Mc 3, 20-35
Lectures
bibliques : Mc 3, 1-7 ; 20-35
Thématique :
l’Évangile contesté
Prédication
reprise en bonne partie de Jean-Marc Babut / Marmande, le 05/02/16
Jésus a-t-il
perdu la tête ? Ou n’est-ce pas plutôt le monde – qui par peur : peur
de ce qui est inexpliqué, peur de manquer, peur de perdre, peur de l’inconnu… –
qui perd la tête et marche à l’envers ?
Nous le voyons
dans le passage que nous méditons aujourd’hui, Jésus est contesté de deux
façons différentes : d’une part, il doit faire face à une accusation de
possession démoniaque portée contre lui. D’autre part, il doit aussi faire face
à une démarche de sa famille pour le récupérer.
Face à ces
tensions, on peut avoir du mal à discerner la Bonne Nouvelle qui se cache dans
ces épisodes, tant Jésus semble contesté, tant son action semble inspirer la
méfiance.
Pourtant, la
Bonne Nouvelle – à ce qu’en dit Marc, au début du chapitre 3 – c’est que Jésus
est bel et bien « la main de Dieu ». Par lui, Dieu guérit. Un Souffle
de renouveau, de guérison, de vie nouvelle arrive jusque dans la vie des hommes
et des femmes qu’il rencontre.
Jésus vient
distiller la confiance et l’amour de Dieu. Il annonce la Bonne Nouvelle de la
venue du Règne de Dieu, de son monde nouveau, ici et maintenant. Et ce salut se
manifeste concrètement dans la vie d’une multitude de gens.
Mais tout cela
vient déranger la vie bien réglée des autorités religieuses. L’enseignement et
l’action de Jésus sont considérés comme un danger grave : danger pour
lui-même, pense la famille de Jésus (la suite a montré qu’elle n’avait pas
tort) ; danger pour la religion officielle, pour l’équilibre de la
société, danger pour le monopole que détiennent les maîtres de la loi. Car,
comme on n’explique pas bien comment Jésus opère toutes ces guérisons, alors
qu’il ne respecte pas toutes les règles : le jour du sabbat, la séparation
entre les « purs » et les « impurs », et qu’il côtoie un
certain nombre de marginaux et de pécheurs… on préfère penser que son action
est diabolique ou satanique, car aucun prophète de Dieu ne pourrait agir de la
sorte, sans respecter scrupuleusement la lettre de la loi. C’est, en tout cas,
ce que semble penser un certain nombre de ses coreligionnaires.
Jésus est donc
considéré comme « dangereux » par tous ceux qui ignorent le
« monde nouveau » qu’il est venu présenter et proposer de la part de Dieu.
Je voudrais, ce
matin, vous livrer une méditation du théologien Jean-Marc Babut sur ce passage,
qui me semble tout à fait pertinente.[1]
Il prend appui
sur deux exemples de ce qui était susceptible d’inquiéter autant les proches de
Jésus que ses adversaires : D’abord, l’attitude de Jésus à l'égard de la
loi de Moïse. Car vous savez l'importance de la Loi dans le Judaïsme. Et,
d’autre part, les fréquentations de Jésus, qui se plait à ne pas côtoyer que
les bons croyants et les bien-pensants, mais à aller à la rencontre de ses
contemporains, même des pécheurs, des ramasseurs de taxes, des païens, etc.
« D'abord
[la question du rapport à] la Loi. Pour Israël, la volonté de Dieu a été consignée
par écrit une fois pour toutes dans la loi de Moïse. Celle-ci est désormais
considérée comme un texte sacré et donc intouchable. Cet enseignement sacré et
intangible exige obéissance, il ne peut être discuté. Pour que tout soit
clair, les rabbins ont dégagé 613 commandements, dont 365 interdictions et 248
prescriptions. Chacun peut donc désormais se situer par rapport à cette loi, il
peut savoir s'il en a fait assez ou s'il n'est pas en règle. Chacun peut aussi
savoir où en sont les autres, s'ils sont de vrais fidèles ou au contraire des
pécheurs, comme on disait au temps de Jésus. Chacun se fait ainsi juge – juge
de lui-même et juge des autres.
Tel est le système de la Loi.
Certes, il réclame beaucoup de sérieux. Mais pour Jésus ce système de la Loi
est une vraie perversion de la volonté de Dieu. De la volonté vivante et libre
du Dieu vivant, on a fait un système figé du "permis" ou du "défendu",
un texte mort. Jésus veut rétablir le commandement de Dieu comme une parole
vivante qui concerne non pas 613 secteurs bien délimités de la vie, mais la vie
tout entière.
Pour Jésus la volonté de Dieu
concerne non pas des rites, mais notre manière de traiter les autres.
Rappelez-vous son passage à la synagogue de Capharnaüm, le jour où se trouvait
là un homme à la main paralysée. La loi sur le sabbat permettait-elle de
guérir cet homme ou l'interdisait-elle ? « Tu ne feras aucune œuvre en ce jour-là », rappelait
sans le dire le regard des maîtres de la Loi. Seulement ce jour-là il y avait
un infirme à guérir. Comment « sanctifier » ce jour, comme on dit dans notre
jargon, comment le consacrer à Dieu, sans venir en aide à cet homme, quitte à
faire un prétendu travail et à outrepasser l'interdiction édictée par la Loi ?
Ce jour-là qui a fait la volonté
de Dieu ? Était-ce les maîtres de la Loi qui ont respecté l'interdiction, ou
était-ce Jésus qui l'a enfreinte ? Le système de la Loi, malgré le caractère
sacré qu'on lui attribue, dévoie la volonté de Dieu en la réduisant à une règle
figée, morte et finalement inhumaine. Jésus a voulu ramener ceux et celles qui
l'écoutaient à la parole vivante de Dieu, qui s'adresse à des hommes et des
femmes vivants, en des circonstances toujours nouvelles dans lesquelles il faut
éventuellement prendre un risque. En accomplissant de cette manière la volonté
de Dieu, il commettait un sacrilège, du moins aux yeux des maîtres de la Loi, et
il acceptait d'avoir un jour à en payer le prix.
Je voudrais être sûr que dans nos
Eglises qui se réclament de Jésus, on n'est pas revenu subrepticement au
système de la Loi, en remplaçant l'Évangile par une nouvelle Loi, qui ne dit
pas son nom, une morale, par exemple, aussi rigide, qui définit par avance ce
qui est bien et ce qui est mal, ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, une
loi qui permet de nous juger nous-mêmes… [alors que Jésus nous appelle à ne pas
juger autrui, et nous présente Dieu comme Père, plutôt que comme un Juge.]
L'autre reproche que l'on fait à
Jésus, ce sont ses fréquentations. Pour lui, il n'y a pas de barrière entre
les humains ; pas de séparation de soi-disant fidèles et de prétendus
pécheurs, entre gens fréquentables et d'autres qu'il faut garder à distance, entre de prétendus « purs » et
de prétendus « impurs ». Jésus
fréquente aussi bien les pharisiens ultrapieux que les ramasseurs de taxes
maudits qui travaillent pour le fisc du roi Hérode Antipas ; autant les bien
portants que les lépreux qu'on mettait en quarantaine ou les fous ; aussi bien
les hommes (ce qui était admis) que les femmes (ce qui était plutôt mal vu).
Cela signifie qu'il fait bon-marché des distinctions établies par la Loi entre « fidèles » et « pécheurs », comme on disait,
entre « purs » et « impurs ». Ce
faisant, il compromet certainement l'équilibre de la société de son temps. Mais
cette société était-elle tellement satisfaisante ? Pas pour tout le monde, en
tout cas.
On comprend alors l'inquiétude de sa famille : Jésus se fait
remarquer ; il va attirer sur lui les foudres du pouvoir en place. Il est si
naïf, pense-t-on, qu'il ne se rend pas compte des risques qu'il court. Il
a perdu la tête.
En un sens les gens de sa famille ont raison. Du point de
vue commun, Jésus est trop subversif pour que son aventure ne finisse pas mal.
Il faut le protéger contre lui-même.
Mais cette famille, qui l'aime
sans toutefois le suivre, ne se rend pas compte que le salut de notre humanité
est au prix de cette folie qu'ils lui attribuent. Finalement est-ce bien lui
qui a perdu la tête ? N'est-ce pas plutôt tous les autres, y
compris sa propre famille, y compris les sages maîtres de la Loi, y compris - en
somme - tous les gens qui veulent maintenir les choses en l'état, sans se
rendre compte qu'ils privent ainsi l'humanité de la seule nouveauté qui peut la
sauver ?
[Et
il faut dire que des conservateurs et les privilégiés qui veulent maintenir les
choses en l’état – y compris leurs pouvoirs et leurs prérogatives, et les
injustices qui vont de pair – cela continue d’exister encore. Il suffit, par
exemple, de voir toutes les décisions décriées qu’a prises Donald Trump aux
Etats Unis depuis 10 jours. Un certain nombre de personnes dans son propre pays
voient déjà que ce repli sur soi et cette exclusion des autres (par exemple,
des mexicians comme des iraniens) risque de mener à la discorde et à la catastrophe.
Il faut espérer que nombre d’américains refusent et resistent contre tous ces
retours en arrière.
Mais
revenons à notre épisode :]
Les responsables de la société
religieuse du temps de Jésus - responsables ... et bénéficiaires ! - sont
beaucoup plus durs que sa famille. Ils raisonnent comme ceci : "puisque
Jésus s'oppose à eux, les maîtres de la Loi, il travaille en réalité contre
Dieu. Dans ces conditions, il a forcément partie liée avec l'ennemi de Dieu. Il
est inspiré et possédé par Satan".
C'est comme cela qu'ils
raisonnent. Je pense que, sans aller jusque-là, nous commettons souvent le même
genre d'erreur en prononçant, nous aussi, des jugements absolus, alors que nous
n'exprimons en fait qu'une simple opinion personnelle. Nous disons : « C'est beau », ou « C'est scandaleux », « C'est un chic type » ou au contraire « C'est une canaille ». Chacun estime que ce qu'il pense, c'est ça
la vérité. Nous parlons ainsi comme si nous étions Dieu. Si nous étions
conscients que nous ne sommes que des humains, nous dirions plus modestement : « Je trouve que c'est beau », ou
« Je considère que ce
type est une canaille - mais ce n'est jamais là que ma propre opinion ».
Ce qui est frappant dans
l'attitude de Jésus, c'est que non seulement il ne prononce pas ce genre de
phrases péremptoires, comme « Il a perdu
la tête » ou
« Il est possédé par Béelzéboul », mais il accepte de discuter avec
les gens qui pratiquent ce langage.
Seulement il n'entre pas dans
leur jeu. Il ne dit pas : « Ce que vous
prétendez ne tient pas debout. » Au contraire, il aide ses interlocuteurs à
trouver eux-mêmes que leur accusation est absurde. Il utilise pour cela des
images évidentes comme celle-ci : si un royaume est déchiré par la guerre
civile, si une famille se déchire dans une lutte intestine, ce royaume ou cette
famille ne parviendra qu'à s'autodétruire, et n'a donc aucune chance de
survivre.
Et Jésus ajoute avec un humour
d'une si grande finesse qu'il n'est pas certain que ses interlocuteurs l'aient
perçu : "puisque Satan (en ma personne, selon vous) s'est dressé contre
lui-même (en chassant les démons qui asservissent les humains), alors c'en est
fini de lui. Sous-entendu : vous devriez donc être tranquillisés à ce sujet ;
le règne de Satan vient donc de recevoir un coup fatal. Pourquoi vous
inquiéter ?"
En fait, Jésus se compare à un
voleur qui veut s'emparer des biens d'un homme solidement pourvu des moyens de
se défendre. La seule façon d'y parvenir, c'est de neutraliser cet homme fort.
C'est ce que fait Jésus en chassant les démons : c'est comme cela qu'il
commence à neutraliser l'homme fort qu'il veut dépouiller, au nom de Dieu, de
tout ce que celui-ci détient indûment. C'est finalement bien lui, Jésus, et non
les maîtres de la Loi, qui s'attaque au pouvoir de l'adversaire de Dieu. C'est
finalememt bien lui qui fait le travail
de Dieu, et non pas les détenteurs du pouvoir religieux. C'est à travers lui
que l'Esprit de Dieu est à l'œuvre.
Il y a là quelque chose qui devrait
être évident, en tout cas pour tous ceux qui ne sont pas prisonniers de leurs
dogmes, de leurs formules, de leur morale, de leurs préjugés, ou des avantages
que leur procure leur situation.
[Mais] pourquoi les maîtres de la
Loi restent-ils aveugles à cette évidence ? Sans doute parce qu'ils sont
prisonniers de la Loi. Ils ne se rendent pas compte que Dieu n'est pas un Dieu
figé dans le passé, mais le Dieu du présent et de l’avenir, le Dieu de la vie,
du renouveau, de l'espérance.
Seulement face à la nouveauté que
Jésus propose en annonçant que le Règne de Dieu est devenu
tout proche, face
à son appel à changer de mentalité et de comportement [cf. Mc 1,15],
ces gens se sentent menacés. C'est eux, estiment-ils, qui détiennent le
monopole des choses de Dieu. Jésus leur apparaît alors comme celui qui conteste
leur monopole. Pour eux le message et l'action de Jésus ne peuvent donc être
que diaboliques.
Ces gens se situent ainsi
délibérément hors du Règne de Dieu que Jésus annonce et apporte. Prétendant
détenir eux-mêmes la clé du salut, qu'ils réservent d'ailleurs à un petit
nombre, ils refusent le salut que Jésus offre à tous. Ils refusent de
reconnaître en lui celui par qui l'Esprit de Dieu est à l'œuvre sous leurs
yeux. Ils choisissent donc de rester à la porte du Règne de Dieu, là où précisément
le pardon n'existe pas. C'est cela, me semble-t-il, « le péché contre le
Saint-Esprit » [v.29], le péché qui ne peut pas rencontrer le pardon,
parce que ceux qui en sont responsables restent délibérément hors du monde où
règne ce pardon.
Une question se pose alors à nous [aujourd’hui encore] :
est-ce que, mieux que ces gens, nous sommes disponibles à la nouveauté du
message de Jésus ? Ou au contraire, est-ce que notre situation, nos convictions
ou même ce qu'on pourrait appeler notre idéologie chrétienne, nous empêchent
de reconnaître que le monde nouveau de Dieu est là, et de répondre à l'appel de
Jésus qui nous invite à y entrer ?
Là où ce monde nouveau est présent, tout est différent. On
le voit bien à la fin du récit. Dans la cour de la maison de Simon, Jésus est
entouré de gens qui se sont assis en cercle autour de lui pour l'écouter. Ce
sont eux qui le préviennent que sa mère, ses frères et sœurs se tiennent dehors
et le réclament. C'est alors qu'il a cette phrase, à la fois très dure pour ses
proches et très révélatrice du monde nouveau qu'il annonce et qu'il apporte : «
Qui sont ma mère et mes frères ? Quiconque fait
la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (v.35).
Vous l'avez peut-être remarqué :
Jésus, contrairement aux maîtres de la Loi, ne parle pas de ceux qui obéissent
à la Loi, mais de celles et ceux qui font la
volonté de Dieu. Il
y a là plus
qu'une simple nuance !
Dans le monde nouveau de Dieu, où
sont entrés avec Jésus celles et ceux qui font
la volonté de Dieu, les
liens humains sont encore plus forts que ceux qui unissent les membres d'une
même famille, plus forts que les liens du sang. Et on peut ajouter : plus
forts que la mort, car ces liens passent par Jésus, qui a reconnu en celui-ci
ou celle-là un frère, une sœur, une mère pour lui.
À
vrai dire, ceux qui
sont assis en cercle autour de Jésus, nous ne les avons pas encore vus à
proprement parler faire la volonté de Dieu. Nous les avons seulement vus en
train d' « écouter Jésus ». Pour faire la volonté de Dieu, il faut
évidemment commencer par écouter Jésus. Davantage : l'écouter, c'est déjà
commencer à faire la volonté de Dieu ».
Amen.
[1] Cf. Jean-Marc Babut, Actualité de Marc, Cerf, p.57-62.
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