Lc 9, 57-62
Lectures bibliques : Mt 22, 23-33 ; Lc 9, 51-62
Thématique :
Laisse les morts enterrer leurs morts
Prédication de
Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 01/11/15.
(Inspirée d’une
analyse de Jean-Marc Babut et d’une méditation de Yolande Girard)
En ce jour de la
Toussaint – souvent confondu avec Halloween le 31 octobre ou la fête des morts
le 2 novembre – beaucoup de Chrétiens vont dans les cimetières pour fleurir les
tombes de leurs défunts.
Dans ce temps de
commémoration si particulier, comment comprendre la fameuse phrase de
Jésus : « Laisse les morts
enterrer leurs morts » (Lc 9,60 // Mt 8,22) ? Que faut-il
penser et faire de cette affirmation radicale et provocatrice ?
Tout d’abord, il
faut la resituer dans son contexte : Dans les évangiles selon Matthieu et
Luc, cette phrase de Jésus est liée à la question de la suivance, au désir ou à
l’appel de quelques candidats disciples à suivre le Christ.
Jésus vient de
prêcher l’advenue du royaume de Dieu – du monde nouveau de Dieu – et
d’accomplir un certain nombre de guérisons, attestant de cet accès et de cette
présence du règne de Dieu, ici et maintenant.
Certains de ses
auditeurs restent rétifs à son message. D’autres, au contraire, font état d’une
réaction positive à son évangile et s’offrent comme candidats disciples. Ils
veulent le suivre et se mettre à son école.
On s’attendrait
ici que Jésus exprime quelques mots de bienvenue. Mais, pas du tout. Il leur
adresse plutôt un avertissement, afin de leur faire prendre conscience de ce à
quoi ils vont s’exposer. « Devenir disciples » implique un engagement
beaucoup plus exigeant que ces gens ne l’imaginent.
Le premier
disciple est un enthousiaste, sans doute inconscient de l’engagement que
réclame la mission de propager le message du monde nouveau de Dieu : « où que tu ailles, je te
suivrai » annonce-t-il.
Jésus ne le
décourage pas, mais l’avertit de l’extrême précarité à laquelle le « Fils
de l’homme » - l’homme nouveau -
doit être prêt à consentir.
Même les animaux
sauvages comme le renard ou l’oiseau – qui sont pourtant chassés – disposent
d’un endroit où se reposer et se mettre à l’abri en cas de besoin. Rien de tel
pour le « Fils de l’homme » - le représentant de la nouvelle humanité
unie à Dieu : Il doit s’attendre à n’avoir jamais ni repos ni abri contre
les dangers qui vont assurément le menacer.
Quand on vient –
comme Jésus – déranger l’ordre établi, contester la religion et les logiques
des pouvoirs en place, on ne peut pas s’attendre à trouver de refuge et de
sécurité… on n’est pas à l’abri des persécutions des pouvoirs politiques et
religieux.
Ainsi, la
remarque de Jésus porte une question sous-jacente : le candidat disciple
est-il vraiment prêt à assumer une condition de vie aussi inconfortable… aussi
risquée et incertaine ?
L’autre candidat
disciple – quant à lui – se découvre écartelé entre l’appel de Jésus à le
suivre, pour promouvoir le monde nouveau de Dieu, et, d’autre part, le devoir
familial, considéré comme sacré, d’assurer une sépulture à son père.
Deux hypothèses
d’interprétation sont proposées pour comprendre le propos de Jésus :
- Certains
exégètes pensent que l’argument de l’homme qui dit à Jésus « permets moi d’abord d’aller enterrer mon père » est une
sorte de prétexte. Cela expliquerait l’objection de Jésus qui se rend compte
que l’homme donne des excuses pour ne pas avoir à le suivre.
Le père de cet
homme était sans doute âgé et près de la mort. En prenant l’état de son père
comme excuse, ce jeune homme évite ainsi la responsabilité qui lui était
offerte.
- D’autres
pensent, au contraire, que l’argument de l’homme appelé à s’engager à la suite
du Christ, n’est pas fictif, mais réel. Il ne s’agirait pas ici d’une fausse excuse,
mais d’un devoir de piété, d’une obligation morale : celle de ne laisser
aucun être humain sans sépulture (cf. 2 Sam 2, 4-5).
L’ordre
d’ensevelir son père est implicite dans la Torah,
comme une extension du cinquième commandement du Décalogue sur l’honneur à
rendre à ses propres parents. Il est explicite dans le judaïsme, dans le livre
de Tobit (voir Tb 4,3 ; 6,15).
C’est au fils,
en particulier, qu’incombe l’obligation de réciter la prière - le Qaddish - sur la tombe de son père.[1]
Si la sépulture
avait lieu en Palestine le jour même de la mort (cf. Jeremias), le deuil
incluait ensuite six jours pendant lesquels la famille recevait les
condoléances.
Jésus ne
contrevient pas à cette obligation. Mais sa parole exprime l’urgence d’une
mission qui ne doit plus être retardée.
Pour lui, ce
qui est prioritaire, et qui doit primer sur les devoirs religieux prétendument
sacrés, c’est la promotion du monde nouveau de Dieu.
L’urgence du
salut dont l’humanité a besoin, c’est d’entrer immédiatement dans la nouvelle
mentalité du règne de Dieu… C’est ce que Jésus exprime à sa manière : « suis moi !… le reste passe
après ! »… autrement dit : « laisse les morts s’occuper de la sépulture de leurs
morts ! »
Pour comprendre
cette réponse radicale de Jésus, il faut lire le mot « morts » de
façon métaphorique : Ceux qui n’entrent pas dans le royaume de Dieu dès
maintenant sont, d’une certaine manière, déjà « morts ».
Il faut, avant
tout, se préoccuper de ne pas être mort, plutôt que de se préoccuper d’enterrer
les morts.
En d’autres
termes, Jésus opère un recentrement de nos priorités. La conversion et la foi en
un Dieu de vie… le Dieu des vivants… doivent
primer sur les devoirs religieux.
Si Jésus va
jusqu’à appeler « morts » ceux qui vont enterrer leurs morts, c’est
que, pour lui, les hommes, préoccupés par leurs devoirs religieux, ne valent
pas mieux que les morts auxquels ils veulent assurer une sépulture… C’est que,
pour lui, ce devoir prétendument sacré, est en réalité étranger au projet de
Dieu pour l’homme… car peu importe ce que devient le corps de ceux qui sont
morts. Ce n’est pas là que se joue le salut de l’être humain… ce n’est pas là
que se joue la Vie. Elle est ailleurs : elle est ailleurs en amont ou en
aval de la mort… mais pas dans un corps inerte et gisant.
(Entre
parenthèses… On entend parfois dire, au moment d’un enterrement… aux moment de
l’ensevelissement du corps d’une personne aimée : « il ou elle sera bien, là, car il y a un arbre et qu’il aimait
les arbres, et qu’il est enterré avec ceux qu’il aime, avec tel ou tel personne
de la famille ». Ce type de pensée est certainement rassurant ou
consolateur, mais il n’est pas juste d’un point de vue chrétien. L’Evangile de
Matthieu (cf. Mt 22) aussi bien Paul (cf. 1 Co 15) nous appellent à distinguer -
le corps matériel qui tombe en poussières avec la mort, qui est périssable, - du
corps spirituel ou de l’âme d’une personne qui poursuit son chemin autrement et
continue à vivre sous un autre mode, dans une autre dimension de l’existence.
Cette espérance
s’appuie sur la conviction que personne n’est abandonnée par Dieu à la mort…
que rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, pas même la mort (Rm 8, 38-39).
Ainsi,
si nous pensons vraiment qu’une personne est là, dans un trou, au cimetière, alors
oui, elle est morte pour nous et cela risque de tuer la mémoire vive que nous
avons de cette personne. Différemment, si nous croyons que l’esprit de cette
personne – sa part la plus lumineuse, qui émane de l’Esprit de Dieu, qui est à
son image (et donc éternel) – est désormais ailleurs, dans les royaumes de
l’Esprit, alors ce que cette personne a été reste certainement vivant en nous,
comme dans la conscience divine)[2]
On découvre donc
dans cette réponse dérangeante à quel point le monde où les humains prétendent
vivre est – pour Jésus – déjà ancien, déjà gangréné par la mort et perdu… dans la mesure où il se cantonne au monde matériel et visible.
Ce qui apparaît
dans l’appel du Christ : « suis
moi », « va annoncer le règne de Dieu », c’est l’urgence de
révéler aux hommes que le monde nouveau de Dieu est déjà là, accessible, à
portée de mains, à qui veut y entrer… c’est l’urgence du salut dont l’humanité
inconsciente a besoin.
* [Autrement
dit, il y a plusieurs raisons pour lesquels Jésus prononce ces mots si forts :
-
D’abord, parce que, dans toute la Bible, Dieu est premier. Dieu s’intéresse non
pas aux morts, mais aux vivants. Il est le Maître de la vie… le Dieu des
vivants… qui suscite et ressuscite la vie… Il est le centre de gravité de toute
l’humanité.
Ainsi,
lorsque, à travers Jésus, la Vie interpelle, lorsque la Vie se manifeste, on ne
peut qu’y adhérer !
-
Ensuite, à cause de la conscience, que le disciple doit avoir, de l’urgence de
la situation. Lorsque cette conscience nous habite, on sait que cela ne peut
pas attendre. L’annonce de la venue du Règne de Dieu ne souffre pas de délais ...
ni de prétextes… comme nous le montre la suite du texte : « Quiconque met la main à la charrue,
puis regarde en arrière – dit Jésus –
n’est pas fait pour le royaume de Dieu » (Lc 6,62).
-
Troisièmement, lorsqu’il prononce cette parole dans l’Évangile de Luc, Jésus
est à l’heure des choix. Il s’en va vers Jérusalem. Il « prend résolument
la route » nous dit l’évangéliste (cf. Lc 9, 51). Et il sait très bien ce
qui va lui arriver.
S’il
fallait, à ce moment, qu’il pense à sa propre vie ou à sa mère restée derrière lui,
en Galilée, comment aurait-il pu continuer ?
Il
demande à ceux et celles qui le suivent exactement la même chose qu’il
s’applique à lui-même. Il leur demande de renoncer à un monde privé de sens (y
compris, lorsque c’est nécessaire, à son environnement familial), pour annoncer
la venue de ce qui apporte sens au monde. Il leur demande d’être des
dispensateurs de vie, plutôt que de s’occuper des morts.
L’intention
du texte est donc claire : l’heure est arrivée ! Le monde nouveau que
Dieu veut pour l’homme est accessible. Il est temps de se décider, sans
attendre à demain, ni regarder en arrière !][3]
*
Pour conclure cette méditation, je vous livre l’analyse du théologien Anselm
Grün qui médite ce passage avec une approche plus psychanalytique, comme ce qui
se joue aussi dans notre fort intérieur.
Pour
lui, ces mots du Christ résonnent comme un appel à lâcher prise, à lâcher en
nous tout ce qui est mortifère, pour revivre à une vie nouvelle :
« Laisse les morts ensevelir leurs morts, pour toi, va-t’en divulguer le
royaume de Dieu (Lc 9,60).
Voilà
une phrase logiquement impossible à comprendre, car les morts ne peuvent plus
rien faire. Ils ne peuvent pas enterrer d’autres morts. Mais si nous laissons
pénétrer cette parole en nous, elle nous met en contact avec tout ce qui est
mort en nous : avec ce qui ne mérite pas vraiment l’appellation « vie », avec
notre routine quotidienne, avec le vide intérieur, avec les blocages et les
endurcissements de notre âme.
Jésus
ne nous explique pas comment les morts peuvent enterrer les morts. Mais en
méditant sa parole, tout ce qui est mort et engourdi en nous se manifeste – et
est enterré. Nous ne tournons plus autour de ce qui est mort, mais le lâchons.
Nous nous permettons de le laisser derrière nous et de l’enterrer. Et nous
reprenons plaisir à aller de l’avant et à vivre de telle sorte que ce ne sont
plus des lettres mortes ou des normes dépassées qui prédominent en nous, mais
Dieu.
La
parole de Jésus nous libère de la mauvaise conscience qui nous assaille quand
nous lâchons des relations engourdies, ou des habitudes ou des rituels qui n’ont
plus de sens pour nous et que, de nous mêmes, nous n’oserions pas déclarer morts.
Par son langage radical, Jésus nous permet de nommer les choses par leur nom et
de les déclarer mortes.
Son
invitation à laisser les morts enterrer leurs morts nous encourage à prendre
nos distances avec des éléments qui ne nous regardent plus, comme par exemple
l’argent et la sécurité matérielle, qui n’ont pas trait à notre vraie vie.
Nous
devons nous concentrer sur le royaume de Dieu et sur son annonce. Nous devons
montrer comment Dieu accède au pouvoir en nous. Si Dieu règne en nos cœurs,
nous revivons. »[4]
Amen.
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