Mc 12, 38-44
Lectures bibliques : Dt 24, 17-22 ;
Mt 23, 1-9.23 ; Mc 12,38–13,2
Thématique :
le dernier sou de la veuve ou l’au-delà de la religion
Prédication de
Pascal LEFEBVRE / Tonneins, le 23/10/16
(inspiré d’une
méditation de Jean-Marc Babut)
Nos lectures bibliques
de ce jour mettent en évidence une sévère mise en garde de Jésus contre les
« scribes », c’est-à-dire contre les experts bibliques de l’époque,
les spécialistes de ce qu’on appelle le « Pentateuque », les cinq
premiers livres de nos bibles.
Et comme il y
est beaucoup question de lois, ces spécialistes étaient, en quelque sorte, des
juristes reconnus, des professionnels du droit de Dieu.
Ce qui peut
sembler surprenant, c’est que Jésus s’adresse à la foule en disant :
« faites attention à ces gens-là ! »
C’est un peu
comme si quelqu’un disait aujourd’hui dans le monde médical « faites
attention aux médecins ! » ou dans une église « méfiez-vous des
pasteurs ! »
Mais Jésus ne se
contente pas de cet avertissement, vis-à-vis des professionnels d’une institution
comme le Temple de Jérusalem, il donne des arguments, à travers trois
reproches :
- Premièrement,
il démasque leur appétit de préséance : Ils
aiment, dit-il, se promener avec de longues robes (sous-entendu pour qu’on
ne risque pas de les confondre avec le tout-venant), [ils aiment à] être salués sur les places publiques, avoir
les premiers sièges dans les synagogues et les premières places dans les dîners
(c’est-à-dire à ce que leur supériorité sur le commun des mortels soit partout
reconnue).
Heureusement, ce
genre de privilèges semble avoir disparu aujourd’hui pour les ecclésiastiques,
en tout cas dans l’église protestante. Bien qu’ils existent encore certainement
pour d’autres, comme certains hommes politiques ou quelques grands patrons, qui
se croient au-dessus du lot de l’humanité commune… et parfois même au-dessus
des lois… alors qu’ils devraient davantage être au service de l’intérêt commun.
- Le deuxième
reproche que Jésus adresse aux scribes est assez terrible : ils dévorent les maisons des veuves.
Par cette image
forte, Jésus veut dire que ces gens s’emparent avec avidité des rares biens
dont disposent encore les pauvres veuves.
De par leur
situation prépondérante de savoir et le monopole qu’ils prétendaient détenir au
sujet des choses de Dieu, il était relativement facile, pour ces scribes, de
manipuler les fidèles, à commencer par les plus fragiles : les veuves.
Sans trop de
difficultés, on imagine que ces experts de la « Loi de Dieu »
devaient réussir à persuader les fidèles à consentir à quelques offrandes
extraordinaires, à quelques sacrifices, pour embellir et enrichir le Temple, la
maison de Dieu.
Il ne s’agissait
sans doute pas d’« enrichissement personnel », mais de ce qu’on
appellerait aujourd’hui : « abus de faiblesse » ou « trafic
d’influence », toujours pour la bonne cause, c’est-à-dire pour leur
parti : celui de Dieu ou plus exactement celui du Temple.
Bien sûr, une
telle attitude, qui consiste à s’attaquer aux plus faibles de la société, est
d’autant plus contestable aux yeux de Jésus que le livre du Deutéronome demande,
au contraire, d’être attentif et de secourir l’orphelin et la veuve, car
ceux-ci pouvaient se trouver du jour au lendemain sans protection et sans moyen
de subsistance.
- Enfin, le
troisième raté de ces gens, qui se sentaient pourtant si justes devant Dieu,
c’est leurs « longues
prières ».
Le problème,
bien évidemment, ce n’est pas le fait de prier, en tant que tel, mais c’est que
ces prières soient faites en public, pour se faire voir, « pour l’apparence » précise Jésus.
Ainsi, la prière
se trouve complètement détournée de son sens. Elle ne sert plus à entrer dans
une relation de cœur-à-cœur avec Dieu, dans le secret (cf. Mt 6, 5-8), mais
elle est instrumentalisée, au service d’un autre but : briller aux yeux
des hommes, se glorifier, montrer qu’on est appliqué à cette
« discipline » et qu’on mérite bien la position magistrale d’homme de
Dieu.
Ensuite, nous
avons entendu l’épisode de la veuve et de son offrande dans le Temple.
Pour interpréter
le commentaire de Jésus, il faut garder en mémoire ce qui vient d’être dit au
sujet des scribes, car ce n’est pas un hasard si l’évangéliste Marc place ce
récit après cette sévère critique à l’égard des Religieux qui ont un lien avec
le Temple.
A côté des
riches donateurs qui offrent au Temple des dons importants, qui ne représentent
que leur superflu, Jésus observe une veuve, visiblement des plus pauvres, qui jette
dans le tronc quelques piécettes, qui représenteraient peut-être quelques centimes
d’euros de nos jours. Et il commente ainsi son geste : « En vérité, je vous le dis, cette veuve pauvre a mis plus que tous
ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur
superflu ; mais elle, elle a pris sur sa misère (sur son indigence) pour mettre tout ce
qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre (toute sa subsistance). »
Il y a sans
doute plusieurs niveaux de lecture de ce commentaire :
Le terme grec « bios »
veut dire « [sa] vie, [son] bien, [ses] ressource[s] ». Autrement dit,
toute sa vie, tout son être.
La pauvre femme n’a pas simplement jeté dans le tronc ce qu’elle
avait en plus, elle a donné de sa personne, elle a offert ce qui lui était
nécessaire pour vivre.
Mais la question fondamentale qu’on peut se poser, c’est de savoir
si ce que Jésus observe ici, comme un spectateur étonné, comme quelque chose de
stupéfiant, est pour lui une bonne chose ou une mauvaise chose ? Car il ne
semble porter aucun jugement moral à ce sujet.
J’aurais tendance à répondre, sans doute, les deux à la fois :
- Ce qu’il constate avec admiration, c’est le geste de don de soi
que réalise cette pauvre femme. Elle n’est pas dans le calcul. Son geste
d’offrande est un geste du cœur, qui montre sa totale confiance en Dieu, son
amour, sa générosité, sa dévotion envers son Dieu.
Jésus semble donc pointer ici le geste gratuit de don de soi, le
geste impressionnant de générosité de cette pauvre femme. On pourrait
dire son geste d’amour pour Dieu.
- Mais, en même temps, si on relie/t ce que Jésus pointe ici
avec ce qu’il dit avant et après cette scène (la critique des scribes, d’une
part, l’annonce de la ruine du temple, d’autre part), on peut aussi constater
que le Maitre est en réalité interrogatif vis-à-vis de ce geste, non pas à
cause de l’offrande bouleversante d’amour pour Dieu de cette femme, mais à
cause du Temple, à cause de ce que la Religion instituée fait faire à cette
pauvre veuve. D’une certaine manière, ce geste est dramatique.
Il est évident que cette femme est sincèrement convaincue de
ce qu’elle fait. Elle y met tout son cœur. Mais, fondamentalement, n’a-t-elle
pas été abusée ?... abusée par la Religion et les Religieux ?
Qui lui demande tant de sacrifices ? Dieu ou les
Religieux du Temple ?
Ce que cette femme croit donner à Dieu – par son geste
sincère – va-t-il vraiment à Dieu ? Ne va-t-il pas plutôt à tous ces Religieux,
ces scribes et ces spécialistes de la Religion, qui vivent des offrandes du Temple…
et que Jésus critique si sévèrement ?
Fondamentalement, Dieu exige-t-il de nous de tels
sacrifices ?
Voyez-vous en écoutant Jésus parler de son Père dans les
évangiles (d’un Dieu bon, miséricordieux, compatissant : un Dieu qui
donne, qui se donne et qui pourvoit au bien de toutes ses créatures), j’ai bien
l’impression que « non ».
Non, Dieu ne réclame rien de nous, aucun sacrifice, aucun
exploit, aucune privation ! Ce qu’il veut de nous, ce n’est pas pour Lui
qu’il le désire, mais pour nous… nous, tous ensemble.
Ce qu’il veut de nous, c’est que nous nous mettions enfin à l’écoute
de son Evangile de l’amour du prochain. Et c’est sans doute ce que les Religieux
du temps de Jésus n’ont pas compris, puisqu’au lieu de s’occuper de cette
pauvre femme, de cette veuve, à qui ils devaient « secours » et « solidarité »
– comme le prévoit le Deutéronome, – en réalité, ils font le contraire :
Sous prétexte de lois et de volonté divine, leurs discours
incitent cette pauvre femme à se saigner aux quatre veines, pour donner le peu
dont elle dispose, pour s’appauvrir encore davantage, en offrant même ses derniers
moyens de subsistance, quitte à se retrouver dans la misère.
Alors, certes, son geste est beau et bouleversant, parce
qu’il témoigne de son amour pour Dieu. Mais, il est aussi inutile, à la fois
dérisoire et absurde.
On pourrait même dire qu’il est, d’une certaine manière, contraire
à ce que Dieu attend des humains.
Dieu n’attend rien pour Lui-même. Il n’attend pas de nous
quelques sacrifices, pour mériter son amour ou notre paradis. Il attend tout
simplement l’amour, la paix et la justice. Ce que Jésus appelle à respecter
dans la loi : « la justice, la
miséricorde et la fidélité (la foi) » (cf. Mt 23,23) comme nous
l’avons entendu.
Dieu attend que les humains enfin se respectent et s’aiment
comme des frères. Il attend que les humains prennent soin de cette pauvre
femme, comme la justice le prévoit – tout simplement – plutôt que de lui faire
croire qu’elle honorera Dieu, en se privant de tout.
Alors, à qui profite le discours religieux, sinon aux
scribes eux-mêmes, aux prétendus « experts » des choses de Dieu ?…
c’est-à-dire à ceux qui vivent du système, de la religion instituée autour du Temple,
et qui tirent, sans doute, quelques avantages de la générosité des pratiquants.
C’est évident, ceux qui imposent toutes ces charges aux
autres, notamment aux plus pauvres, sont ceux qui ne les vivent pas eux-mêmes
et en qui profitent allégrement.
(C’est d’ailleurs, ce que beaucoup de nos contemporains
reprochent aujourd’hui à certains hommes politiques : de profiter du
système, en étant complètement déconnectés des réalités quotidiennes.)
C’est précisément ce que Jésus reprochait aux scribes et aux
pharisiens. Je cite : « ils
disent et ne font pas. Ils lient de pesants fardeaux et les mettent sur les
épaules des hommes, alors qu’eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt »
(Mt 23,4).
On peut donc lire dans cette scène, à la fois, une
admiration de Jésus envers le geste de générosité de cette veuve, mais, plus
encore, une critique sévère de la Religion, qui, d’une certaine manière, est
doublement fautive : elle ne s’attache pas à pratiquer la justice, en
étant solidaire de cette veuve, mais, plus grave encore, elle fait croire à
cette femme que Dieu attendrait de nous – et d’elle en particulier – quelques
sacrifices.
Il suffit, pour s’en rendre compte, de relire ce que disaient
déjà des prophètes comme Osée, par exemple (voir aussi Es 1, 10-17), qui parlent
au nom de Dieu. Je vous cite quelques versets : « Qu'on agisse avec bonté : voilà ce que je
désire beaucoup plus que des sacrifices ; et qu'on me reconnaisse comme
Dieu, plutôt que de consumer des animaux sur l'autel » (Os 6,6).
Ou encore
d’écouter un scribe converti au message de Jésus : « [Dieu] est l’unique… L’aimer de tout son cœur … et aimer son
prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et
sacrifices » (cf. Mc 12, 28-34).
Bien des passages bibliques nous montrent que Dieu n’attend pas
de nous une charge, quelque chose d’éprouvant ou quelques peines, en vue
d’expier nos erreurs.
Ce qu’il veut, c’est notre épanouissement et notre bonheur.
Mais celui-ci ne peut advenir sans justice, sans amour. Car le bonheur
évangélique n’est pas un bonheur individualiste, lié aux plaisirs égoïstes, au « chacun
pour soi ». C’est un bonheur fraternel et solidaire, promis à tous… un
bonheur dans la relation juste à autrui. C’est ce dont parlent les béatitudes ou
le Psaume 1 : un bonheur lié à la justice.
On comprend donc mieux pourquoi Jésus critique les Religieux
et annonce la destruction du Temple. Ce qu’il annonce, c’est la disparition, un
jour ou l’autre, de cette idée d’un Dieu marchand… un Dieu dont il faudrait
acheter la vie… un Dieu qu’il faudrait payer pour racheter ses fautes… un Dieu
qui demanderait et se satisferait de sacrifices.
De deux choses l’une : Ou Dieu est un Dieu d’amour, un
Dieu de grâce, qui aime gratuitement et qui pardonne par amour… ou Dieu est un
Dieu marchand, un Dieu dont il faut mériter le pardon, en rachetant nos péchés,
et qu’il faut satisfaire par quelques sacrifices, pour obtenir réparation de
nos fautes.
Le premier, c’est le Dieu de Jésus-Christ. Le second, c’est
le Dieu de la Religion. Mais le problème, c’est que la Religion n’a pas
supporté le message révolutionnaire de Jésus. Et, le paradoxe, c’est qu’elle a
même tenté de récupérer son discours, en le détournant, puisqu’elle a osé interpréter
sa mort sur la croix comme un sacrifice. Ce qui est totalement contraire à la
manière dont Jésus parle de Dieu, son Père (comme un Dieu gratuit), mais aussi
contraire à ses gestes, puisque Jésus avait chassé les marchands du Temple,
pour mettre fin au commerce des sacrifices d’animaux destinés à Dieu : une
manière de faire comprendre à ses contemporains que Dieu n’exige rien de tel.
En bref, Jésus annonce la ruine du Temple. Il annonce que cette
Religion de l’échange – du commerce avec Dieu – va mourir, pour laisser place à
un Dieu gratuit et accessible à tous. Un Dieu qui n’exige rien pour Lui-même,
mais qui se donne totalement. Et c’est pour cela que le geste de cette femme
est juste : elle est dans le don de soi. D’une certaine façon, sans le
savoir, sans en avoir vraiment conscience, elle imite la manière d’agir de Dieu :
elle se donne pleinement… elle donne ce qu’elle est, ce qu’elle a, sans
compter.
Avant de conclure, je voudrais vous lire quelques phrases
d’une prédication du pasteur Louis Simon, dont je partage la lecture. Il
analyse le geste de cette veuve comme un acte fou, un acte hors norme de don de
soi, un acte asocial, quasiment secret. Pour lui, cet acte redoutable est comme
« une sorte de meurtre
silencieux contre soi-même ». Il nous projette au-delà de toute morale, au-delà
de toute religion. Exactement comme le fera Jésus en acceptant la mort sur la
croix.
Et du coup, cela nous interroge et remet en cause notre
manière de penser la croix, non pas comme un sacrifice, mais comme le don de
soi radical de celui qui a déjà tout donné.
Je vous lis quelques lignes : « [il y a une] totale opposition entre deux lectures : ou
bien Jésus sur la croix est offert en sacrifice, ou bien Jésus meurt comme
cette veuve, n’ayant aucun sacrifice à offrir, car ayant réellement déjà tout
donné : [c’est la] mort du Pauvre absolu.
[Mais]
si Dieu n’est plus le Dieu des sacrifices, comment parler de lui
désormais ? Pour l’Evangile, Dieu est celui qui donne. Il ne reçoit, ni ne prend rien, il donne
tout ce qu’il a, tout ce qu’il est. Il est amour, même sans contrepartie, sans
retour. Il est grâce. Rien que grâce. » [Sans le savoir, la pauvre
femme agit à la manière de Dieu… comme le fera aussi Jésus. Ça s’appelle
l’amour, la liberté, la gratuité !]
* Alors, pour conclure sur quelque chose de plus concret et
de plus basique… puisqu’il s’agit avec notre passage d’offrandes au Temple… on
peut se demander pourquoi donner de l’argent à l’Eglise, encore aujourd’hui ?
Vous l’avez compris, ce n’est certainement pas pour plaire à
Dieu… pour avoir la certitude d’aller au paradis… ni pour acheter une bonne
conscience ou l’indulgence de Dieu, par rapport à quelques fautes que nous
aurions pu commettre. C’est inutile de ce point de vue. Soyez-en assurés :
l’amour de Dieu nous est offert gratuitement !
Non. Si vous avez envie de donner quelques offrandes à l’Eglise,
aujourd’hui, comme hier ou un autre jour, c’est pour lui permettre de
poursuivre sa mission étonnante : annoncer la Bonne Nouvelle d’un Dieu
gratuit, un Dieu qui aime sans sacrifice et sans condition.
Si nous donnons, ce n’est pas pour faire vivre, en tant que
telle, une institution qui s’appellerait l’Eglise, permettant au passage de
nourrir quelques pasteurs – ça c’est accessoire : c’est un moyen, pas un
but –. C’est, avant tout, pour permettre à un message, à une Bonne Nouvelle de
circuler, de se diffuser, d’être proclamé(e).
Le paradoxe, c’est que cette Bonne Nouvelle annonce la fin
de la Religion du marchandage, du commerce avec Dieu, pour proclamer l’amour
inconditionnel de Dieu, pour proclamer sa Grâce.
Le Dieu de Jésus-Christ ne demande jamais à être servi ou
honoré aux dépens de la vie des humains – c’est ce que nous rappelle la
diatribe de Jésus envers les scribes.
Dieu veut la miséricorde et la justice, pour la simple et
bonne raison que nous sommes tous liés. D’un point de vue spirituel, tous les
humains sont unis les uns aux autres… et nous sommes tous liés à Dieu (que nous
voulions ou non le savoir).
Jésus a une formule pour exprimer cette communion invisible
avec Dieu : « Je suis dans le
Père, comme le Père est en moi » dit-il (Jn 14,10-11). Croyez bien que
cette affirmation n’est pas réservée à Jésus, mais à tous les humains, tous les
enfants de Dieu.
L’amour de Dieu agit en nous : Nous sommes dans le Père
comme le Père est en nous.
C’est peut-être ce qu’avait compris cette pauvre veuve, en
se donnant totalement dans son offrande. C’était sa manière de se sentir en
pleine communion avec Dieu, de se savoir unie à Lui.
Amen.
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