dimanche 24 décembre 2023

Conte de Noël de André Trocmé

Conte de Noël de André Trocmé – modifié par la pastorale de l’EPU de Bordeaux 

24/12/2023 - Veillée de Noël au temple du Hâ - Bordeaux 


Personnages :

Narrateur

La vielle femme 

Joseph

Marie 

Boucher 

Tisserand 

Usurier 

Rabbi 


Il y avait, au temps d'Archélaüs, roi de Judée et de Samarie, un bourg des Samaritains. 

Ce bourg était bien le plus inhospitalier des bourgs samaritains : triste, noirâtre, bâti de pierres volcaniques, il gardait l'entrée d’une vallée. 

Les voyageurs étrangers qui se rendaient de Judée en Galilée devaient obligatoirement passer par là et s'acquitter d'un lourd droit de péage. 


En traversant le village, ils hâtaient le pas pour éviter les injures des passants et les cailloux des gamins. 

Ils s'arrangeaient, d'ailleurs, pour faire l'étape en plein jour, car les habitants, dès que le soir tombait, barricadaient les portes de leur ville et livraient les étrangers aux terreurs d'une campagne désolée, parcourue de chacals. 


Seule, dans une fermée délabrée, à quelque distance du bourg, habitait une vieille femme, pauvre et méchante. 

Elle détestait les hommes, parce que son mari défunt, jadis, l'avait battue. 

Elle détestait les femmes qui s'étaient montrées envers elle médisantes et envieuses. 

Elle détestait les enfants parce qu'elle n'en avait pas eu. 

Il ne lui restait pour vivre qu’une chèvre, une cape de laine, un fromage et un morceau de pain. 


Or, un soir, un homme et une femme, ayant trouvé fermées les portes de la ville, frappèrent chez notre vieille femme. 

Ils étaient visiblement très fatigués. 

C'était des étrangers, des Juifs, qui voyageaient de Jérusalem à Nazareth. (= correction Andreas)


  • Que me voulez-vous ? demanda-t-elle d'un ton revêche. 


  • Ayez pitié de nous, dit l'homme, avec le regard inquiet des gens traqués. 

La police d'Archélaüs nous recherche. Le roi Hérode, son père, a déjà voulu tuer notre enfant à Bethléem. 

Nous avons fui en Égypte. Ayant appris là-bas la mort d'Hérode, nous avons pris le chemin du retour, mais Archélaüs est encore plus cruel que son père ; il vient de massacrer trois mille personnes à Jérusalem et ses gens ont failli nous arrêter à Bethléem. 

Nous voulons quitter ce royaume maudit et rejoindre la Galilée. 


La vieille femme, par la porte entrouverte, regardait méchamment les voyageurs. 

Elle haïssait les gens de Judée et de Galilée, car elle était Samaritaine. 


  • Passez votre chemin, dit-elle, je ne veux rien avoir affaire avec vous !

Si la police vous recherche, c'est sûrement que vous avez commis quelque crime. 

Je n'aime pas me brouiller avec les fonctionnaires du Roi… 


  • Ayez pitié de nous ! cria la voyageuse, nous (nous) sommes égarés, j'ai peur, je suis lasse. 


La vieille femme se mit à ricaner : 


  • Et pour qui me prenez-vous donc ? Une millionnaire peut-être ? 

Je suis certainement plus pauvre que vous ! Personne ne vient à mon secours. 

Une maison croulante pour m'abriter, une chèvre qui me donne un peu de lait : voilà tout mon bien, et vous voulez encore que je partage avec vous ! 


Tout en parlant, elle refermait déjà la porte. 

Mais à ce moment, la voyageuse entrouvrit son vêtement et la vieille aperçut, dans le creux de son bras, un petit enfant qui dormait paisiblement. 

Il y eut un silence presque surnaturel. 

Puis brusquement la vieille femme ouvrit la porte : 


  • Entrez ! gronda-t-elle. 


L'homme, au coin du feu, recommença ses plaintes :


  • J'ai faim, dit-il, nous avons eu si peur que nous n'avons pas pris le temps de manger. 


La vieille femme se leva, saisit dans le placard le fromage et le pain : 


  • Tout ce qui me reste, siffla-t-elle en les jetant sur la table. 


L’homme s’en empara et les partagea avec sa femme. 

Alors, à son tour, la voyageuse se plaignit ; elle frissonnait comme quelqu'un qui a la fièvre. 


  • J'ai froid, gémit-elle.


Sans un mot, la vieille femme décrocha sa lourde cape de laine et la posa sur les épaules de la jeune femme. 

La voyageuse, d'un sourire, accepta ce cadeau, comme une reine reçoit un hommage. 


Et ce fut le tour du bébé, caché dans le giron de sa mère, qui se mit à pleurer.


  • Il a soif, murmura la voyageuse. 


Toujours mue par la même contrainte invisible, la vieille femme s'agenouilla dans le coin le plus sombre de la pièce et se mit à traire la chèvre. 


  • Quelle chance de posséder une chèvre ! gémit la voyageuse. Je n'ai plus de lait pour mon petit. 

Ah ! si je pouvais en acheter une, mais nous sommes trop pauvres pour le faire. 


Furieuse, la vieille s'était redressée. Dans sa main, l'écuelle pleine de lait tremblait : 


  • C'est cela, cria-t-elle, vous m'avez pris ma nourriture, vous m'avez pris mon manteau et maintenant vous voulez encore ma chèvre ! 

Étrangers impudents et envahisseurs, prenez ma maison, pendant que vous y êtes et chassez-moi ! 


Mais la voyageuse, sans un mot, découvrit l'enfant pour lui donner à boire. 

Le bébé apparut consolé, souriant aux flammes. 

La vieille femme le contempla : 


  • Prenez ma chèvre, soupira-t-elle, elle sera pour lui. 


Lorsque, le lendemain, les deux étrangers se mirent en route avec le manteau et la chèvre, ils ne savaient comment dire merci ! 


La vieille femme les regarda partir et se coucha sur son lit pour mourir. 

Malgré tout, elle n'avait jamais été si heureuse. 

Elle éprouvait l'allégresse de ceux qui ont tout donné et qui se sentent merveilleusement libres à l'égard des biens. 


L'homme et la femme, eux aussi, souriaient joyeusement au matin, tandis qu'ils se mettaient à traverser le village. 

Ils s'acquittèrent du droit de passage. 

Tout semblait se passer heureusement pour eux, lorsqu'un gros homme les arrêta d'un cri : c'était le boucher du village. 


  • Hé là, dit-il. Quelle est cette bête que vous emmenez ? 

Je la reconnais, c'est moi qui l'ai vendue ! 


  • On nous l'a donnée, répondit l'étranger. 


  • On vous l'a donnée ! dit le boucher en enflant sa voix. Quelle invention ! 

Cette bête appartient à la plus pauvre femme du village. 

Voleurs, canailles, bande de rapaces, qui prenez toujours ce qui ne vous appartient pas ! 


De l'attroupement qui se formait, une autre voix s'éleva, celle d'un homme long et maigre, le tisserand du village :


  • Et ce manteau, vous l'avez volé également ! C'est celui de la vieille femme. 

Je le reconnais, c'est moi qui l'ai tissé et qui le lui ai vendu.


  • Vous auriez pris la maison que je lui ai louée, si vous aviez pu, siffla un petit homme voûté, l'usurier et le propriétaire de presque toutes les maisons du village. 


  • Que devons-nous faire de ces gens-là ? Rabbi, interrogea-t-il, en se tournant vers un important personnage, vêtu de blanc. 


  • Qu'ils soient lapidés, ordonna ce dernier. 


Et la foule, déjà, se baissait pour ramasser des cailloux. 


Alors la voyageuse étrangère entrouvrit son manteau et montra l'enfant assoupi dans ses bras. 

Il était si beau, si paisible, il dormait si profondément au milieu du tumulte, que les Samaritains, stupéfaits, reculèrent. 

Leurs figures grimaçantes ébauchèrent un sourire. 

Leurs mains détendues abandonnèrent les cailloux. 


  • Laissez-les aller, dit le Rabbi. 


La nuit qui suivit ces événements fut, pour plusieurs habitants du bourg des Samaritains, une nuit sans sommeil. 


Le boucher ne pouvait détacher sa pensée de la pauvre vieille femme, privée désormais de son unique chèvre. 

Chose curieuse, en pensant aux deux étrangers qui l'avaient dépouillée, il n'éprouvait aucune colère. 

C'est lui qui se sentait coupable. Il voyait, en pensée, les centaines de bêtes qui lui appartenaient et se sentait responsable du préjudice causé à la vieille femme. 


Le tisserand songeait au manteau de la vieille et aux dizaines de manteaux qu'il entassait dans ses coffres. 

Il éprouvait également une espèce de remords. 


L'usurier se retournait sur sa couche et avait honte du toit percé dont il avait osé réclamer un loyer. 


Quant au Rabbi, qui s'était cru en règle avec Dieu, parce qu'il payait scrupuleusement la dîme de tous ses revenus, il souffrait moralement, en pensant aux fromages et aux fûts pleins de farine qui s'alignaient dans sa cave. 


Le matin, ces quatre hommes, comme s'ils s'étaient concertés se retrouvèrent devant la porte de la vieille femme. Celle-ci, très affaiblie par son jeûne de la veille, leur répondit à peine. 


  • Femme, lui dit le boucher, voici deux belles chèvres de mon troupeau, pour remplacer celle que l'on vous a volée. 


  • Voici deux beaux manteaux, dit le tisserand, pour vous couvrir, à la place de celui qu'on vous a pris.


  • On ne m'a rien pris, dit la vieille femme aux hommes étonnés, c'est moi qui ai tout donné, le fromage et le pain aussi. 

Je vais mourir et je suis heureuse. 


  • Vous ne mourrez point, répliqua le Rabbi, car voici deux fromages et deux cruches pleines de farine. Et quand vous n'en aurez plus, je vous en apporterai d'autres. 


  • Vous n'aurez pas la peine de venir jusqu'ici, Rabbi, interrompit l'usurier. Cette maison est trop loin du bourg et trop délabrée. Dès aujourd'hui, j'installe gratuitement cette femme dans un autre bâtiment, au fond de mon jardin.


Aussitôt que la femme en eut franchi les portes de cette nouvelle demeure, tout changea dans le bourg des Samaritains. 

Elle apportait avec elle une liberté à l'égard des biens de ce monde, une générosité qui se communiqua à toute la population. 

Les habitants qui s'étaient montrés si âpres au gain, apprirent à s'entraider et, par plaisir, à se faire des cadeaux. 


Le Conseil des Anciens décida de ne plus fermer, le soir, les portes du village. 

Il supprima le bureau de péage de fit ouvrir, au contraire, une auberge, où tous les voyageurs furent hébergés gratuitement. 


Le village, blanchi à la chaux, acquit bien vite la réputation d'être le plus hospitalier de toute la Samarie. 


La légende raconte même – mais je n'ai pas pu le vérifier – qu'il naquit cette année-là, au bourg des Samaritains, un petit enfant, qui devint, plus tard, le Bon Samaritain. 




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