquent « avoir moins » c’est « être moins » – on navigue en pleine confusion, on alimente un mensonge, on est au summum de l’idolâtrie.
On en vient à faire de l’argent une religion et de « l’avoir » un dieu.
Et ce dieu-là – contrairement au Dieu de Jésus-Christ – exige de nous toujours plus de sacrifices, de servitudes, d’humiliations, toujours plus de mépris pour ce qu’il y a d’humain en chacun.
Nous vivons aujourd’hui – c’est ma conviction – une guerre de religions. Mais pas celle qu’on pense. Pas une guerre entre le Christianisme et l’Islam. Pas une guerre entre les croyants et les athées. Pas une guerre entre la tradition et la modernité. Une guerre entre la religion du marché et la foi au don.
Dans notre monde où tout s’achète et tout se vend, où on considère la gratuité comme suspecte, notre place de Chrétiens c’est de témoigner que la vie est don, qu’elle est grâce, et que l’humain n’est pas une valeur marchande, mais, au contraire, un trésor sans prix.
Dans notre monde où l’espérance est en récession, notre place est de redresser la courbe de l’espérance et de nous battre pour que la valeur de l’humain progresse, afin qu’elle demeure hors de tout marchandage et hors de prix.
Nous avons là une parole à dire… un rôle de témoin à occuper... pour éveiller les consciences et changer les mentalités.
Et dans ce combat, nous avons un allié puissant : l’Esprit de Dieu, le Souffle que Jésus-Christ a donné à ses disciples.
C’est bien cela que nous rappelle le passage du livre des Actes que nous avons entendu aujourd’hui… un texte que nous avons coutume d’entendre le jour de la Pentecôte.
Le temps de l’Eglise est celui de la Pentecôte, celui de la promesse. Nous vivons dans ce temps où nous nous souvenons et nous célébrons le don de l’Esprit saint que Dieu nous donne : ce Souffle qui vient d’on ne sait où, mais qui vient nous chercher dans nos enfermements, nos défaitismes et nos démissions, pour nous faire sortir de nous-mêmes et nous pousser à la rencontre du monde.
Là où monte la tentation de s’arrêter et de se replier sur soi ou entre soi, l’Esprit vient nous chercher pour nous ouvrir à la rencontre des humains dans toute leur diversité, afin que nous puissions devenir pour eux des témoins de la bonne nouvelle de la gratuité de la vie.
L’Evangile nous parle d’un choix à opérer, d’une alternative entre deux portes, deux chemins, deux trésors, deux dieux (l’Eternel ou Mamon), deux règnes (la chair ou l’Esprit – cf. Paul), que tout oppose et qui ne produisent pas les mêmes effets.
Pour prendre la mesure de l’enjeu, il faut comprendre qu’il s’agit d’un combat… d’une guerre spirituelle, une guerre idéologique… qui porte sur la compréhension que nous avons de l’humain, sur nos valeurs et sur le sens que nous reconnaissons à la vie.
Et la preuve que nous sommes en guerre, c'est que nous vivons dans un monde où on est prêt à se lever à 5h du matin pour profiter des soldes, mais où on trouve que 10h30 c’est trop tôt pour venir au culte ! Bon, je caricature un peu… mais ce n’est pas complètement faux.
Avec toute sa sagesse et sa folie… l’Evangile vient nous questionner… nous bousculer… nous interroger sur nos choix de vie, sur la manière dont nous organisons notre temps, sur les priorités qui sont les nôtres.
Il paraît que les Français passent en moyenne 3h par jour devant la télévision (sans compter les écrans d'ordinateur...). Et dans le même temps, dans les milieux chrétiens, il semble impossible à la plupart des gens de consacrer ne serait-ce que 10mn par jour à la lecture de la Bible et à la prière...
Je ne voudrais pas jouer le rôle du pasteur moralisateur ou prêchi-prêcha (rasoir et ennuyeux), mais il me semble que vient un moment où l’on doit se poser la question de ce qui est vraiment important pour nous, de ce qui vaut vraiment qu’on y attache du prix, de ce à quoi on tient plus que tout … parce que ça nous tient… ça nous fait tenir debout, ça nous rend vivants.
Et c’est bien la question que Jésus nous pose :
De quel esprit sommes-nous animés ?
Est-ce bien l’Esprit de Jésus-Christ qui souffle en nous, pour nous ressourcer dans la gratuité du don et nous en rendre témoins dans un monde où tout s’achète et tout se vend ?
L’Esprit de la Pentecôte… c’est cet Esprit qui vient souffler… pour réveiller notre espérance… pour témoigner au monde d’un autre chemin possible à la suite du Christ !
Cet Esprit souffle toujours aujourd’hui… Il souffle, ici et maintenant, comme il a soufflé sur les apôtres à la première Pentecôte, pour qu’ils portent dans le monde une parole qui provoque, chez ceux qui l’entendent, la surprise, l’étonnement, le questionnement.
Car c’est bien ce qui arrive dans le récit que nous conte le livre des Actes.
Le passage nous rapporte les conséquences, les effets du souffle de l’Esprit. Et les manifestations de l’Esprit ne conduisent pas du tout les gens à se convertir en masse, comme s’ils avaient été magiquement convaincus par des évidences, comme si des vérités célestes leur étaient tombées sur le coin de la tête ! Mais, les gens sont dans l’étonnement, ils se demandent ce que tout cela veut dire, ils sont dans la perplexité et le questionnement.
Voilà donc ce que provoque l’Esprit : l’interrogation… la nouveauté.
Là où on s’enferme dans ses habitudes… là ou on ne voit plus d’alternative… il permet de discerner un nouveau commencement.
Là où on reste dans son quant-à-soi, il provoque la rencontre.
Là où l’avenir semble bouché par des réponses trop usées, qu’on connaît déjà trop bien, il ouvre l’espace pour de nouvelles questions.
Et si c’était ça le Saint Esprit : cette manière mystérieuse que Dieu a de nous visiter et de nous permettre de nous poser autrement, à nouveau, la question du sens de notre vie ?
Et si c’était ça… d’abord ça… notre place de témoins ? Pas donner des réponses comme des produits bien emballés… mais susciter des questions ? Etre porteurs de surprise, d’étonnement, dans un monde qui meurt asphyxié sous la grisaille des antidépresseurs, du cynisme et de l’état d’esprit défaitiste ?
Et si c’était ça être témoins : porter la gratuité de la vie, annoncer la vie non pas comme un produit conditionné sous cellophane, mais comme un cadeau offert sans condition, disponible pour qui veut bien le recevoir dans l’inattendu de la rencontre ?
En d’autres termes… témoigner d’une grâce inconditionnelle qui délivre chacun de ses conditionnements. Et qui invite chacun à se poser à nouveau la question de la valeur et du sens de sa vie.
Ne serait-ce que cela… ne serait-ce que cette petite ouverture-là... et la face du monde pourrait bien en être changée !
Dans cette mission de témoins… dans ce combat de tous les jours… nous avons un allié précieux : l’Esprit de Dieu, dont Jésus Christ était le porteur… l’Esprit qui fait toutes choses nouvelles et qui fait luire, au cœur des ténèbres, la lumière de l’espérance et de la vie.
Chers amis… frères et sœurs… osons accueillir en nous cet Esprit de nouveauté … pour le laisser résonner dans notre vie et dans le monde.
Amen.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire