Mt 14, 13-21 / Mc 6, 30-44
Lectures
bibliques : Ex 16, 11-18 ; 2 S 6, 12b-19 ; Mt 14, 13-21
Thématique :
la dynamique de la foi ou le miracle du pain partagé
Prédication de
Pascal LEFEBVRE / Marmande, le 31/08/14, culte avec Ste Cène.
* Ce récit bien
connu de « la multiplication des pains » suscite beaucoup de
questions. Il a sans doute donné du fil à retordre à bien des théologiens et
des lecteurs chrétiens depuis 2000 ans.
Il y a
évidemment différentes manières d’aborder ce passage de l’évangile.
Ce matin, je
vous en proposerai une relecture plus « symbolique » que « miraculeuse »,
au moins pour deux raisons :
- D’une part,
parce que je ne pense pas que l’intention et la préoccupation des évangélistes
soient de focaliser les lecteurs ou les auditeurs que nous sommes, sur l’aspect
miraculeux, légendaire ou, à proprement parler, prodigieux d’un événement… en nous fournissant l’image d’une sorte de
« Jésus superman » capable de multiplier le pain par mille. Mais
qu’ils nous racontent cet événement en raison de son sens.
- Et, d’autre
part, parce que notre rationalité du 21e siècle – à la suite
d’Einstein (avec son fameux « E = mc 2 ») – nous empêche
de penser que Jésus ait pu créer de la matière à partir de rien ou presque, sauf
à disposer d’une source d’énergie considérable.
Autrement dit,
je vous propose de ne pas entendre ce récit comme celui d’un événement
surnaturel, où Jésus se serait affranchi des lois de la nature, mais autrement.
Pour cela,
essayons de répondre aux questions suivantes :
Pourquoi les
évangélistes nous racontent cet événement et que veulent-ils nous
dire ? ; Où est le miracle dans cette histoire ? ; En quoi
cela nous concerne-t-il aujourd’hui ?
Bien entendu, on
peut toujours lire ce récit comme un miracle prophétique sur le modèle d’Elie
(1 R 17, 14) ou d’Elisée (2 R 4, 42-44) ou encore comme une préfiguration de la
cène eucharistique de l’Eglise. Mais, je vous propose davantage de le voir
comme une prophétie du banquet messianique… qui consiste, d’une part, à
présenter Jésus comme le messie, successeur de David, rassasiant son peuple… et,
d’autre part, à ouvrir les disciples et la foule à la nouveauté du règne de
Dieu… et donc à une éthique de responsabilité… fondée sur le don et le partage.
Dans l’Ancien
Testament, l’auteur du second livre de Samuel nous présente la figure de David
et nous raconte que David bénit le peuple au nom du Seigneur et distribue à
toute la multitude d’Israël, hommes et femmes, une miche de pain par personne
(cf. 2 S 6, 19).
C’est, en effet,
le devoir du roi, du Messie, d’assurer le pain à son peuple.
Dans « le
récit du pain partagé » de l’Evangile, c’est précisément ce que Jésus va
faire, démontrant ainsi qui il est –
le Messie – à travers un geste identique à celui de David :
Que se
passe-t-il exactement ?
Alors que Jésus
se retire dans un lieu désert – éloigné des villages habités – il est rejoint
par la foule. Dès lors, pris de compassion pour cette foule de gens désorientés
(cf. Mc 6, 34), il s’attache à leur délivrer un enseignement (cf. Mc 6, 34) et
à guérir ceux qui en ont besoin (cf. Mt 14, 14).
Le soir venu,
les disciples s’inquiètent – à juste titre – de l’intendance pour cette grande
assemblée qu’il faudrait maintenant congédier, afin que chacun puisse regagner
un village, pour s’acheter des vivres. Dans leur idée, chacun doit se
débrouiller. C’est à la foule affamée de se nourrir elle-même !
Mais Jésus ne
veut pas renvoyer toutes ces personnes à jeun. Il interpelle alors ses
disciples et les place devant une responsabilité nouvelle : « donnez-leur, vous-mêmes à
manger » dit-il. Cela vous
concerne, c’est votre affaire !
Sans doute
surpris par cet impératif, les disciples ouvrent leurs sacs et se renseignent à
droite et à gauche. Ils récupèrent, tant bien que mal, seulement… misérablement… « cinq pains et deux poissons ».
[L’évangéliste
Jean raconte que c’est un garçon, un enfant qui les apporte (cf. Jn 6,9).]
Evidemment, cinq
pains pour cinq mille hommes… la quantité semble dérisoire, pour ne pas
ridicule ! Mais Jésus ne se décourage pas par ce premier résultat, signe
de la volonté de partage de quelques âmes généreuses et confiantes.
Il prend les
pains et dit la bénédiction les yeux tournés vers le ciel, il les rompt et les
donne aux disciples.
Ce sont là des
gestes très simples, qui appartiennent à la berakah
juive de chaque jour sur le pain : « Béni
es-tu Seigneur, notre Dieu, roi du monde, qui fais sortir le pain de la
terre ». C’est sans doute ce type de formulation – déjà attestée dans
un texte ancien, la Mishna Berakot (VI,
1) et encore la même actuellement dans le Judaïsme – que Jésus a pu employer.
Il s’agit par
là, non pas de bénir le pain, mais Dieu, qui le fait « sortir » de la
terre… à l’image du don de la manne dans le désert, au temps de l’Exode.
Déjà, du temps
de Moïse, il ne s’agissait pas d’accumuler la manne ou de la conserver, pour en
faire des réserves, mais de savoir la partager entre tous, pour le besoin
journalier de chacun (cf. Ex 16, 14-21).
Ces paroles de
bénédiction rappellent la liberté souveraine du « Seigneur, roi du monde »
de produire autant de pain qu’il veut et donc de le multiplier à son gré… pour
autant que les hommes sachent le partager.
Ce sont aussi
les mêmes mots, les mêmes gestes, qui préfigurent l’institution de la Ste cène,
de « l’eucharistie » selon le terme grec, qui est l’équivalent de
l’hébreu berakha, bénédiction… pour
rendre grâces à Dieu (cf. Mt 26, 26-28).
C’est alors que
se produit le miracle… Non pas le miracle d’une multiplication de la matière
des pains… Mais le miracle du pain partagé… le miracle de la confiance initiée
par Jésus :
Il a fallu que
quelques-uns osent faire le premier pas… en donnant presque rien, le peu qu’ils
avaient… en mettant à disposition, non pas seulement leur superflu, mais leur
indigence, leur pauvreté… que ce geste soit reconnu par Jésus et qu’il reçoive
l’approbation, le « oui » de Dieu… pour que d’autres, à leur tour, osent
faire de même… pour qu’ils mettent au service de tous le peu qu’ils ont à
partager.
Le miracle… c’est
que la nouvelle mentalité du don et du partage – signe du Royaume, du monde
nouveau de Dieu que Jésus annonce – ait finalement pris le dessus sur l’impuissance
initiale des disciples et la passivité de la foule… C’est que la foi de Jésus et progressivement de
tous ceux qui étaient là, ait suffi à rassasier cinq mille hommes (sans compter
les femmes et les enfants) comme au temps de Moïse (cf. Mt 14, 21 voir Ex 12,
37)… qu’il y en ait eu largement assez pour tous… et même que ce grand partage
ait pu dépasser tous les besoins, pour qu’il en reste de quoi remplir douze
corbeilles.
Ces morceaux de
reste peuvent être lus, eux aussi, comme un signe : le signe que Dieu ne
mesure jamais ses dons avec une balance… mais qu’il agit, sans compter, avec
une surabondance magnanime.
[Ce signe de la
surabondance du banquet messianique – tel un grand festin, offert par le
messie, rassemblant l’humanité réconciliée – a reçu différentes interprétations,
dans la mesure où le même récit est parfois raconté plusieurs fois dans les
évangiles [1] :
Dans le premier
récit du pain partagé raconté par Matthieu, il est resté douze corbeilles, à
l’image des douze tribus d’Israël. Dans le second récit presque identique (cf.
Mt 15, 32-39), il en reste sept, ce qui pourrait être une allusion au nombre
des nations : soixante-dix. [2]
Bien que le
banquet du royaume soit ainsi distingué en deux moments : pour les Juifs
et les païens (les gentils)… il s’adresse ainsi à tous… à toux ceux et à toutes
celles qui souhaitent entrer dans la nouvelle mentalité du don et du partage
proposée par Jésus.]
* Alors, chers
amis… il est possible que cette interprétation vous paraisse contestable, parce
qu’elle ne s’arrête pas à l’idée habituelle que nous nous faisons du terme « miracle »
que l’on associe facilement à un acte de puissance ou de magie. Mais, je crois
pourtant qu’elle nous enseigne plusieurs choses importantes :
- Premièrement… qu’on ne peut pas tout attendre des autres ou
de Dieu, en restant couché sur l’herbe, à l’image de cette foule… sans avoir
soi-même à s’impliquer comme les disciples… sans avoir à prendre sa part de
responsabilité.
« Donnez-leur vous-mêmes à manger ! »
dit Jésus à ses compagnons.
Face aux
difficultés de notre monde, au mal, à l’injustice, à la misère, à la pauvreté…
on ne peut pas vouloir changer les choses ou demander à Dieu de le faire (comme
un dieu magicien)… sans commencer par s’y engager soi-même, sans entrer dans
cette nouvelle mentalité du Royaume, qui nous appelle à prendre l’initiative.
C’est bien ce
que Jésus nous rappelle dans son sermon sur la montagne :
« Tout ce que vous voulez que les
hommes fassent pour vous, faites-le [d’abord] vous-mêmes pour eux » (cf. Mt 7, 12).
- Deuxièmement… que
notre action, notre participation à des actions qui peuvent nous paraître
« petites », « dérisoires », pour ne pas dire
« insignifiantes », peut, en réalité, être source de changement et
avoir des conséquences inattendues, bien au-delà de ce que nous pouvons parfois
imaginer.
Il suffit de
regarder quelques grandes figures de l’histoire contemporaine pour s’en
convaincre : Gandhi, Mandela, mère Theresa, l’abbé Pierre, etc.… Tout ce
qu’ils ont pu faire d’extraordinaire a connu des débuts modestes… leur action a
commencé à partir du « presque rien » qu’ils ont apporté, et parfois
simplement d’un nouveau comportement, d’une décision personnelle tournée vers
les autres, en direction de la non-violence, de la paix, du don ou du partage.
- Troisièmement…
que ces débuts humbles et modestes… qui participent au don… au don de soi, de
sa personne, de son temps, de ses biens, de ses compétences, en faveur des
autres… et peut-être même, plus fondamentalement, au fait d’oser partager ses attentes,
ses manques ou ses révoltes (à l’image de ces grandes figures qui ont initié un
changement)… en bref, tout ce qui peut, à termes, avoir des conséquences
incalculables… tout cela est rendu possible par une toute petite chose, à
l’image d’une graine de moutarde : la foi, la confiance.
Rien n’est
possible sans cette confiance initiale… cette confiance en Dieu, en soi et dans
les autres…. qui nous permet de participer, de prendre part à cet élan de vie
que Dieu nous donne.
Bien souvent,
nous pensons avoir trop peu, pour que ce soit utile ou efficace, pour que cela
puisse changer quoi que ce soit dans ce monde…. Avoir 5 pains et 2
poissons : qu’est-ce que c’est ?
Mais Jésus nous
montre que de ce peu tout est
possible, si nous osons la confiance, si nous prenons le risque de le mettre à
disposition, de le partager, de l’offrir… autrement dit, si nous osons nous
inscrire dans l’élan de la Grâce propre à Dieu… si nous acceptons de faire
rayonner les dons que nous avons reçus de la vie, en les partageant.
- Quatrièmement…
que nous pouvons développer ce désir de prendre part au royaume, au monde
nouveau de Dieu… que nous pouvons en être des artisans… en nous inscrivant dans
le geste de Jésus… dans la dynamique qu’il est venu initier.
Or, qu’est-ce
qui est à l’origine du geste… de l’attitude de Jésus ?
Notre passage
nous éclaire :
. La compassion et l’amour du prochain, d’une
part :
L’évangile
précise que Jésus voit tous ces gens désemparés autour de lui… ces gens qui
sont sans direction, sans but, qui n’ont pas de berger pour les guider (cf. Mc
6,34).
Aussi, a-t-il le
cœur serré… est-il ému de compassion (cf. Mc 6,34 ; Mt 14,14)… il ne veut
pas les laisser repartir sans une parole, sans un enseignement… ni les mains
vides et le ventre creux.
. L’amour de Dieu, d’autre part :
Cet amour se
manifeste par la bénédiction que Jésus prononce… par le fait de reconnaître et
de rendre grâces à Dieu, pour tous les dons reçus, si grands ou si petits soient-ils.
C’est donc
l’amour qui est le moteur de l’action de Jésus… qui est à l’origine de sa
confiance… à l’initiative de son appel au don et au partage.
Alors… si nous
avons parfois du mal à ouvrir nos mains pour les autres, à nous inscrire dans
la gratuité… parce notre société, fondée sur la logique marchande du
donnant-donnant, de la réciprocité, du mérite, nous apprend plutôt à les
fermer… à les ouvrir uniquement sous condition ou avec contrepartie… ou à nous
cramponner à ce que croyons posséder… peut-être pouvons-nous commencer par élargir
notre cœur, en tournant notre regard vers Dieu et vers la Création, vers tous
les dons que nous avons reçus dans notre vie… pour en prendre conscience et en
louer le Seigneur… pour recevoir à nouveau notre existence comme une
bénédiction.
Dès lors, nous
pouvons nous tourner vers nos semblables avec un autre regard, pour être, à la
suite du Christ, des initiateurs de nouveauté et de gratuité, dans notre monde.
* Je crois qu’il
y a réellement une urgence éthique à la responsabilité et au partage… un appel que
l’Evangile nous fait entendre avec ce récit :
A l’heure où
notre monde occidental – et notre Europe – se trouve devant des choix de
société importants à faire pour l’avenir… face à une crise de notre modèle
« néo-libéral », fondé sur l’intérêt particulier, l’individualisme,
la course à l’accaparement des richesses, au désir de convoitise… surtout maintenant que les limites du système
apparaissent de plus en plus fortement … nous sommes appelés à nous positionner
entre deux attitudes contraires :
- la tentation
du repli et du protectionnisme (et peut-être même du nationalisme), face à un
monde soumis au règne de la concurrence, à une guerre économique devenue
fratricide (il suffit de regarder, à côté de chez nous, la situation de
précarité de millions de Grecs ou de Portugais… ou celle des migrants qui
arrivent à Lampedusa)…
- ou – autre
possibilité – la perspective d’une collaboration, d’une coopération mondiale,
en vue d’un plus grand partage des richesses et des ressources.
Bien entendu,
cette alternative ne concerne pas seulement les dirigeants et les puissants de
ce monde, il revient à chacun de se positionner à titre personnel, à travers
ses choix de vie, sa vie professionnelle, sociale et relationnelle.
Face à cela,
Jésus nous indique la seule voie d’un salut possible pour l’humanité :
la seconde, celle du don et du partage… de la mise à disposition de ce qui nous
a été offert… de ce que nous avons reçu gratuitement ou avec notre engagement,
par nos efforts et notre travail.
Alors… avec
confiance et compassion… osons ouvrir
nos cœurs et nos mains, pour prendre part au monde nouveau de Dieu.
Amen.
[1] 2 fois chez Matthieu et
Marc, 1 fois chez Luc et Jean.
[2] Autre nuance, qui peut
avoir un sens, comme le souligne Alberto Mello, au sujet de la version
matthéenne : « Dans le premier récit Jésus « dit la bénédiction » (eulogesen), tandis que dans le second «
il rend grâces » (eucharistésas). Il
n'y a pas de doute que le geste est le même et les paroles récitées identiques,
mais le choix (déjà opéré par Marc) de deux termes différents, l'un plus proche
du sens originel de la berakah juive,
l'autre au contraire projeté vers ce qui sera par la suite l’eucharistie
chrétienne, semble être un indice assez éloquent ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire