Lectures
bibliques : Mc 8, 34-36 ; Mc 5,
1-20
Thématique :
la délivrance d’un bouc émissaire ou la tentative de guérison d’un mal social
Prédication
de Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 17/07/16. [1]
C’est
une histoire assez extraordinaire que nous livre l’évangéliste Marc ce matin…
une histoire étrange et déconcertante… qui relèverait plutôt d’un film de
science fiction ou d’horreur, destiné aux adolescents en soif d’émotions et de « spectaculaire » :
il est question de possession, d’un démoniaque, d’une légion d’esprit impur, de
tombeaux, de chaînes, de cris, de porcs qui se suicident, de villageois
désemparés, saisis par la crainte … en bref, il s’agit d’une histoire qui colle
assez mal avec notre rationalité du 21e siècle, mais qui
conviendrait parfaitement pour une bande-dessinée ou une série télévisée du
genre « fantastique ».
Pour tenter
d’accéder (en partie) au message de ce passage de l’Evangile, et y trouver une
Bonne Nouvelle, il faut sans doute dépasser les aspects un peu irrationnels –
pour ne pas dire mythologiques ou légendaires – de ce récit.
Certains
se demandent peut-être s’il faut vraiment prendre au sérieux l’existence
d’esprits impurs et les aspects étonnants de cette histoire : Faut-il
croire aux démons et à d’éventuelles possessions ? N’y a-t-il pas là
beaucoup de superstitions populaires ?
Pour ma
part, je pense qu’il n’est pas utile de répondre à ces questions pour décrypter
ce que ce passage biblique peut nous enseigner.[2]
Nous n’avons pas tous les jours affaire à
des cas de possessions (et sans doute jamais !). En revanche, nous avons
affaire, encore aujourd’hui, à des mauvais démons. Je parle des mauvais
esprits, des mauvais penchants ou des forces obscures qui animent souvent
l’être humain : l’égoïsme, la convoitise, la recherche du profit maximum…
tout ce que beaucoup recherchent, par volonté d’accaparement, d’orgueil,
d’intérêt personnel et de pouvoir… tout en étant relativement indifférent au
sort de certains êtres humains (ou même en les rejetant) : Je pense à ceux
qui n’appartiennent pas à nos milieux ou nos réseaux… ceux qui vivent dans la pauvreté,
la maladie, le dénouement ou l’exclusion.
Il est,
en effet, très étonnant de constater dans ce récit la différence de situation
entre, d’un côté, un homme seul et exclu, vivant éloigné de tous dans les
tombeaux et les montagnes (c’est-à-dire dans les caveaux creusés dans les
parois des rochers)… un homme vraisemblablement dérangé ou psychiquement
malade, peut-être soumis à des crises d’épilepsie ou de démence, qui le conduisent
à s’automutiler.
Et, d’un
autre côté, des villageois, qui prospèrent dans l’indifférence, développant
pour eux-mêmes une activité économique d’élevage intensif, en élevant des
cochons vraisemblablement destinés au commerce avec l’occupant romain.
Autrement
dit, l’homme seul et malade n’intéresse pas grand monde. Ne sachant pas quoi en
faire – dans la mesure où il n’entrait pas dans les normes admises par la
société – les hommes du village n’ont rien trouvé de mieux que d’essayer de le
neutraliser, de l’enchaîner comme un animal, pour éviter qu’il dérange et ne
perturbe leur vie bien réglée. Mais, celui-ci a fini par s’enfuir et s’éloigner
de ceux qui voulaient le priver de sa liberté (à cause de sa différence) et
s’est finalement retrouvé à l’écart, exclu de toute relation sociale, à l’abri
de ceux qui le considéraient comme une bête effrayante et indomptable.[3]
Quand on
traite les gens de façon inhumaine, ils risquent finalement de le devenir.
Mais, il
faut se demander qui est le plus inhumain dans cette histoire : l’homme
seul qui court vers Jésus et entre en dialogue avec lui, ou les habitants qui
ont tenté d’enchaîner le forcené, afin de le réduire au silence et de pouvoir
poursuivre tranquillement leur vie quotidienne, rythmée par le « business » des porcs.[4]
Celui
qui joue le rôle de thérapeute dans l’Evangile, c’est Jésus. C’est vers lui que
l’homme qualifié de « démoniaque » court. C’est à ses pieds qu’il se
prosterne.
Chose
étrange : alors que Jésus se trouve dans la Décapole, c’est-à-dire en
territoire païen (non-croyant du point de vue de la religion juive), l’homme
semble savoir qui est Jésus et connaître son identité : « De quoi te mêles-tu, Jésus, Fils du
Dieu très haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas ? »[5]
Peut-être
cet homme connaît-il Jésus pour sa réputation de thérapeute ou de thaumaturge.
Mais, il est étonnant qu’il s’adresse au Christ pour lui demander de ne pas
intervenir. C’est comme s’il savait intuitivement que Jésus était susceptible
d’apporter du changement dans sa vie… qu’il le désirait et le refusait, tout à
la fois.
Si cet
homme ne voulait effectivement rien changer à sa situation, il aurait mieux
valu pour lui de se cacher ou de prendre la fuite, que d’aller au devant de
Jésus.
Dans le
geste de cet homme qui se jette aux pieds de Jésus, il y a donc une demande ambivalente,
paradoxale[6] :
il faut traduire dans la supplique du malade, qui demande à Jésus de ne rien
faire, le stricte contraire, c’est-à-dire une demande d’intervention.
Dans son
for intérieur, l’homme souhaite du changement… que quelque chose de nouveau se
produise… mais en même temps, il a peur. Jésus entend parfaitement la chose,
puisqu’il va agir.[7]
Il y a
aussi autre chose de troublant, c’est que l’homme – soi-disant « possédé »
par un esprit ou des esprits impurs – s’adresse à Jésus en le suppliant au nom
de Dieu : « je t’adjure par
Dieu, ne me tourmente pas ». Si l’homme était réellement dominé par un
esprit mauvais, une force contraire à Dieu, prierait-il Jésus, au nom de
Dieu ?
Ceci
peut nous laisser entendre que les prétendus « esprits impurs » qui
habitent cet homme ne sont pas des esprits maléfiques ou sataniques, relevant
d’une sorte de puissance spirituelle adverse ou d’une domination concurrente à
Dieu.
A mon
avis, les esprits impurs, dont cet homme a à subir les effets, sont d’abord et
avant tout les mauvais esprits que les autres humains ont semés dans sa tête et
sa vie, par leurs paroles d’exclusion, leur attitude de rejet et de violence.
Quand
celui qui est différent, est traité comme une bête étrange et démoniaque, il ne
peut plus se sentir pleinement humain. Il devient porteur de tout ce que les
autres ont projeté sur lui. Il devient le « bouc émissaire », le
porteur de tous les maux que les autres êtres humains n’ont pas voulu assumer
et prendre en charge, mais qu’ils ont simplement placé sur lui, parce qu’il est
toujours plus facile de rejeter ce qui dérange, ce qui fait peur, ce qui vient
montrer notre faiblesse et notre imperfection, plutôt que d’assumer sa
responsabilité solidaire.
En bref,
cette histoire de démoniaque rejeté dans la montagne peut nous faire penser au
sort qu’on faisait subir, dans le Judaïsme, au « bouc-émissaire » :
Les
humains du clan ou de la tribu plaçait sur un animal tous les maux, les
travers, tous les péchés des hommes, et l’envoyait périr dans le désert.
C’était une manière de se débarrasser de ses péchés, de se trouver blanchi de
ses fautes. On était déchargé du poids de ses mauvais penchants et de sa
culpabilité, puisqu’un autre – une victime sacrificielle – les portait et les
avait emporté ailleurs, pour nous, loin de nous… afin de nous en délivrer.
Le phénomène du « bouc émissaire » a pour fonction
d’exclure la violence interne à la société vers l’extérieur. Mais, ce mécanisme
régulateur de la violence est temporaire. Il cache en fait une violence
intrinsèque, endémique à la société elle-même, liée au désir mimétique : c’est-à-dire
au fait que l’homme a tendance à répondre en miroir à la violence par la
violence.
On peut à la rigueur comprendre ce phénomène de réciprocité dans
une société qui vit une période de forte tension, d’occupation, qui se trouve
sous le joug et la domination d’un occupant étranger et oppressant. Toutefois,
ce mécanisme est profondément injuste. Car le « bouc émissaire » est
souvent une victime innocente qui cristallise, à tort, des préjugés, des peurs,
des rejets, à cause de son aspect ou de son comportement.
Sur le fond, le mal et la violence n’ont pas à être transféré
sur un individu, quel qu’il soit. C’est à chacun d’assumer sa part, sans
renvoyer le mal à autrui, et sans le faire porter ou payer par un autre.[8]
Pour le Christ, les
choses ne peuvent pas fonctionner ainsi. Chacun doit porter sa croix… sa part
de responsabilité.[9]
Jésus va
donc entrer en dialogue avec cet homme, pour le restaurer dans sa véritable identité
d’être humain, à part entière :
Premièrement,
il distingue l’homme des pensées qui l’influencent négativement et le
domine : Jésus appelle vigoureusement, avec force : « sors de cet homme, esprit impur ! »
pour que l’homme entende et comprenne qu’il est soumis à des pensées qui lui
sont étrangères.
Ainsi,
il ne confond pas l’homme avec ce qui le ronge : il opère une distinction,
afin que l’homme ne fasse pas l’amalgame entre sa maladie et sa personne.
Deuxièmement,
il demande à l’homme ou aux esprits leur nom, pour que chacun soit identifié, nommé
et pris en compte à partir de sa propre personnalité ou individualité. Dans le
récit raconté par Marc, ce sont les esprits impurs qui répondent : « Mon nom est légion (ou régiment), car
nous sommes nombreux ».
Cette
réponse est à envisager à différents niveaux : Le terme
« légion » veut bien sûr suggérer que tout un régiment de mauvais
esprits est ici installé : une légion romaine comprenait six mille hommes.
La pluralité des esprits impurs indique la gravité de la possession. L’homme
est comme déchiré, éclaté en plusieurs puissances qui agissent en lui. [10]
Mais, le
terme « légion » n’est sans doute pas choisi au hasard. Au niveau
symbolique, il peut aussi indiquer la source du mal dont l’homme porte les
conséquences :
Au lieu
de s’occuper du malade, les hommes du village élèvent des cochons, pour les
légions romaines. Les affaires passent avant l’humain. L’homme doit porter les
conséquences de ce commerce de grande ampleur avec l’armée. Marc parle de deux
mille cochons.
Les
symptômes et le dérèglement singulier dont souffre cet individu sont le reflet
d’un problème collectif plus vaste et plus profond : Le profit, la
convoitise, la rentabilité ont pris le pas sur la préoccupation du prochain, du
semblable, de l’humain. C’est d’abord de cela dont cet homme à souffrir :
de l’isolement et de l’exclusion.
A cause
de sa différence, de ses troubles comportementaux, des préjugés à son encontre,
et du fait de son « inutilité sociale », de son inaptitude à
entrer dans un système marchand, l’homme s’est retrouvé repoussé de tous.
Les
habitants du village – sans doute trop préoccupés par l’appât du gain – ont
préféré enchainer et finalement rejeter le malade loin du village, plutôt que
de le prendre en charge. Ils ont rejeté sur lui tous les torts, sans assumer
leur part de responsabilité.
On
pourrait dire qu’ils ont projeté leurs mauvais penchants, leurs mauvais esprits
sur cet homme, le rendant quasiment inhumain, à cause de la dureté de leur cœur
et de la violence qui est en eux.
En bref,
ils ont refusé de sacrifier un peu de temps et d’attention pour cet homme…
plutôt que de sacrifier leurs précieux gains, obtenus par l’élevage porcin et
le commerce avec les Romains.
Le
combat contre la légion de mauvais esprits que Jésus doit chasser ne relève donc
pas d’une domination satanique – au sens d’une entité spirituelle maléfique – mais
d’une lutte contre les mauvais esprits qui s’appellent « exclusion »
et « convoitise ».
Il
s’agit avant tout d’une lutte contre le royaume de Mammon, le Dieu-argent, et
d’un problème de violence au sein de la société… qui consiste à rejeter
l’autre, plutôt que de se poser des questions et d’assumer sa part : de
porter sa croix et sa responsabilité.
Pour
réinscrire l’homme dans sa pleine humanité et sa vie sociale, Jésus va devoir
chasser les mauvais démons d’où ils viennent.
Or, quoi
de mieux, pour chasser les esprits impurs d’exclusion et de convoitise, que de
les envoyer dans des porcs, animaux considérés comme impurs, et de faire d’une
pierre deux coups : d’une part, libérer l’homme perturbé, d’autre part,
renvoyer la convoitise à elle-même, en la renvoyant à la source du
problème : dans les cochons eux-mêmes, qui constituaient l’objet de
vigilance et de soin des villageois, finalement plus attentifs à leurs porcs
qu’à l’homme malade.
Jésus renvoie
donc le mal social d’où il vient : en envoyant les esprits impurs dans les
cochons, d’une part, il chasse les mauvaises pensées de la tête de l’homme exclu,
et, d’autre part, il donne une chance aux villageois de se poser enfin les
bonnes questions sur l’origine de leurs problèmes : eux, qui avaient donné
la priorité au commerce, au profit avec les légions, plutôt qu’à la fraternité
et la solidarité avec les plus petits.[11]
En
agissant de la sorte, Jésus donne la possibilité à l’homme et aux villageois de
repartir à nouveau, libérés du poids du passé et de la source de leurs
dérèglements.[12]
Malheureusement, cette aventure prive aussi les villageois d’une part
conséquente de leurs revenus. Et c’est l’unique chose qu’ils vont retenir.
Lorsqu’ils
voient l’homme des cavernes revenu à lui, vêtu et dans son bon sens, ils
n’expriment aucune joie. Ils ne parviennent pas à l’accueillir et à se réjouir
d’avoir retrouvé un frère. Ce qu’ils voient, avec crainte, c’est que leurs
cochons ont péri en se jetant de l’escarpement dans la mer… c’est qu’ils vont
se retrouver privés de leurs confortables revenus.[13]
La
conséquence, c’est qu’il demande à Jésus de partir, de s’éloigner de leur
village… sans doute leurs sentiments oscillent alors entre la crainte, devant
ce que Jésus vient de faire, et la colère, car Jésus vient de jeter à l’eau la
source de leurs profits.[14]
Le
constat est plutôt troublant pour le lecteur de l’Evangile, car visiblement les
villageois n’ont pas profité de cet événement pour changer quelque chose dans
leur comportement et leur mentalité… Ils restent cloitrés dans la peur… et de
ce fait, ils préfèrent que Jésus s’éloigne au cas où de nouveaux changements
interviendraient encore.
On voit
donc que ces hommes n’étaient pas forcément prêts à consentir à un changement
radical dans leur vie, à un changement de mentalité… pour adopter de nouvelles
valeurs.[15]
Mais,
nous-mêmes, sommes-nous prêts… serions-nous prêts… à un tel sacrifice ? :
non pas à sacrifier un bouc-émissaire (ce qui est relativement
« facile »), mais – bien différemment – à abandonner une partie de la violence qui
est en nous (qui nous appelle parfois à exclure l’autre)… et abandonner aussi
une partie nos intérêts, de nos profits, de nos biens matériels, pour vivre
plus d’accueil, de fraternité et de partage avec nos frères humains.
Quels
villageois sommes-nous ? De ceux qui sont prêts à comprendre ce que vient
de faire Jésus et à l’accepter … ou des conservateurs : de ceux qui ne
veulent rien changer, de peur de perdre quelques avantages, leur vie bien
réglée, par le train-train habituel du business
et de la consommation.
L’Evangile
est une Bonne Nouvelle qui nous dérange et nous déstabilise, car elle nous
appelle à assumer notre part de responsabilité.
Il y a
un effort auquel il faut consentir, pour que les choses changent. Et
visiblement, les villageois de notre récit n’étaient pas prêts à l’accepter, à
participer à cet effort.
Jésus
est venu mettre du changement malgré eux. Mais, eux, n’en ont pas voulu.
* En
conclusion, ce récit nous rappelle – entre autres – que les êtres humains sont interdépendants :
Tout choix pour l’un a des conséquences pour d’autres. On ne peut pas prétendre
agir positivement pour autrui, sans consentir à un effort pour soi-même, sans
avoir à assumer sa propre part.
Le Règne de Dieu – proclamé par Jésus – réclame que nous soyons
partie prenante. Il réclame notre participation et notre volonté d’assumer
notre responsabilité à l’égard de nous-mêmes et à l’égard d’autrui.
Pour la libération et la réintégration du « possédé » il
y avait un prix à payer. Et cela, les gens de Gérasa ne l'acceptent pas, parce
qu’ils ne sont prêts à changer… à renoncer à leur avantages et à adapter leur
mode de vie.
Malgré tout, s’ils préfèrent que Jésus s’en aille, il y en a un qui
reçoit une double mission, c’est celui qui vient d’être sauvé :
D’abord, il est appelé à rentrer chez lui, à réintégrer la société
des humains dont on l’avait coupé. Ensuite, il reçoit pour mission de proclamer
autour de lui tout ce que le Seigneur a fait pour lui, afin que tout le monde
sache qu’il est un Dieu de miséricorde.
C’est une mission importante… pour cet homme… et sans doute pour
nous aussi aujourd’hui !
A l’heure des fondamentalismes… à l’heure où certains tuent encore
au nom de Dieu… parce qu’ils sont fous ou déséquilibrés… parce qu’on leur fait
croire en un Dieu violent, un Dieu vengeur, qui veut punir et exterminer les infidèles…
un Dieu de mort… il est important de
dire au monde que le Dieu de Jésus Christ que nous portons dans nos cœurs – et
qui renouvelle nos âmes – est un Dieu d’amour… un Dieu de vie … un Dieu qui
accueille, qui libère et qui pardonne… y compris ceux qui sont rejetés par
tous.[16]
Amen.
[1] Nous indiquons
plus bas, entre guillemets, quelques commentaires d’Anselm Grün.
[2] L’idée qu’une
personne puisse être possédée par un ou plusieurs démons est une représentation
juive pour décrire la puissance de l’emprise d’un mal (d’une force mauvaise,
d’un esprit impur, ou d’une maladie) sur un homme. Dans les faits, on ne sait
pas s’il s’agit d’une maladie (par exemple, des crises d’épilepsie) ou d’une
possession. Mais ce que l’auteur indique, c’est que l’homme n’est pas lui-même.
Il y a quelque chose en lui qui l’empêche d’être lui-même. De ce fait, il est
exclu de la société, il est marginalisé, à cause de sa différence, de son
comportement jugé « anormal ».
[3] Il est étonnant
que l’homme en proie au mal vive dans l’isolement. L’évangéliste Marc précise
que des hommes ont essayé de le lier, sans succès. Il est étrange que des gens
supposés « normaux » et « civilisés » n’aient pas essayé de
le réintégrer, de l’aider à se libérer de son mal. Ils ont juste tenté de le lier,
de l’emprisonner un peu plus dans son malheur, pour l’empêcher de déranger ou
de nuire.
[4] Heureusement,
les choses ont évolué depuis 2000 ans. Aujourd’hui, une personne souffrant de
tels troubles serait prise en charge par la médecine, soit traitée pour sa
maladie psychique, soit recueillie par une institution spécialisée, comme par
exemple, la Fondation John Bost, qui a pour vocation d’accueillir ceux qui sont
rejetés, à cause de leur handicap moteur ou mental. De ce point de vie là,
notre société a quand même fait des progrès dans la prise en charge et le
traitement des personnes présentant des troubles psychique, même s’il reste
toujours à faire, pour mieux faire et progresser.
[5] Le titre de
« Fils de Dieu » est fort. En effet, qu’est-ce que cela veut dire
être « Fils » de Dieu, à la lumière de ce récit ? Ici, Jésus est
« Fils » en tant qu’il manifeste et rend visible l’amour du Père pour
cet homme.
[6] Le comportement
du « possédé » est globalement ambivalent : il se retire parmi
les tombes pour être seul, mais il crie pour chercher le contact, pour que les
autre l’entendent et lui prêtent attention. Dans son tombeau, il est à l’abri
des autres (de leurs blessures, des normes qu’on veut lui imposer). Mais, il se
frappe avec des pierres, tournant son agressivité contre lui-même. (Il
s’automutile de peur que les autres ne le fassent. Il vit avec les morts. Il
voudrait être mort. En même temps, il a besoin d’éprouver son existence :
l’automutilation peut être un moyen pour se sentir exister.) Cette ambivalence
s’exprime aussi avec Jésus : d’un côté, il court et se jette à genoux
devant lui, attiré par son pouvoir de guérison. En même temps, il se défend
contre la guérison : « Que me
veux-tu, Jésus, Fils du Dieu très-haut ? Je t'en conjure, au nom de Dieu,
ne me tourmente pas ! » (v.7).
[7] Je me demande
parfois, si nous ne sommes pas un peu comme cet homme : Bien souvent, nous
avons peur, nous aussi, de la nouveauté qui pourrait surgir dans notre vie, si
nous vivions vraiment en communion avec l’Esprit de Dieu. Alors que le Christ
peut apporter la paix et l’harmonie dans notre vie… à condition que nous
acceptions quelques changements majeurs… nous avons tendance à lui dire : « fiche-moi la paix… plutôt que donne-moi ta paix ! »...
car nous savons intuitivement que cette paix aura forcément des
conséquences sur nos priorités et nos choix de vie. Et cela nous préférons, en
fait, l’éviter.
[8] Le phénomène du
bouc-émissaire est un mécanisme communautaire archaïque, mais il est, en
réalité, profondément « inhumain », en tout cas
« injuste » : il est contraire à l’évangile du Royaume promu par
Jésus.
[9] Pour Jésus, il n’est donc pas question que
cet homme continue à porter seul les conséquences de la misère et des mauvais
esprits qu’on a projeté sur lui : lui, l’inutile, le bon à rien… lui, le
perturbateur public, celui qui dérange, parce qu’il est imprévisible, parce
qu’il souffre de différents maux et troubles… parce que son comportement est
différent, parce qu’il n’est pas capable de travailler… : En réalité,
c’est aux habitants du village de le prendre en charge, car c’est un semblable,
ce n’est pas une bête, un animal sauvage, qu’il faudrait enchainer ou dont il
faudrait se débarrasser.
[10] Cependant cette
réponse est peut-être une esquive. Elle peut aussi être comprise sur un plan
symbolique : « Le possédé emprunte ce mot au langage des soldats
romains. […] On peut penser qu’il veut dire que six mille soldats ont piétiné
sont âme jusqu’en son tréfonds, si bien qu’il ne sait plus qui il est en vérité. Sous les pieds de tous ceux qui l'ont blessé
et rejeté, il a perdu le contact avec son Soi et se sent devenu
« légion » : toute une légion de maux psychiques l'habitent
désormais. Sa personnalité est décomposée en une pluralité de psychismes
partiels, il ne peut plus reconstituer l’unité. La rencontre de Jésus va lui
permettre d’accéder de nouveau à son Soi. […] Jésus, [qui est un être
pleinement centré] qui ne fait qu’un avec lui-même et avec Dieu, agit sur ceux
qui sont déchirés comme un aimant qui attire et rassemble toutes ces parcelles
d’âme disjointes. » (Anselm Grün)
[11] Il y a donc une
grande actualité dans ce récit biblique : car c’est bien aussi le problème
de nos sociétés, aujourd’hui encore : combien de fois les préoccupations
de l’humain et de l’environnement passent
au second plan, face aux questions de rentabilité économique et financière.
[12] Il est aussi
possible d’interpréter la noyade des porcs de façon symbolique :
« Nous pouvons voir là l’image d’une réalité intérieure : peut-être
que tout ce qu’il y a d’impur en ce malade passe dans les porcs, trouvant ainsi
à s’exprimer au-dehors et cessant de tyranniser son âme. Or, tout cela
s’enfonce dans l’eau, image de l’inconscient. Quand l’impureté trouve un
exutoire […] [par exemple, dans le langage] elle perd son pouvoir sur
l’inconscient, elle ne peut plus sévir en déterminant et perturbant la pensée
et l’action conscientes. » (Anselm Grün)
[13] « Les
troupeaux de porcs, c’est tout l’avoir des porchers ; ils sont fiers de
leur grande richesse. Mais peut-être qu’à force de ne plus avoir d'yeux que
pour elle ils ont négligé l'homme et l'ont démonisé. Parfois un fils ne peut
recouvrer la santé que si son père renonce à toutes ses possessions ou du moins
se détourne de tout ce qui est extérieur pour se consacrer à lui. Une famille
où seul compte l'« avoir » ne se rend souvent même pas compte que cela rend
malade son fils ou sa fille ; pour lui venir en aide, les parents vont d'un
médecin à l'autre, dépensent beaucoup, mais ce qui guérira leur enfant, ce
n'est pas l'argent ainsi dépensé, c'est celui dont ils se déprendront
intérieurement [au profit d’une attention et du temps passé avec
l’enfant.] » (Anselm Grün).
[14] On peut se
demander de quoi les villageois ont-ils peur ? Est-ce la crainte devant la
manifestation du divin (devant ce que Jésus est parvenu à faire) ? ou
devant le nouvel état du démoniaque ? (Qu’ils ne reconnaissent plus… et
qui révèlent leur impuissance, car eux n’ont rien pu ou su faire pour l’aider)
ou est-ce le fait qu’ils ont perdu leurs troupeaux de porcs ? On ne sait
pas. Mais Jésus doit partir parce
qu’il
vient de déstabiliser leur
univers : tout est renverser depuis son arrivée : Le démoniaque
n’est plus nu dans son tombeau, mais vêtu dans son bon sens, hors des tombeaux.
Les porcs ne sont plus sur les collines à paître, mais au fond de la mer. Les
habitants du village ne sont plus dans la ville, chacun chez soi, mais sont
rassemblés hors de la ville. Rien ne va plus. Il faut que Jésus reparte. Ils ne
veulent pas d’un guérisseur qui perturbe leurs habitudes et qui sème le
désordre dans leur vie (à la fois sur un plan relationnel et économique).
[15] A savoir,
abandonner, d’une part, tout esprit de violence et d’exclusion, et
d’autre part, toute esprit de calcul et de convoitise, pour s’inscrire dans la
fraternité, la solidarité et le partage.
[16] En d’autres
termes, Jésus vient pour que le monde soit sauvé de ses mauvais démons. Il
vient pour libérer les humains, et réconcilier l’homme avec lui-même. Pour lui,
aucune situation n’est sans issue. Un salut est toujours possible. Jésus veut
délivrer les hommes de leurs malheurs, de leurs enfermements. Il vient apporter
du changement, manifester la venue du règne de Dieu.
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